Mémoires du sous-sol
Luigi Alcide FUSANI
Librement inspiré du roman éponyme de Fedör Dostoïevski

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I
Je… suis un homme malade…Pire, je suis un homme méchant …
mais non…, je suis seulement un homme désagréable. Je crois que j'ai mal au
foie… même précisément, si je ne sais pas de quoi je souffre. Je ne me soigne
pas et je ne me suis jamais soigné… je ne veux pas me soigner, je ne veux pas
me soigner, par méchanceté… Il est probable que vous ne compreniez pas cela…
moi au contraire, je le comprends… je
sais mieux que quiconque que je fais du mal, uniquement à moi-même.
Cependant, je ne me soigne pas... je ne me soigne pas par méchanceté.
Vous croyez que je veuille vous faire rire ? Vous vous
trompez !
Je ne suis pas du tout l'homme allègre, que vous
imaginez, sans doute !
Ca fait un bon bout de temps que je vis ainsi. Avant je
travaillais, j'étais un employé. J'étais un mauvais employé. J'étais un malotru
et j'aimais ça... à vrai dire, je ne touchais pas de pots-de-vin… Méchante
boutade… je l'ai faite en pensant qu'elle aurait été très subtile… mais maintenant,
je me rends compte que je voulais seulement parader d'une façon écœurante…
Pensez, lorsque des postulants s'approchaient de mon
bureau, je grinçais des dents… j'étais heureux, chaque fois que je réussissais
à faire de la peine à quelqu'un… Mais le drame, c'est qu'à tout moment, même au
comble de la colère la plus noire… je me rendais compte que je n'étais pas un
homme méchant… non je ne faisais seulement peur qu'aux moineaux…inutilement.
Non, je n'étais pas un mauvais employé! Je faisais
seulement des caprices…, en réalité, je n'ai jamais réussi à devenir méchant.
Je n'ai jamais réussi à devenir quoi que ce soit, ni méchant ni bon, ni voleur
ni honnête, ni héros ni insecte…et maintenant… maintenant que je suis là, dans
mon coin…, je me console en pensant… que "l'homme intelligent" ne
peut absolument rien devenir… et que seul l'idiot peut devenir quelqu'un.
Et oui! "L'homme intelligent de notre siècle",
est moralement obligé… il doit être une créature, privée de caractère. Tandis
que l'homme de caractère, l'homme d'action doit être une créature
"limitée".
Aujourd'hui j'ai quarante ans… et quarante ans c'est
toute une vie. Vivre plus de quarante ans est vulgaire…, c'est immoral! Qui vit
plus de quarante ans ? Je vais vous le dire moi, qui ai dépassé la quarantaine:
les idiots et les salauds.
J'étais un employé au bas de l'échelle, je travaillais
pour gagner de quoi manger… et l'an dernier, lorsqu'un parent m'a laissé six
mille roubles dans son testament…, j'ai tout de suite démissionné et je me suis
installé dans mon coin… ma chambre est misérable, laide… j'habite en
périphérie… le climat de Saint Petersbourg est mauvais pour ma santé et ça me
coûte trop cher, vu mes maigres moyens, de vivre à Saint-Pétersbourg. Mais je
resterai là, je ne m'en irai pas… non… non… je ne m'en irai pas… je ne m'en irai
pas… parce que… parce que… parce que je ne m'en vais pas!
J'ai un énorme amour-propre. Je suis soupçonneux,
susceptible, mais il est des moments où, si je devais recevoir une gifle, j'en
serais peut-être même content.
De toute façon le premier coupable de tout, c'est
toujours moi, coupable sans faute, mieux: coupable selon les lois de la nature…
je suis coupable parce que je suis plus intelligent que tous ceux qui
m'entourent. Parce que, "l'homme conscient", se sent parfois
tellement inférieur à "l'homme normal", qui dans son for intérieur,
se considère un rat et non pas un homme. Et donc coupable! Et pendant toute sa
vie, il se souviendra de sa honte dans le moindre détail, en y ajoutant chaque
fois, des détails encore plus honteux, il inventera des tas d'histoires, au
prétexte que celles-là aussi auraient pu arriver: ici se situe un plaisir si
subtil, échappant tellement à la conscience, que les hommes aux nerfs solides
n'y comprendront absolument rien.
Mes plaisanteries sont de mauvais goût, incohérentes, peu
convaincantes. Mais, c'est parce que je ne me respecte pas moi-même. Un homme
conscient, peut-il avoir le moindre respect de lui-même? En aucun cas!
Messieurs, je me considère sans doute comme un homme intelligent,
seulement parce que, toute ma vie, je n'ai pu rien commencer ni rien conclure… D'accord,…
d'accord…, je suis un bavard, je suis un bavard ennuyeux et inoffensif, comme
tout le monde. Mais que peut-on y faire, si aujourd'hui l'unique destin d'une
personne intelligente est de bavarder ?
II
Ecoutez. J'avais vingt-quatre ans, déjà à l'époque, ma
vie était désordonnée. Au travail, je veillais à ne faire attention à personne
mais je me rendais bien compte que mes collègues me considéraient comme un original.
J'avais toujours l'impression qu'ils me regardaient avec une certaine aversion…
Pourquoi personne, à part moi, n'avait l'impression d'être regardé avec dégoût
? L'un des employés de la chancellerie avait un visage répugnant. Avec un
visage aussi hideux, je n'aurais même pas eu le courage de lever les yeux. Un
autre avait un uniforme tellement usé que déjà à son approche, on sentait de
mauvaises odeurs. Et pourtant personne ne paraissait embarrassé. Ni l'un ni
l'autre ne considéraient être regardés avec dégoût et même s'ils l'avaient
imaginé, ils s'en seraient moqués, dès l'instant que cela ne venait pas de
leurs supérieurs.
Je haïssais mon visage, j'allais jusqu'à soupçonner qu'il
avait une expression vile et chaque jour, en me présentant à mon travail, je
m'efforçais de prendre l'air le plus indépendant possible. "Que la figure
soit vilaine, pourvu qu'elle paraisse noble, expressive et surtout extrêmement
intelligente".
Je haïssais les employés de notre chancellerie, et je les
méprisais tous mais, en même temps, je les craignais. Mais que je les méprise
ou que je les juge supérieurs à moi, je baissais les yeux devant tous ceux que
je rencontrais. J'allais même jusqu'à faire quelques expériences: aurai-je été
capable de soutenir le regard qu'untel aurait porté sur moi ? Je baissais les
yeux, toujours le premier.
J'étais un couard et un escalve.je le dis sans aucune
gêne. Tout homme de bien à notre époque, doit être un couard et un esclave.
La plupart du temps, j'ai toujours été seul. Chez moi, plus
que toute autre occupation, je lisais. La lecture m'aidait beaucoup; je
m'émouvais et je me tourmentais. Je n'avais pas d'autres ressources que la
lecture; je veux dire, dans mon environnement… il n'y avait rien que je puisse respecter
et par quoi j'eus pu me sentir réellement attiré.
L'angoisse me rongeait, une anxiété hystérique me
prenait… et alors je m'adonnais au "libertinage"… mais mon
libertinage était solitaire, craintif, plein de honte… Je fréquentais des lieux
assez mal famés…
Un jour, passant devant une gargote, je vis par la
fenêtre éclairée, des hommes qui se battaient autour d'un billard et, à tout
d'un coup, ils firent passer l'un d'entre eux par la fenêtre. Une autre fois,
j'aurais été dégoûté mais à ce moment-là, comme ça, à l'improviste, j'enviai
cet individu, et je l'enviai tellement, que j'entrai dans la gargote en
pensant: "peut-être que je me battrai moi aussi et, peut-être qu'ils me
défenestreront moi aussi".
Il y avait là un officier: j'étais près du billard et, j'empêchais
le passage par mégarde, plus que pour tout autre raison, et ce type devait
passer; il me prit par les épaules en silence, sans me prévenir et sans donner
d'explication, il me déplaça de l'endroit où je me trouvais vers un autre, et
puis, il passa comme s'il ne m'avait même pas remarqué.
Il faisait environ un mètre quatre-vingt-dix. J'aurais pu
pardonner des coups mais je ne pouvais pardonner d'avoir été déplacé et ignoré.
J'étais traité comme une mouche! Que n'aurai-je donné
pour une vraie bagarre. La bagarre du reste, ne dépendait que de moi: il
suffisait de protester un peu et, certainement qu'ils m'auraient passé par la
fenêtre.
Je n'eus certes pas peur par lâcheté mais, par vanité.
J'avais eu peur, non pas du mètre quatre-vingt-dix ou du fait qu'on m'aurait
tabassé allègrement, non… j'aurais eu assez de courage physique mais la force
d'âme ne suffisait pas. J'avais eu peur du fait que tous les présents, là
autour, du marqueur de points au dernier des lèche-culs, n'auraient pas
compris. Ils se seraient seulement tordus de rire et l'officier ne m'aurait pas
simplement malmené mais il m'aurait frappé à coups de genoux en me faisant
tourner autour du billard et, seulement après, il se serait sans doute apitoyé
et il m'aurait passé par la fenêtre.
Cette histoire ne pouvait pas finir ainsi. Après cette
soirée, je rencontrai souvent cet officier dans la rue et je l'observai
attentivement. Et cela dura ainsi plusieurs années. Bien plus ma colère, grandissait
avec les années!
Un matin, j'eus l'idée de parler de cet officier dans une
lettre le dénonçant, un pamphlet.
Je le démasquai: je maquillai son nom mais de façon que
chacun puisse le reconnaître de suite, puis j'envoyai le manuscrit à une revue
de Saint-Pétersbourg. Mais à cette époque on ne consommait pas encore de
littérature satirique et mon récit ne fut pas publié. J'étais furieux. La
colère m'étouffait. Alors, je décidai de provoquer mon "ami" en duel.
Je lui écrivis une lettre très élégante, le suppliant de s'excuser et, en cas
de refus, je faisais fortement allusion au duel. La lettre était écrite de
telle façon que si l'officier avait eu la moindre idée de ce qu'est une chose élevée,
il aurait certainement couru chez moi pour m'offrir son amitié.
Cela aurait été beau! Quelle vie aurions-nous menée! Lui,
m'aurait défendu avec sa prestance, moi je l'aurais anobli avec ma culture,
avec… mes idées! Mais grâce à Dieu, je n'ai jamais expédié cette lettre.
Les jours de fête, après-midi, je me promenais souvent
sur la perspective Nevski, lui aussi, y allait. Il s'écartait devant les
généraux et les hauts fonctionnaires mais les gens comme nous, il les écrasait
simplement. Il allait directement à leur encontre comme si devant lui, il y
avait eu un espace vide.
J'étais furieux, je le regardai et chaque fois, je
m'écartais pour le laisser passer. Etait-ce possible, que même dans la rue, je
ne pouvais pas être son égal ? "Pourquoi t'écartes-tu toujours le premier
?" Aucune loi ne le prescrit. Ca n'est écrit nulle part!
Tout d'un coup il me vint une idée surprenante. "Et
si, pour une fois, je ne me déplaçais pas ? Si je ne me déplaçais pas, exprès ?
Même au risque de le bousculer ? C'était une idée extrêmement hardie. Je
continuai d'y penser, l'allais exprès sur la perspective Nevski pour imaginer exactement
comment j'aurai agi au moment opportun.
Je ne me serais pas déplacé: nous nous serions heurtés...
pas de façon à se faire très mal... comme ça, épaule contre épaule. Les
préparatifs demandèrent beaucoup de temps.il fallait s'occuper de l'habit.
"Au cas où un esclandre public aurait du se produire, il fallait être bien
habillé, la chose fait impression et d'une certaine façon cela nous mettra à
égalité, aux yeux de la société". Je demandai une avance sur mon salaire
et je fis l'acquisition de gants noirs et d'un chapeau convenable. J'avais
préparé une chemise avec des boutons de manchette blancs mais ce qui me prit le
plus de temps, ce fut le manteau. En réalité, mon manteau était tout autre que
méchant, il tenait chaud et était fourré d'ouate mais le col était en raton
laveur. Il fallait à tout prix changer le col et en faire poser un en ragondin,
du genre de celui des officiers. Je commençai à chercher et je trouvai un
ragondin allemand bon marché. Ces ragondins allemands s'usent très vite mais
tout de suite après leur achat, ils ont un aspect plus que convenable; et de
toute façon, il ne devait me servir qu'une seule fois.
Ca coûtait cher: je me décidai à demander un prêt à Anton
Setockin, mon chef de bureau, un homme sérieux qui ne prêtait de l'argent à
personne. Ce fut horrible. J'avais honte de demander un prêt d'argent. Anton
Setockin s'en étonna, puis il réfléchit et il m'accorda ce prêt (mais il me fit
signer un reçu). Finalement, tout était prêt.
Je fis quelques tentatives mais j'avoue que bien vite, je
commençai à désespérer: il n'y avait pas moyen se rencontrer. Lorsque je
m'approchai de lui, je récitai même des prières, pour que Dieu me donne la
force. Au moment où il semblait que nous allions nous heurter, je me rendais
compte que je lui avais cédé le pas à nouveau et lui était passé sans me
remarquer.
Puis, par chance, cela se résolut mieux que l'on ne
pouvait l'espérer.
J'avais désormais décidé de tout laisser tomber, je
sortis donc pour la dernière fois sur la prospective Nevski. Tout d'un coup, à
trois pas de mon ennemi, je me décidai, je fermai les yeux et…nous nous
rencontrâmes en plein, épaule, contre épaule! Je ne cédai pas un pouce et je
poursuivis mon chemin…exactement au même niveau que lui.
Il ne se retourna
même pas, il feignit de ne s'en être pas aperçu; mais il fit seulement
semblant, j'en suis absolument convaincu. J'avais atteint mon but, j'avais
affirmé ma dignité, je n'avais pas cédé le pas et je m'étais publiquement placé
au même niveau que lui.
Lorsque je rentrai chez moi, j'étais complètement vengé
de tout. L'officier fut ensuite transféré: cela fait maintenant quatorze ans
que je ne le vois pas. Qui sait ce qu'il fait aujourd'hui ? Et qui opprime-t-il
aujourd'hui, de sa superbe ?
III
Je ressentais parfois une terrible nausée. Mais j'avais
une échappatoire: les rêves. J'étais exaspéré: je rêvais parfois, des mois
d'affilée. Tout d'un coup je devenais un héros. C'étaient des moments d'une
telle griserie, d'un tel bonheur. A ces moments-là, je croyais aveuglément que
par quelque miracle, tout s'éclairerait, tout d'un coup, la destinée d'une
activité digne, humanitaire, merveilleuse me serait apparue, et voilà: je me
présente au monde, couronné de lauriers, chevauchant un blanc destrier.
Je triomphe de tous, tous sont anéantis, et contraints à
reconnaitre la moindre de mes perfections et moi, je les pardonne tous. Je suis
amoureux, je suis un immense poète, je gagne des millions et des millions, et
je les sacrifie de suite pour le genre humain mais, au même moment, je confesse
devant tout le peuple mes infamies, qui ne sont pas simplement des infamies
mais qui renferment en soi, tant de sublime et d'élévation. Tout le monde
pleure et m'embrasse, et moi, pieds-nus et affamé, je vais prêcher les idées
neuves et je défais les réactionnaires à Austerlitz, puis je proclame une
amnistie, et je pars de Rome, avec le Pape, pour le Brésil, puis un bal, un bal
à la Villa Borghèse, sur le lac de Côme, à travers toute l'Italie! Et puis, et
puis… et puis… quelle honte! Quelle honte…
Parfois j'éprouvais le besoin d'aller voir mon chef de
bureau, Anton Setockin: il a été ma seule connaissance constante dans toute ma
vie. Il fallait se présenter le mardi: habituellement il était assis dans son
bureau, en compagnie de quelque fonctionnaire. Je n'y ai jamais vu plus de deux
ou trois invités, toujours les mêmes. Ils parlaient des taxes, de la paie, de
son excellence, et ainsi de suite. Moi, je restais patiemment assis, près de
ces gens, comme un imbécile, même pendant quatre heures d'affilée, sans oser engager
quelque conversation que ce soit avec eux. Parfois, je me mettais à transpirer,
je sentais la paralysie me prendre. Et lorsque je rentrais chez moi, je
perdais, pour un long moment, le désir d'embrasser toute l'humanité.
Mais j'avais une autre connaissance: Simonov, un ex-camarade
de classe. J'avais beaucoup de camarades de classe à Saint-Pétersbourg, mais je
ne les fréquentais pas, j'avais même cessé de les saluer dans la rue. Je
voulais couper net avec mon enfance.
Maudites soient cette école et ces années de galère.
Simonov ne se distinguait pas particulièrement, c'était
un garçon tranquille. Et je pense qu'il n'était pas non plus très borné. Et
ainsi, un jeudi, ne résistant pas à ma solitude, je me souvins de lui et
j'allais le trouver: une année s'était écoulée, depuis la dernière fois que je
l'avais vu.
IV
Je trouvai chez lui deux autres camarades: ils
discutaient. Aucun d'entre eux ne me prêta attention. Ils devaient me mépriser
pour le peu de relief de ma carrière; j'étais mal habillé et cela était pour
eux, le signe de mon peu de valeur. Simonov
alla même jusqu'à s'étonner de ma venue. Je m'assis avec une certaine
angoisse et je me mis à écouter.
C'était une discussion très sérieuse: un repas d'adieu:
Zverkov, un de leurs amis, qui était officier, partait pour un gouvernorat lointain.
Zverkov avait été aussi l'un de mes camarades de classe. J'avais commencé à le
haïr à partir des classes supérieures. Au début il était seulement un petit
garçon charmant, vif, bien aimé de tous. En classe il travaillait vraiment mal
mais il bénéficiait de protections…
Lors de la dernière année de scolarité, il avait hérité
et comme nous autres, ses camarades de classe, étions presque tous pauvres, il
avait commencé à fanfaronner avec nous.
Je me rappelle même qu'une fois je m'étais disputé avec
lui, parce que plaisantant avec les copains, à propos de ses futurs exploits de
séducteur, il avait déclaré à un moment, qu'il n'aurait pas laissé échapper la
moindre fille de son village, que c'était son
droit de seigneur et que si les paysans avaient osé protester, il les
aurait tous fouettés et il aurait remis le couvert pour toutes ces canailles.
Tous applaudirent. Moi j'engageais la querelle.
J'eus le dessus, mais Zverkov était gai et audacieux, il
s'en tira donc par une pirouette. La scolarité finie, j'entendis parler de ses
succès de lieutenant, de ses frasques, de sa carrière. Je me rappelle l'avoir
vu une fois au théâtre, il faisait la cour aux filles d'un général. En peu de
temps il paraissait avoir enflé, il avait commencé à grossir. Et c'est donc en
l'honneur de ce même Zverkov, qui s'en allait enfin, que nos amis, voulaient
organiser un repas.
L'un d'entre eux dit: "Bon, en mettant sept roubles
chacun, nous sommes trois, vingt et un billets, on peut faire un bon
repas".
"Qu'est-ce que ça veut dire vingt et un ? Si on
ajoute ma part, ça ne fait pas vingt et un mais vingt-huit roubles".
Je pensais que ma proposition soudaine, aurait été très
appréciée, qu'ils m'auraient regardé avec respect, sympathie; au contraire,
Simonov dit sans même me regarder: "pourquoi ? Vous voulez venir vous
aussi ?"
"Et pourquoi pas ? Jusqu'à preuve du contraire, je suis
un camarade moi aussi, et à ce propos, je regrette que vous ayez tout organisé
sans moi".
Ils me répondirent que je n'avais jamais été d'accord
avec Zverkov et qu'enfin, si j'y tenais tellement, je n'avais qu'à venir.
"Qu'est-ce qu'il m'avait pris d'aller me fourrer
dans cette galère! Et pour un salaud pareil, pour ce porc de Zverkov! Je ne
devais pas y aller…"
Mais je savais que j'y serais allé et plus cela aurait
paru inconvenant, plus je me serais empressé d'y aller.
Cette nuit-là, je fis des rêves horribles. Toute la soirée, j'avais été oppressé par mes
souvenirs. De lointains parents m'avaient mis dans cette école. J'étais un
pauvre orphelin, j'étais toujours silencieux, mes camarades se moquaient de
moi.
Et je commençai tout de suite à les détester. Je
m'appliquais beaucoup à mes études et je gagnai très vite une place dans les
tous premiers. Les railleries cessèrent mais l'antipathie demeura.
Je ne devais pas aller à ce dîner. Mais c'était justement
la chose la plus irréalisable. Autrement, je me serais ensuite moi-même moqué
de moi, toute ma vie: "Alors, tu as eu peur de la réalité, hein?!"
Je voulais démontrer que je n'étais pas du tout ce lâche
que je croyais être. Je rêvais de les conquérir, de les fasciner, de les
contraindre à m'aimer pour mes "idées", et pour mon incontestable finesse. Je rêvais qu'ils
auraient abandonné Zverkov, qu'il serait resté assis dans un coin, silencieux
et honteux. Puis, peut-être, je me serais réconcilié avec lui et j'aurais bu
avec lui à notre santé.
Le lendemain, je louai une voiture de luxe (un demi-rouble!)
et j'arrivai à l'Hôtel de Paris comme un vrai monsieur.
V
Il n'y avait personne, j'eus même du mal à trouver notre petite
salle. La table n'était pas encore mise. Le dîner avait été prévu à six heures
et non pas à cinq… S'ils avaient modifié l'horaire, ils auraient du m'en
avertir !
Je dus attendre toute une heure, c'était une situation
très embarrassante mais, lorsque finalement je les vis arriver, je poussai un
soupir de soulagement oubliant même, que j'aurais du prendre un air offensé.
Eux riaient mais en me voyant, ils se donnèrent une
contenance. Zverkov s'avança lentement et me tendit la main avec prudence.
"J'ai été surpris d'apprendre votre envie d'être des
nôtres. Comment est-ce possible que nous ne nous soyons jamais rencontrés ?
Vous nous évitez. C'est pas bien."
Je n'eus même pas le temps de répondre, qu'ils étaient
déjà assis. Je m'assis donc, moi aussi.
Zverkov continuait de s'occuper de moi. "Dites… vous
travaillez dans un département ?"
C'était insupportable. Je répondis en regardant mon
assiette: "Non, maintenant, je travaille à la Chancellerie".
"Et ça vous satisfait ? Mais... qu'est-ce qui vous a
poussé à laisser tomber la place précédente?"
"Ce qui m'a poussé, c'est l'envie qui m'est venue,
de laisser tomber la place précédente".
Il me demanda aussi, combien je touchais, comme salaire.
Je protestai:
"Mais c'est quoi, un examen ?"
Cependant, je déclarai tout de suite combien je
percevais.
"Mince! C'est vraiment peu pour dîner au
restaurant", observa Zverkov avec une sorte de fausse pitié, en nous
fixant, moi et mon habit.
"Cessez de l'embarrasser!", s'exclama l'un
d'eux avec un petit rire idiot.
"Cher monsieur, sachez que je ne suis pas du tout embarrassé.
Il vaudrait plutôt mieux, avoir une conversation intelligente."
"Parce que vous êtes venu ici, pour faire étalage de
votre intelligence? "
"Ne vous inquiétez pas. Ici ce serait tout à fait superflu".
"Dites: vous ne seriez pas, devenu fou des fois, dans
votre ridicule département ? "
A ce moment-là, Simonov se tourna vers moi avec
grossièreté: "Nous nous sommes réunis amicalement, pour souhaiter bon
voyage à un cher ami. Hier, vous vous êtes invité tout seul. Ne troublez donc
pas l'harmonie générale…".
"Tous doux, tout doux messieurs", intervint Zverkov,
"Laissez-moi plutôt vous raconter comment j'ai failli me marier il y a
deux jours…"
Et commença alors, une pitrerie. Il ne disait pas un mot
du mariage mais dans son récit, apparaissaient sans arrêt des généraux, des colonels.
Les rires approbateurs fusaient. Tous me laissèrent tomber et moi, je restai
là, anéanti. Les lâches.
"Seigneur, est-ce là, une compagnie qui me
convienne? Mais qu'est-ce que je fais là, moi ? La seule chose à faire maintenant,
serait de me lever de table, prendre mon chapeau et partir simplement, sans
dire un mot… Avec mépris.
Je restai.
Pris de douleur, je buvais un verre après l'autre. Tout
d'un coup, l'envie me vint de les offenser tous de la façon la plus téméraire
qui soit et puis, m'en aller.
Simonov leva son verre:
"Santé et bon
voyage. Aux années passées et à notre futur!"
Tous burent. Moi je ne bougeai pas; mon verre plein
restait posé devant moi.
"Et vous, vous ne voulez pas boire?"
"Je veux d'abord dire un mot… je boirai ensuite. En
proie à la fièvre, je pris le verre, je voulais dire quelque chose
d'extraordinaire mais je ne savais pas encore ce que je voulais dire
exactement.
"Silence… Vous allez entendre maintenant, un vrai
talent".
"Lieutenant Zverkov, sachez que je hais les phrases
et les faiseurs de phrases. Je hais les intrigues et les donjuans. Surtout les
donjuans. J'aime la vérité, la sincérité, l'honnêteté. J'aime l'esprit, j'aime
la camaraderie, sur un pied d'égalité. Et bien, moi aussi, je bois à votre
santé!"
Zverkov se leva, s'inclina et me dit: "Je vous suis
très reconnaissant."
Il était terriblement offensé. Il en avait même pâli.
Simonov murmura: "Il faut le fiche dehors!"
"Je vous remercie tous", dit Zverkov,
"mais je saurai lui démontrer moi-même, à combien j'évalue ses paroles. Il
faut le laisser tomber ! Il est complètement saoul !"
"Messieurs..., vous... vous seriez contents si je
m'en allais. Vous n'êtes que des bouffons. Savez-vous ce que je vais faire, au
contraire ? Je vais rester et je boirai. Je resterai et je boirai…, et je chanterai,
et je boirai et je danserai, et je chanterai… et je boirai et je chanterai… parce
que j'en ai le droit."
Mas je ne chantais pas. Je cherchai seulement à ne
regarder aucun d'entre eux; j'attendais avec impatience qu'eux, les premiers,
m'adressent la parole. Mais hélas, ils passèrent directement de la table au salon.
Zverkov s'étendit sur le sofa. Tous s'assirent autour de lui. Ils l'écoutaient
avec vénération. Il était évident qu'ils l'aimaient. "Pourquoi ? Pourquoi
?".
Il était impossible de s'humilier de façon plus honteuse
et plus délibérée et moi, je le comprenais de la façon la plus parfaite qui
soit. "S'ils savaient de quels sentiments et de quelles pensées je suis
capable !"
Une fois, une seule fois, ils se tournèrent vers moi: ce
fut quand Zverkov commença à parler de Shakespeare et moi, tout de suite, je me
mis à rire de façon méprisante. Tous immédiatement, interrompirent leur
conversation: mais ils ne m'adressèrent pas la parole et ils me laissèrent
tomber à nouveau.
Onze heures sonnèrent.
Zverkov, se levant du divan, s'écria: " Et
maintenant, messieurs… tous chez Madame !"
J'étais détruit. Je voulais en finir. J'avais la fièvre.
"Zverkov, pardonnez-moi."
"Laissez-nous passer ! Pourquoi vous êtes-vous mis
là, au milieu du chemin. Que voulez-vous?"
"Je demande votre amitié. Tout à l'heure je vous ai
offensé mais…"
"Vous, m'offenser ? Sachez, cher monsieur: que vous
ne pouvez jamais… jamais!, et en aucune circonstance..., m'offenser ! Et
maintenant, fermez-là et dégagez !"
Ils… sortirent de la pièce en faisant grand bruit… et
moi, je restai là…, outragé.
Partout du désordre, du vin renversé, des restes, des
mégots. Ma tête était en délire et mon cœur, plein d'angoisse. Je restai là encore
un moment… Seulement un moment. Je savais où ils étaient allés.
VI
Ou bien ils imploreront mon amitié… ou bien, je les giflerai
tous.
Non…, ils n'imploreront jamais mon amitié. C'est une vulgaire
illusion, écœurante et romantique. Je dois…, je dois au moins donner une gifle
à Zverkov! Je dois la lui donner. J'entrerai et je la lui donnerai… Comme çà,
paf…, simplement. Eux, ils seront tous assis dans la salle et puis… puis qu'ils
commencent aussi à me battre, qu'ils me jettent dehors. D'accord… D'accord!
Mais c'est moi qui aurais donné une gifle le premier.
On m'arrêtera, on me fera un procès, on me chassera de
mon emploi, on m'enverra en Sibérie. Je m'en moque! Dans quinze ans, lorsqu'on
me libèrera, je le retrouverai. Il sera marié... Il sera heureux... Il aura une
grande fille... et moi, moi, je me traînerai derrière lui, vêtu de bure, en
silence..., en mendiant… la charité, faites la charité…
J'étais presque sur le point de me mettre à pleurer… et
tout d'un coup, j'eus terriblement honte, je m'arrêtais là, au milieu de la
rue. Qu'est-ce que je devais faire ?
Une neige pourrie tombait à seaux, on ne pouvait laisser faire…
J'oubliais tout. J'étais absolument décidé à le gifler. Désormais, c'était dit.
Je montais l'escalier quatre à quatre et je me mis à
frapper à la porte à coups de poings et coups de pieds. Bizarrement, on
m'ouvrit vite, comme si l'on savait que j'allais venir. Je traversai la
boutique sombre et je rentrai dans la salle: c'était un de ces "en droits
à la mode", où le soir, quiconque était recommandé, pouvait être reçu…
Il y avait une bougie allumée. Une seule… mais personne.
Ils avaient déjà eu le temps de se séparer…
Tout de suite après, une porte s'ouvrit: elle apparut…
elle était grande, forte, bien faite. Elle était habillée avec simplicité… Pendant
deux heures durant, je n'échangeai pas un seul mot avec cet être là. La chose
me plaisait ainsi, brutale, sans amour, sans pudeur…
Je me réveillai lorsque deux heures sonnaient.
VII
La chambre était étroite, presque complètement sombre.
Nous nous regardâmes longtemps.
Elle s'appelait Lisa…, elle avait vingt ans. Je lui
demandai pourquoi elle était partie de chez elle… Elle me répondit de la
laisser en paix. J'en fus tout de suite irrité. J'avais été si tendre avec elle
et elle…
A ce moment là, je me rappelai d'une scène que j'avais
vue le matin même dans la rue. – "Aujourd'hui, on a sorti un cercueil dans
la rue et il ne s'en fallut d'un rien qu'ils ne le fissent tomber. Oui, place
Sennaja, on l'a sorti d'un sous-sol… d'une maison close… Il y avait une telle
saleté autour… une puanteur, dégoûtante. Les croque-morts maudissaient la
neige".
Je lui demandai: "Ca t'est égal de mourir ?"
"Et pourquoi devrai-je mourir ?"
"Un jour ou l'autre tu mourras aussi. Comme cette
pauvrette aujourd'hui. C'était une jeune fille… elle est morte de phtisie."
"Celle qui se prostituait, mourait à
l'hôpital".
"Elle devait de l'argent à sa patronne et elle a du
la servir jusqu'au bout. C'est ce que disaient des soldats qui étaient là. Qui
riaient. Toi, aujourd'hui tu es jeune, gracieuse, fraîche. Mais dans un an...
dans un an tu vaudras moins. Tu changeras de maison. Une année de plus et une
troisième maison, toujours plus bas, jusqu'à ce que tu arrives au sous-sol…Et,
le malheur serait qu'une maladie se déclare. Avec une telle vie, la maladie
peut difficilement passer. Au contraire, elle se déclare et ne te quitte
plus."
"Et bien d'accord, je mourrai".
"Mais tu penses vraiment être dans le vrai ?"
"Je ne pense rien, moi."
"C'est bien là le malheur, tu ne penses rien.
Réveilles-toi pendant qu'il est encore temps. Et tu en as encore le temps. Tu
es encore jeune, gracieuse, tu pourrais aimer, te marier, être heureuse…
Ne me regarde pas, je ne suis pas un bon exemple. Et sans
doute, suis-je encore pire que toi. Je suis entré ici, saoul... et même si ici
je m'englue, je ne suis l'esclave de personne. Je suis venu et je m'en irai.
Toi au contraire… tu es esclave. Oui, esclave! Je suis sur que tu dois déjà de
l'argent à ta patronne et que tu ne te rachèteras jamais plus… Mais dis-moi, ce
qu'il y a-t-il de bon ici; toi et moi… nous nous sommes rencontrés tout à
l'heure … et pendant tout ce temps nous n'avons même pas échangé une parole et
toi, seulement après, tu as commencé à me regarder et moi, j'ai fait la même
chose avec toi. Est-ce que deux êtres humains doivent se rencontrer ainsi ? Est-ce
ainsi que l'on aime ?.. C'est horrible!"
Elle répondit "oui!" avec un empressement qui m'étonna
même.
Elle s'approcha. Je ne pouvais même pas distinguer ses
yeux. J'entendais seulement son souffle profond.
"Pourquoi es-tu venue ici ?.. Bien sur, je ne
sais rien de ton histoire mais une fille
comme toi, n'échoue pas ici volontairement… Tu vois Lisa, si moi, j'avais eu
une maison dès l'enfance, je ne serais pas celui que je suis aujourd'hui, mais
j'ai grandi sans parents, c'est peut-être pour ça que j'ai grandi comme ça… Les
parents… Si j'étais un père, et que j'avais une fille, je crois que je
l'aimerais plus que mes garçons… J'ai connu un père qui était un homme sévère,
rigide mais, devant sa fille… Le père aime toujours plus, la fille. Que c'est
beau pour certaines filles, de vivre chez elles! Et moi, si j'avais une fille,
moi… je ne voudrais même pas la marier. Je serais jaloux, aussi vrai que Dieu
existe".
"D'autres, au contraire, sont heureux de la vendre,
leur fille, plutôt que de la marier honorablement."
"Cela arrive dans ces maisons où il n'y a ni Dieu ni
amour et, là où il n'y a pas d'amour, il n'y a même pas de sens…
Possible, possible que toi-même tu n'éprouves aucun
dégoût à être là-dedans? Tu ne penseras pas sérieusement que tu ne vieilliras
jamais, que tu seras éternellement belle et qu'ils te garderont ici jusqu'à la
fin des temps ? Mis à part, qu'ici aussi c'est une porcherie… On ne peut venir
ici que complètement saoul… Alors que si tu étais ailleurs, si tu vivais comme
vivent les honnêtes gens, peut-être… peut-être que, non seulement je te ferais
la cour mais en plus je tomberais amoureux de toi, je serai ravi par un seul de
tes regards, je resterais là devant ta porte. Je n'oserais penser à rien de
sale à propos de toi… Alors qu'ici, je sais qu'il me suffit de siffler pour que
tu me suives. Et alors, pourquoi conquérir ton amour, quand même sans amour
tout est possible ? Non Lisa, tu auras de la chance si tu meurs vite de
tuberculose dans un sous-sol, comme cette fille, ce matin… Ils t'enterreront à la
va-vite et ils iront boire un coup à la taverne… Et, comme ça, ta mémoire
disparaitra de cette terre; exactement comme si tu n'étais jamais née!"
Elle était maintenant étendue à plat-ventre, le visage
enfoncé dans l'oreiller. Son corps tressaillait, en proie à des convulsions.
Les sanglots lui serraient la poitrine et la suffoquaient… Je me tus… Je me
relevai.
Il faisait nuit… Je trouvai une boite d'allumettes et un
chandelier. Lisa se dressa d'un coup… Elle s'assit… et le visage défait, elle
me regarda intensément. Je m'assis près d'elle et je lui pris les mains…
J'étais quelque peu effrayé.
"Lisa, mon amie, peut-être… peut-être…que j'ai mal
fait, pardonnes-moi." Je me levai, je me sentais mal. J'avais hâte de m'en
aller. Je lui laissai mon adressse...
VIII
Le lendemain, je me réveillai après un profond sommeil,
je me souvins de tout, de Lisa… Pourquoi diable, lui avais-je laissé mon
adresse ? Et si elle venait ?
Et si elle vient... Bien sur, ce serait triste qu'elle
voie comment je vis... la misère de cette maison..., ces haillons... Je
pourrais aller chez elle, tout lui raconter et la con vaincre de ne pas venir.
Un jour passa, puis un autre, puis un troisième et je
commençai à m'apaiser; parfois, je me mettais même à rêver: je sauvais Lisa,
justement parce qu'elle venait chez moi, et je lui parlais... J'élevais son
esprit, je l'instruisais. Et puis, je me rendais compte qu'elle... elle m'aimait...
Elle m'aimait passionnément... Je feignais de ne pas comprendre mais elle, très
belle et tremblante, se jetait à mes pieds et me disait que j'étais son
sauveur, et qu'elle m'aimait plus que tout au monde. Moi, je m'en étonnais
mais... "Lisa", lui disais-je, " Crois-tu vraiment que je ne me
sois pas rendu compte de ton amour ? Je voyais tout, je devinais mais je
n'osais atteindre ton cœur tout de suite, parce que je craignais... que tu ne
répondes à mon amour par gratitude et que je ne fasse ainsi maître un sentiment
qui sans doute n'existait pas, et ça, je ne le voulais pas". Puis, nous
commencions à vivre heureux, nous voyagions à l'étranger...
La chose devenait répugnante, même pour moi.
Jusqu'à ce qu'un jour... mon domestique entre dans ma
chambre: "Il y a là une...", puis il s'écarte et laisse entrer.
IX
Je restai là, devant elle, embarrassé, confus… je
souriais, cherchant à me couvrir avec ma veste d'intérieur, fourrée d'ouate.
Elle me regardait, les yeux écarquillés.
"Assieds-toi… Tu m'as trouvé dans cet état. Mais ne
va pas te faire des idées! Je n'ai pas honte de ma pauvreté… je suis pauvre
mais, noble… On peut être pauvre et noble..."
Mais j'éclatais en sanglots. J'avais honte.
Elle s'approcha. "Que vous arrive-t-il ?"
Je murmurai: "Donnes-moi un peu d'eau". Je
jouai la commédie! Pour sauver les apparences.
Elle me regardait avec perplexité.
Je dis: " Lisa, tu me méprises ?"
Elle resta toute confuse et ne répondit rien.
Puis, tout d'un coup, elle murmura: "Je veux m'en
aller de cet endroit… M'en aller définitivement."
J'éprouvai de la compassion pour sa maladresse… pour sa
franchise, inutile.
"Mais pourquoi ?.. Pourquoi es-tu venue chez moi ?
Pourquoi es-tu venue ? Tu es venue parce que l'autre jour, je t'ai dit des mots
pleins de compassion, et à nouveau l'envie t'est venue de paroles
compatissantes… Saches, saches qu'à ce moment-là, je me moquais de toi… et
maintenant je me moque encore… Au diner, ils m'avaient à peine offensé… J'étais
venu là pour frapper l'un d'entre eux… mais je ne l'ai pas trouvé: il fallait
bien se venger sur quelqu'un. Ils m'avaient humilié,… et moi aussi, je voulais
humilier… Voici ce qui s'est passé!... Tu pensais que j'étais venu là-bas,
exprès pour te sauver!"
Elle pâlit. Elle voulait me dire quelque chose. Elle m'écoutait,
la bouche ouverte, les yeux…, tremblante…
"J'avais besoin de pouvoir, j'avais besoin de tes
larmes, de ton humiliation: voilà de quoi j'avais besoin!... je ne sais pas
pourquoi je t'ai donné mon adresse… bêtement. Désormais, je te haïssais parce
que je t'avais menti… Je sais que je suis une canaille, un lâche, un égoïste.
J'ai tremblé tous ces jours, de peur que tu ne viennes… Tout à l'heure, je t'ai
dit que je n'avais pas honte de ma pauvreté; au contraire, j'en ai honte. J'en ai
honte plus que toute autre chose au monde, plus que si je volais… Mais, est-ce
que tu comprends combien je te hais maintenant ? Un homme, un homme... se
confesse ainsi une fois, une fois seulement dans toute sa vie. Qu'est-ce que tu
veux de plus ? Pourquoi me tourmentes-tu ? Pourquoi ne t'en vas-tu pas ?"
Lisa avait compris. Elle avait compris ce qu'une femme
comprend avant toute autre chose, (si elle aime vraiment); elle avait compris
que j'étais malheureux. Elle avait compris combien j'étais malheureux.
Elle m'enlaça et elle éclata en sanglots. Moi aussi je me
mis à sangloter comme je ne l'avais jamais fait auparavant… J'avais honte, les
rôles étaient inversés maintenant … La créature humiliée et écrasée, c'était
moi.
Je levai la tête. J'avais honte de la regarder, je serrai
très fort ses mains. Je la haïssais, tout autant que je me sentais attiré par
elle !
X
Un quart d'heure plus tard, assise par terre... elle
pleurait… Elle pleurait mais elle ne partait pas… Je l'avais définitivement
offensée: elle avait parfaitement compris que j'étais un homme abject et elle
avait surtout compris que j'étais un homme… incapable de l'aimer.
J'aurais voulu qu'elle disparaisse. J'aspirais à la tranquillité…
Je désirais rester seul… seul… dans le sous-sol… J'avais même du mal à
respirer… Deux minutes plus tard, elle se leva.
En allant vers la porte…, elle me dit… - "Adieu".
J'allai vers elle.. Je lui pris la main…, je l'ouvris…,
j'y mis…
Je restai là à entendre ses pas sur les dernières
marches.
La porte vitrée massive, qui donnait sur la rue,
s'ouvrit, dans un grincement, puis elle se referma lourdement.
Je rentrai chez moi… Je m'arrêtai devant la table, près
de la chaise sur laquelle elle s'était assise…, le regard perdu dans le vide.
Et à ce moment-là, je vis sur la table… je vis un billet
bleu de cinq roubles, froissé… le même que quelques minutes auparavant j'avais
glissé dans sa main… Ce ne pouvait pas être un autre, il n'y en avait pas
d'autres chez moi… Elle avait eu le temps de le jeter sur la table.
Je ne pouvais m'attendre à ce qu'elle le fasse… J'étais
tellement égoïste que je ne pouvais imaginer qu'elle aurait pu le faire.
Comme un fou, je courus me vêtir… J'enfilai quelque chose…
et je me lançai à sa poursuite… Elle ne devait pas être bien loin.
Dans la rue… Dans la rue… Tout n'était que silence. La
neige tombait sur la chaussée déserte.
On n'entendait pas un bruit… Je courus jusqu'au
croisement et je m'arrêtai.
" Où était-elle allée ? Et pourquoi je la
poursuivais ? Pourquoi ? Pour tomber à genoux devant elle…, sangloter de repentir…
implorer son pardon ? Pourquoi? Demain j'aurai commencé à la haïr… Je ne
pouvais pas, je ne pouvais pas la rendre heureuse!"
Je restai là, debout, dans la neige.
Je ne rencontrai jamais plus Lisa… et je n'en entendis
jamais plus parler… jamais plus… jamais… jamais.

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