Luigi Alcide FUSANI
La dernière mise en scène de Hoffmann Sandor

La dernière mise en scène de Hoffmann Sandor by Luigi Alcide Fusani is licensed under a Creative Commons Attribuzione - Non commerciale - Non opere derivate 3.0 Unported License.
Sur un écran, sont projetés des
portraits de Kafka.
Une voix dans les coulisses:
La
colonie pénitentiaire, est située sur une ile.
Un
explorateur étranger y aborde et il est invité à assister à l'exécution
capitale d'un condamné, pour insubordination et outrage à un supérieur.
La
peine est exécutée au moyen de la "machine", une invention du
commandant précédent. L'organisation de toute la colonie a été son œuvre.
L'officier
chargé de l'exécution, explique à l'explorateur le fonctionnement de la
machine.
La
machine est composée de trois parties: la partie inférieure, appelée le lit, la
partie supérieure, appelée le dessinateur et la partie médiane, oscillante, la
herse.
Le
condamné, complètement nu est installé, allongé, sur le lit
Le
dessinateur est l'ensemble des machineries qui régissent le fonctionnement de
la machine.
La
herse est faite en verre, afin de permettre à chacun de contrôler l'exécution
de la sentence; la herse contient des aiguilles qui en s'abaissant et en
vibrant, transpercent le corps du condamné.
De
cette façon, on grave sur le corps du condamné, le commandement qu'il a violé.
Le
condamné ne sait même pas qu'il a été condamné, il n'a pas eu la possibilité de
se défendre et il ne sait pas pourquoi il a été condamné; il apprendra à le
découvrir sur son propre corps.
La
culpabilité ne se discute jamais.
L'exécution
dure douze heures. Au cours des six premières, le condamné vit presque comme
avant, il ne ressent que de la douleur. L'homme commence à s'apaiser seulement
vers la septième heure; l'intelligence s'entrouvre, même chez le plus obtus et
l'homme déchiffre ce qui est écrit à travers ses blessures.
Lorsque
la sentence a été exécutée, l'officier et un soldat l'enterrent.
Aujourd'hui,
le nouveau commandant met tous les prétextes à profit, pour combattre les
vieilles institutions (sa façon de penser est liée aux préjugés de la culture
européenne); au contraire, l'officier met toutes ses forces à maintenir en vie
ce qui existe.
L'officier
demande de l'aide à l'explorateur pour défendre la machine, l'ordonnancement et
les procédures mais il ne l'obtient pas.
L'officier
libère alors le condamné, se place lui-même sur le petit lit et met en marche
la machine qui commence à inscrire sur son corps: "Sois juste".
L'explorateur
s'éloigne du lieu de l'exécution. Retournant au port, il passe près des palais
du commandement, tous, en très mauvais état. Le vieux commandant y est enterré.
"Ici
repose le vieux commandant. Ses disciples, dont on ne doit plus désormais citer
le nom, ont creusé cette tombe et posé cette plaque. Il est une prophétie qui
dit que le commandant, après un certain nombre d'années, ressuscitera et mènera
ses disciples à la reconquête de la colonie. Croyez et attendez".
Bonjour,
Permettez-moi
de me présenter: Je suis Luigi Von Hessen, fils du baron Karl Von Hessen et de
la comtesse Giovanna Visconti Ferrari… Je ne pense pas qu'il soit indispensable
de dire autre chose sur les familles dont je descends…
Je
suis ici ce soir, sur cette scène, pour accomplir les dernières volontés de mon
père, récemment disparu après une longue vie marquée par une insupportable
douleur.
Douleur
et honte… qui l'on porté, il y a plus de cinquante ans, à s'enfermer dans un silence
impénétrable… une aphasie totale.
Brièvement…
mon père est né à Berlin en 1918, brillant étudiant, il est arrivé au terme de
ses études secondaires, avec une certaine avance sur la moyenne des autres
étudiants.
Après
le lycée, il s'inscrivit à l'Institut Polytechnique pour y suivre des études de
génie mécanique… et ici encore, ses résultats furent excellents.
Cependant,
en même temps qu'il fréquentait l'université, il s'intéressait également aux
arts et à la philosophie… il écrivait des histoires, fréquentait des ateliers
d'artistes… il était surtout très attiré par le cinéma. Cet intérêt le porta à
assister au tournage de plusieurs films et à se lier d'amitié avec quelques
directeurs artistiques… aujourd'hui, on dit "metteurs en scène".
Cet
intérêt, ces amitiés, conditionnèrent toute sa vie.
Hélas
pour lui, le hasard voulut qu'il vécût à l'endroit et à l'époque de l'histoire,
dominée par le national-socialisme.
Notre
famille… particulièrement mon grand-père, avait toujours nourri un dédain
aristocratique et détaché envers le national-socialisme…
Mon
grand-père avait cherché par tous moyens à ne pas être compromis, et à en tenir
éloignée tous ses proches, mon père compris.
C'est
pour cela que, lorsque la guerre éclata, par l'entremise de quelque connaissance,
mon père, au lieu d'être envoyé sur le front de l'Est, en garnison dans les
territoires occupés, fut affecté aux appareils chargés de réaliser des
documentaires et les films de propagande du régime et de ses grandes réussites.
Après
guerre, mon père subit un bref procès, au cours duquel fut reconnue son
innocence, au regard des crimes de guerre les plus graves, commis dans ces
années-là. En '47, après de brèves fiançailles, il épousa ma mère. Il quitta
l'Allemagne et s'installa dans une villa de famille que nous avions sur le lac
de Garde, près de Riva.
Moi
et ma sœur, sommes nés en '49 et '51… en '54 mon père tomba malade et depuis pratiquement,
il a toujours été assisté. Il passait ses journées à faire de longues et lentes
promenades, à écouter de la musique, Bach en particulier…
Il
semblait… ne voir personne devant lui… il paraissait toujours regarder au loin…
sans doute, dans son passé…
Lorsqu'il
mourut, à presque quatre-vingt dix ans, j'ai reçu une lettre de l'étude
notariale Casali-Borromeo, les notaires qui s'occupent depuis toujours du
patrimoine de notre famille. Ils me convoquaient à leur étude pour accomplir
les dernières volontés de mon père. Je fus reçu par Alberto, aujourd'hui en
charge de l'étude et aussi par son père, le vieux Giovanni Maria… qui a
désormais presque quatre-vingt dix ans et qui avait été pour mon père, plus
qu'un administrateur de biens… sans doute avait-il été son seul véritable ami.
A
peine arrivé, il vint à ma rencontre en souriant, comme toujours. L'étude était
dans la pénombre, alors qu'à cette heure du début de l'après-midi, l'endroit aurait
été habituellement très éclairé.
Il
ne me fit pas assoir devant le bureau… Il me pria de prendre place près de lui
sur le grand canapé… "Cher Luigi, nous t'avons appelé seulement
maintenant, parce que ton père avait donné des instructions pour que tu
reçoives ces matériaux, seulement après sa mort… bien sur, il
n'imaginait pas vivre aussi longtemps… peut-être craignait-il que tu ne le
juges… il se jugeait déjà lui-même avec dureté… il ne se pardonnait pas… il ne
voulait pas oublier. Il ne voulait pas oublier…"
A
ce moment là, Alberto intervint: "laissons-là les souvenirs. Ecoute Luigi,
nous avons ici des choses à te remettre de la part de ton père… ce sont des
choses que ton père a déposées ici en 1954… en mai 1954, peut de temps avant
qu'il ne se mure dans un silence définitif.
Voici
une enveloppe… elle contient un livre… c'est une vieille édition de "In
der Strafkolonie"… "Dans la colonie pénitentiaire" de Kafka et
une longue lettre pour toi… Il y a aussi deux boites… dans l'une il y a un
film… dans l'autre il y a un vieux projecteur… tu dois voir quelque
chose…", puis il commença à s'affairer "… viens, viens voir comment
ça fonctionne… parce qu'ensuite tu devras emporter cette machine…".
Après
quelques minutes nous étions prêts. Même les derniers interstices de lumière
avaient été fermés… Plus de cinquante ans après sa dernière projection, nous
allions voir…, "Dans la colonie pénitentiaire", un film inédit de
Hoffmann Sandor, librement inspiré du récit de Franz Kafka, monté par Karl Von
Hessen.
Hoffmann
Sandor, metteur en scène hongrois, juif, né à Budapest en 1906, très actif en
Allemagne jusque dans les années '30, comme Lang, Ophüls et Billy Wilder.
Quand
il fut interdit de travail, il ne voulut pas émigrer aux Etats-Unis; sa famille
étant à l'abri du besoin, il préféra vivre entre Berlin et la Hongrie, espérant
des temps meilleurs et écrivant, sous un pseudonyme ou pour le compte d'autrui,
des comédies légères, des scenarios d'opérettes et des adaptations de récits et
de romans pour le théâtre.
Arrêté
à Budapest et déporté en mai '44, il mourut au camp de Kulmhof en janvier 1945,
peu de jours avant la libération de ce même camp, tué par un officier S.S qui,
pris d'une furie incontrôlable, tirait sur les déportés encore vivants, en
hurlant: "… détruisez tout ! Détruisez tout !".
***
"Cher
Luigi, je ne sais pas dans combien d'années tu liras cette lettre; certainement
qu'à ce moment-là, tu seras déjà un homme. Je t'écris avant qu'il ne soit trop
tard, parce que je sens que quelque chose en moi ne va pas: je ne réussis pas à
dormir, la nuit… je mange toujours moins et je perds continuellement du poids;
de temps en temps je suis pris de dépression et par l'envie de mettre fin à mes
jours. J'ai résisté jusqu'ici en étant soutenu par la volonté de mener mon
travail à terme, un but qui peut-être contribuera à racheter un peu la mémoire
et le bilan de ma vie. Que Dieu ait pitié de moi et toi aussi, pardonne-moi.
Je
viens de finir le montage du film "Dans la colonie pénitentiaire",
film secret de Hoffmann Sandor mon maître et mon ami. Si les notaires Casali - Borromeo
respectent mes volontés, en ce moment, tu devrais l'avoir déjà vu. C'est une
œuvre absolument inédite. Sa valeur artistique et documentaire est
incalculable. Maintenant, seuls le notaire et toi connaissez son existence. Je
te le confie pour que tu le fasses connaître.
Papa"
Les
autres pages contenaient le récit de sa rencontre avec Hoffmann Sandor…
l'histoire du film… comment il avait été conçu… comment il avait été réalisé.
"
Cette histoire commence aux environs de 1936; j'étais alors, en première année
de génie mécanique à l'institut polytechnique de Berlin. L'ingénierie n'était
pas mon unique préoccupation mais la mécanique m'intéressait; en particulier la
mécanique rationnelle; étudier et analyser le mouvement de façon mathématique,
pour pouvoir construire des machines au fonctionnement parfait. Dans notre
cours, nous nous intéressâmes également à la fabrication d'une nouvelle caméra
– couleur, équipée du processus Agfacolor; j'étais fasciné par le
fonctionnement de cette machine qui pouvait enregistrer le mouvement, l'action…
pour la restituer ensuite sur l'écran…
Pour
l'essayer, nous nous rendîmes dans un studio de tournage… on tournait une
comédie médiocre; parmi les personnes présentes, je reconnus Hoffmann Sandor,
une connaissance de mon père; un hongrois. Sa famille était en affaires avec la
notre.
Il
travaillait comme scénariste. Je le saluai et il fut heureux de me voir; il
m'invita dans un bar à côté ; il dit que "de toutes façons, par les temps
qui courent…", moins il se montrait en public, mieux ça valait pour lui…
il pouvait parler librement, parce qu'il savait que dans notre famille personne
n'avait de sympathie pour Hitler. Aussi bien nous que lui, attendions avec
impatience, que cette parenthèse historique se termine au plus vite. Lui était
convaincu que cela arriverait rapidement.
Il
s'ouvrit un peu. Il me dit que le cinéma allemand n'était plus celui d'autrefois…
depuis que ses amis, les meilleurs… avaient fui en Amérique. Il me parla de
Fritz Lang, de Max Ophüls, de Billy Wilder; il me raconta comment ils
travaillaient, comment ils pensaient, comme ils étaient. Il me raconta leurs
films, il me les expliqua… j'avais dix-huit ans. L'entendre les décrire était
bien plus beau que de les voir au cinéma. C'était un récit fascinant et passionnant.
Nous restâmes là tout l'après-midi, à boire de la bière. Il était plus âgé que
moi mais on ne pouvait pas dire qu'il était vieux; il avait seulement trente
ans. Cet après-midi là, nous devînmes amis. Cet après-midi là, il me transmit
sa passion pour le cinéma.
Nous
nous rencontrâmes encore… souvent. Parfois dans les studios, parfois en plein
air, là où on tournait des documentaires mais toujours plus souvent dans des
bars, dans des cafés, dans des brasseries parce que désormais, ils faisaient de
moins en moins appel à lui. Il réussit à m'expliquer beaucoup de choses, il
réussit à me faire comprendre presque tout. Comment on conçoit un film, comment
on en fait le projet, comment on le réalise, comment on dirige les acteurs,
comment on fait les prises, comment on fait le montage. Tout. Il me raconta
comment il avait débuté en faisant l'assistant de Lang; comment il avait réalisé
ses premiers films, comment il avait obtenu ses premiers succès avec des drames
expressionnistes, comme " La force de la haine", "Contre le
destin" et surtout avec "Le château", tiré du roman de Kafka.
Une
année plus tard, il décida de quitter l'Allemagne, mais désormais, pour ainsi
dire, j'avais été contaminé. Il retourna en Hongrie où il était convaincu
d'être plus en sécurité. Là-bas, le premier ministre, était conscient du fait
que les juifs étaient l'épine dorsale de la nation et il les aurait protégés à
outrance; à peine d'une tragique décadence pour la Hongrie toute entière.
Le
dernier jour avant son départ, nous nous retrouvâmes à l'habituel café. Il me
remit un cadeau qu'il m'avait apporté: une vieille édition des œuvres de Kafka;
une édition précieuse, alors introuvable car à cette époque, Kafka était
considéré comme un écrivain dégénéré; un auteur hors-la-loi et ses livres
avaient été brûlés. J'ai toujours conservé ce livre et j'aimerais qu'au moment
de ma mort, il soit enterré avec moi… mais sans doute ça vaudra mieux que tu le
conserves.
Même
après son départ, je continuai à fréquenter les studios de cinéma et je
commençai également à collaborer à la réalisation de documentaires et de films
de propagande.
Lorsque
la guerre éclata en '39, je venais à peine de terminer mes études à l'institut polytechnique.
Mon père obtint du colonel Walter Staub, collaborateur direct, on pourrait dire
le bras droit de Goebbels, que je sois affecté au Ministère de la Propagande,
dans les services de production cinématographique. J'aurai ainsi travaillé dans
la "fabrique du consensus".
Je
fus convoqué au ministère, un matin de février 1940. Ce fut là, la première de
mes deux rencontres avec le colonel Staub. C'était un matin froid, le ciel était
couvert. J'arrivai à l'heure, comme d'habitude; mieux, avec quelques minutes
d'avance. Il me pria de m'assoir, presque tout de suite. Le bureau était garni
de meubles massifs et sombres. Les drapeaux et les étendards rouges et blancs
avec les croix gammées donnaient à l'ensemble un ton vulgaire. L'entretien fut
désagréable. Le colonel ne pouvait pas directement me traiter d'embusqué; le
respect pour mon père et pour qui m'avait recommandé le lui interdisaient. Il
avait certainement eu connaissance du peu d'enthousiasme et même de gêne qui
caractérisaient les rapports entre mon père et le régime et donc, il n'hésita
aucunement à exalter longuement l'héroïsme et le sacrifice valeureux des jeunes
- gens engagés en Pologne.
Après
avoir vidé son sac, il me dit que la propagande avait un rôle central dans le
soutien de la population civile aux entreprises du Führer, du peuple et de
l'armée allemande… cependant, il considérait personnellement que les moyens de
propagande les plus efficaces étaient la radio et les rassemblements de masse,
où Hitler en personne, tel un phare incandescent irradiait directement par son
inépuisable énergie, chacune des milliers de personnes rassemblées pour
l'écouter et le vénérer.
Il
était perplexe sur l'efficacité du cinéma… il soutenait que les films documentaires
de Leni Riefenstahl pouvaient, oui, restituer… mais seulement en partie, la
grandeur de l'Allemagne national-socialiste. Il était aussi contre les
documentaires… les documentaires sur le front ou les camps de travail, qui
auraient pu donner une vision superficielle et donc fausse, de la réalité.
Ainsi
par exemple, si dans un documentaire sur le front, on montrait un soldat blessé
ou un soldat mort, la majeure partie des spectateurs ne verrait seulement qu'un
mort ou un blessé et éprouverait de la pitié et des regrets. Comment montrer
l'âme du soldat, son esprit de sacrifice, le bonheur de se sacrifier pour la
victoire du peuple allemand, au nom du triomphe final.
Sur
un ton sentencieux, il ajouta que celui qui se dédie à la documentation par
l'image… doit être habile à montrer les choses de façon à ce qu'elles puissent vraiment profiter à la cause; il est
difficile de montrer la réalité… la vraie réalité… de la rendre crédible avec
seulement des images… si on ne peut mieux faire, mieux vaut ne rien montrer du
tout.
Il
ne faut jamais oublier que ce que nous montrons pourrait aisément être
instrumentalisé par l'adversaire…
Mieux…
la radio, c'est beaucoup mieux. Avec la radio c'est beaucoup plus facile, en
utilisant des mots à fort pouvoir évocateur, de construire la vraie réalité…
une réalité qui pourra paraître fausse à certains mais qui peut au contraire se
révéler plus authentique et plus vraie que celle qui apparaît.
Il
termina en citant le Führer "les masses sont plus facilement victimes d'un
grand mensonge que d'un petit". Puis il ajouta "je dirais que les
masses ne sont pas en mesure de reconnaitre seules la vérité authentique; c'est
pour cela que nous travaillons, nous, au sein de ce ministère. Ne l'oubliez
jamais".
Ensuite,
il m'accompagna dans un bureau proche du sien où un employé me donna les
instructions nécessaires pour commencer mon service.
Pendant
près de quatre ans, je fus employé à documenter les engagements de l'armée
allemande sur tous les fronts de la guerre. Il s'agissait principalement de
matériaux destinés aux actualités cinématographiques. Naturellement, dans mon
travail, je m'en tenais scrupuleusement aux directives du colonel Staub. Un
travail soigné, tout en réticence … effectué simplement en disposant la camera
au bon endroit, au bon moment!
Au
printemps '44 alors que je me trouvais à Berlin pour le montage de plusieurs documents
filmés sur le front, je fus à nouveau convoqué au ministère. Le colonel Staub
me reçut encore, pour la seconde et dernière fois.
Les
choses commençaient à aller mal à tous points de vue mais ce qui ennuyait le
plus le Ministère de la Propagande c'étaient les "bruits colportés, les
dénonciations, la propagande de l'ennemi" toujours plus insistants sur ce
qui se passait dans les camps, qui se répandaient dans le monde entier et
l'hostilité des opinions publiques envers le national-socialisme qui
progressait de plus en plus. Le temps était venu de construire un "grand
mensonge". Les autres peuples ne pouvaient comprendre l'importance du
"travail"… pour l'appeler ainsi, qui se faisait dans les camps.
On
me confia un grand projet. J'étais envoyé au camp de Kulmhof en Pologne, à
environ cent kilomètres de Potznan; un camp qui se distinguait par une
particulière efficacité, due aux extraordinaires capacités d'organisation de
son comandant qui l'avait dirigé jusqu'à peu de temps avant, avant de mourir
d'un infarctus en pleine activité, à pas même soixante ans. Là, je devais
tourner un film, non plus un documentaire mais au contraire, un véritable film
de fiction, pour montrer au monde la "véritable" réalité des camps.
On
me remit également un pli cacheté, pas très volumineux, mais plutôt précis, sur
c e qui avait été pensé, et que je devais réaliser.
Il
fallait avant tout montrer que dans les camps, tous les internés étaient
traités avec respect et humanité; tous étaient bien nourris, avec des
nourritures pauvres mais saines; les vieux étaient soignés et respectés; on
leur demandait conseil; les enfants éduqués, instruits aux sciences, aux
mathématiques, à la littérature, à la musique et surtout élevés dans les sains
principes de l'Allemagne nazie.
Les
filles étudiaient la danse et donnaient de petites représentations dans le
petit théâtre du camp.
Il
fallait montrer que les internés, hommes et femmes, étaient heureux de
travailler dans les industries installées tout autour du camp; industries
électriques, mécaniques, chimiques, militaires. Tout pour le succès de notre
Allemagne. Tous étaient volontaires; tous invités à rester mais tous, pratiquement
libres de partir à tout instant.
Nous
devions raconter cela: libres de partir, en perdant certes, beaucoup de
privilèges. Libres de partir, ces malheureux qui "ne comprenaient
pas", ces malheureux qui voulaient sortir du sillon lumineux qui
conduisait tout droit à la gloire, ces malheureux, ces perdants, destinés à
manquer pour toujours le fatal rendez-vous avec le destin et à mendier à
l'angle d'une rue quelconque …
Quatre
jours plus tard, j'arrivai au camp de Kulmhof. On avait mis à ma disposition
une voiture et un opérateur qui servait aussi de chauffeur. Voyageaient aussi
avec nous, deux ouvriers spécialisés en matière de décors, dans un camion où
avaient été déposés la camera, les négatifs, les réflecteurs, les matériels de
charpenterie, quelque élément de décor qu'à Berlin on avait jugé utile
d'ajouter. Le scénariste, un architecte particulièrement silencieux;
probablement soupçonneux, m'accompagnait également. Il ne cessait de prendre
des photos avec son Voigtländer. Des photos de paysages mais parfois, entraient
aussi dans son objectif, les ruines provoquées par les bombardements ennemis.
Il avait aussi un carnet de dessins, sur lequel il traçait continuellement des
esquisses en blanc et noir avec un crayon tendre. Sur chaque feuille, il
inscrivait aussi des notes sur le lieu, le jour et l'heure.
Pendant
le voyage, je commençai à étudier le plan du documentaire de
"fiction". A chaque scène, je lui demandais son avis, sur la
faisabilité et lui immédiatement, traçait deux ou trois croquis, qu'il
commentait pour me montrer les avantages et inconvénients des diverses options
et me permettre de choisir.
Le
camp se trouvait dans une zone assez isolée, une clairière à environ cinq
kilomètres du centre du village, mais séparé par un bois.
Nous
arrivâmes en fin d'après-midi. Nous fumes reçus par le vice-commandant; le
commandant avait du se rendre à Berlin pour présenter un rapport sur le
fonctionnement du camp, et il ne devait rentrer que le lendemain. On nous
accompagna à nos quartiers et on nous informa que le dîner serait servi à sept
heures précises. Au cours du dîner notre hôte fut très gentil avec nous; il déclara
que c'était sans aucun doute un grand honneur que ce camp ait été choisi pour
réaliser un documentaire sur la grande œuvre que le Troisième Reich était en
train de réaliser. A l'évidence, il n'avait pas compris le sens de notre
travail. Je ne tentais pas de le contredire, lui faisant des réponses
génériques de pure courtoisie, répondant que nous aurions eu besoin de son aide
et de tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur du camp. Il nous garantit que
pour autant que cela fût en son pouvoir, son soutien aurait été inconditionnel.
Après le repas, il m'invita dans sa chambre, pour m'offrir un cognac et me
montrer les dessins de plusieurs "importants projets". De toute
évidence, je lui avais inspiré confiance; peut-être avait-il pris ma courtoisie
pour une sorte de complicité et donc, dans l'espace privé de sa chambre, il
m'ouvrit son cœur et son esprit.
Avant
toute chose, une admiration sans bornes pour le précédent directeur, qui avait
dirigé la construction du camp et mis au point son règlement et son
fonctionnement. Il soutenait qu'avec lui j'aurais été à mon aise, parce que lui
aussi était un ingénieur. Il était mort d'un infarctus quelques mois
auparavant; il avait dédié toute son énergie au camp et il avait voulu y être
enterré, dans une tombe humble, sous une simple dalle de marbre, en haut, sur
la colline.
Pour
lui, c'était un ingénieur génial; oui, un génie qui avait mis au point des
méthodes toujours plus efficaces pour combiner travail forcé et extermination
systématique. L'objectif consistait à éliminer la plus grande partie de "pièces"
de façon rapide et efficace, il fallait économiser des munitions, qui étaient
précieuses pour la progression sur le front de l'Est et il y a avait des
solutions bien meilleures que les chambres à gaz. Il me montra des dessins, des
projets; il y a avait une sorte de fauteuil de dentiste qui comportait une lame
très fine, une sorte de poinçon qui grâce à un mécanisme à ressort, pénétrait
dans la nuque provoquant la mort immédiate… un genre de garrot. Simple,
économique, rapide et même humanitaire, parce que la victime mourrait sans
souffrir, presque sans s'en rendre compte.
Il
dit: " il faut que le vrai coupable paie la juste peine pour son crime,
même avec des méthodes plus humaines ".
Il
y avait aussi ce projet qui montrait comment devait être aménagé le
"studio", avec des toboggans pour faciliter l'évacuation des cadavres
et ensuite, leur écoulement.
Il
était affligé parce qu'avec la mort du vieux commandant, tous ces merveilleux
projets étaient restés sur le sable. Kulmhof aurait du devenir le modèle pour
tous les camps du Reich. Il commença à se lamenter; à Berlin, ils n'avaient
surement pas compris l'importance de ces projets et le nouveau directeur ne
faisait rien pour les développer ni pour obtenir les autorisations nécessaires à
leur expérimentation.
Les
verres de cognac que le vice-commandant avait bus, commençaient à faire leur
effet. Il déversa toute la rage qui brûlait son âme. D'après lui, le nouveau
commandant l'avait supplanté, seulement parce qu'il était l'ami et le parent de
personnalités haut placées dans le régime. La place de directeur lui revenait;
lui qui avait été dès le début, aux côtés du vieux commandant; lui, qui avait
vu le camp naître, grandir et devenir ce magnifique exemple d'efficience que
toute l'Allemagne admirait; lui qui connaissait tous les projets
d'amélioration.
Au
contraire, le nouveau directeur ne favorisait pas l'activité du camp, et même, il
la ralentissait pour ne pas dire qu'il l'entravait proprement, par tout moyen.
Il
exprima son entière réserve devant la diminution du nombre de déportés envoyés
aux chambres à gaz. Il me montra des listes méticuleusement détaillées des
exécutions, des morts par maladie, des morts gazés.
"Pendant
que dans tout le Reich, les camps augmentent leur efficience, conformément aux
directives données par Berlin, nous seuls, enregistrons une diminution… presque
de 14%... au cours des trois derniers mois",
"L'efficacité
de notre structure et le seul mètre étalon de ce qui est bon et de ce qui est
mauvais".
Il
ouvrit un couteau à cran d'arrêt, au manche en os blanchi et la lame entièrement
décorée; il le planta dans la table; " Cà, c'est le vieux commandant qui
me l'a donné, demain, je vous ferai voir comment il s'en servait, lui…! Je vous
attends à sept heures pour vous montrer le fonctionnement du camp, je veux vous
faire voir cela avant l'arrivée du nouveau commandant. Bonne nuit.".
Le
lendemain, à sept heures, nous étions au centre de l'esplanade. Les internés
étaient alignés et le vice commandant allait et venait nerveusement. Lorsqu'un
homme éternua, le vice commandant s'arrêta tout d'abord puis il s'approcha de
l'homme; il avait trouvé le prétexte qu'il cherchait. Il le fit sortir des
rangs.
"Que
signifie cet éternuement ?". L'homme ne répondit pas. " C'est sans
doute pour faire comprendre à nos invités que les vêtements qui vous ont été
distribués ne vous couvrent pas suffisamment ?"
"Non
Monsieur, non!". Le vice commandant lui arracha sa casaque et le laissa
torse nu.
"…
c'est peut-être un moyen pour faire comprendre que votre logement n'est pas
suffisamment chauffé ?"
"
Non Monsieur, non!"
"…
Tu sais, il y fait plus chaud que dans les maisons de beaucoup d'allemands qui
meurent de faim et de froid, à cause de cette guerre…"
Nous
agissons aujourd'hui au nom du créateur tout puissant… En nous battant contre le
juif, nous nous battons pour l'œuvre de Dieu!", hurla-t-il, pour que toute
la place l'entende.
Puis
se tournant vers moi " Voyez-vous, monsieur l'officier, cet individu est
un …juif – il prononça ce mot avec un certain dégoût – on le reconnaît de
suite, par son étoile jaune - il hésita un instant comme s'il finissait de
recharger sa rage, puis d'une voix contrôlée mais féroce, il dit - … il
faudrait la lui tatouer sur la peau… et ne pas la lui coudre sur sa casaque… le
vieux commandant le disait lui aussi… il procédait ainsi…" et à ce
moment-là, il sortit son couteau à cran d'arrêt et lui porta six estafilades
sur la poitrine, dessinant une étoile de sang. L'homme commença à perdre son
sang en abondance mais il restait debout en se tordant à peine. Alors, le vice
commandant lui planta le couteau dans le cœur et l'homme s'écroula sur le sol.
L'officier
vint vers moi pendant que les autres déportés, aux ordres des autres officiers,
s'éloignaient pour se rendre à leurs postes de travail. Le corps de l'homme
assassiné resta sur le sol, là où il était tombé.
Il
dit: "les moyens de gouverner le camp sont la force et la terreur
nous
devons fermer nos cœurs à toute piété et assumer un comportement brutal.
Nous
devons être cruels, nous devons nous aider à être cruels, nous garderons quand
même notre conscience, propre… supprimer une vie inutile n'entraîne aucune
faute. Le faible doit être détruit". Il parlait comme un automate, comme
s'il récitait une leçon apprise par cœur.
Le
camp était plutôt grand, il nous fallut toute la matinée pour le parcourir,
pour visiter les baraques, les services, les fours crématoires. Le vice
commandant m'expliquait le fonctionnement de tout ce que nous visitions et
surtout, il mettait en évidence les changements que le vieux commandant avait
voulu réaliser pour accroître l'efficience du camp.
Cependant,
le fonctionnement n'était somme toute pas différent de celui des autres camps:
à leur arrivée, les prisonniers étaient divisés en deux groupes: les déportés
trop faibles pour travailler, qui étaient éliminés immédiatement dans les
chambres à gaz et dont les corps étaient brûlés; et les autres qui étaient
affectés à des ateliers à l'intérieur et autour du camp. Le typhus, la faim,
les rythmes de travail massacrants décimaient les déportés tous les jours.
A
midi, lorsque nous revîmes, le commandant venait de rentrer. Il semblait assez
fatigué. Il m'invita à manger à sa table et il me demanda de parler du projet.
Je lui dis quelles étaient les intentions du ministère et je lui fis également
part de mes doutes sur les possibilités de faire convenablement le travail,
après ce que j'avais vu le matin même. Lorsque j'avais quitté Berlin,
j'imaginais que la situation devait être dramatique dans les camps mais pas
jusqu'à un tel point. Il ne répondit pas et me dit qu'au cours de l'après-midi
nous ferions un nouveau tour, lui et moi, un survol et nous étudierions ce
qu'il serait possible de faire. A l'évidence, il n'avait pas l'intention de se
faire entendre par les autres officiers pendant qu'il exprimait ses pensées.
Au
cours de la promenade de l'après-midi, loin des oreilles indiscrètes, il me fit
part de son pessimisme total sur la situation. Désormais c'était clair: la
guerre était perdue, la fin imminente n'était plus qu'une question de mois. Il
fut également très sévère avec l'appareil de propagande du régime. " La
propagande a écrasé la raison, la logique, l'évidence. La propagande a écrasé
la pensée; au lieu d'écouter les paroles de nos philosophes, des nos écrivains,
de nos poètes, nous nous sommes laissés éblouir par les boniments de… les boniments
de la propagande. Nous sommes tous coupables, vous… encore plus que nous. De
toute façon nous ne pouvons plus rien faire. Il fallait s'arrêter avant.
Maintenant il faut jouer notre partition jusqu'au bout, faire notre devoir, et
en assumer la responsabilité".
Nous
terminâmes notre tour en silence.
Je
me retirai dans ma chambre et je commençai à travailler sur les matériaux que
j'avais reçus du ministère. Pendant le voyage j'avais pris des notes pour
"Une journée au camp de Kulmhof".
Le découpage du documentaire devait montrer le lever de soleil sur le camp,
le réveil, la toilette matinale et une séance de gymnastique en plein air… puis
les adultes au travail, hommes et femmes, et les enfants à l'école. Les
cuisines où l'on, préparait les repas et la pause – déjeuné, un bref repos,
avant de reprendre les activités d'après-midi, les enfants faisant leurs
devoirs, s'exerçant à la musique, les filles au chant et à la danse. Temps
libre pour les besoins individuels avant le repas du soir et enfin, le soir,
leçons "d'histoire et d'éducation" pour tous. Le repos, la nuit,
pendant que la lune illumine le bois.
Les
jours suivants, je montrai le projet au scénariste, au commandant et au vice
commandant du camp. Nous parlâmes ensemble de la façon de réaliser le scenario
prévu. Certaines scènes, avec des raccourcis opportuns, pouvaient même être
tournées tout de suite, assez facilement. Pour d'autres, les choses étaient
plus compliquées.
Pour
la séquence de gymnastique en plein air, il suffisait de ne pas filmer la boue
de l'esplanade, tourner la caméra vers le haut et montrer seulement des visages
souriants et des premiers plans sur fond de ciel bleu. Pour ce qui était des
cuisines, on pouvait filmer celles de la cantine des officiers.
A
l'inverse, pour les séquences avec les enfants, les choses étaient plus
compliquées. Les enfants, étaient envoyés aux chambres à gaz, dès leur arrivée
au camp. Nous décidâmes que lors des prochaines arrivées, nous aurions retardé
l'opération pour permettre le tournage. Cela suscita la critique du vice
commandant qui voyait dans ce choix, une nouvelle réduction de l'efficience du
camp. Il proposa que, pour tourner ces scènes, on utilise les enfants du
village mais le commandant le fit taire en lui faisant observer que personne
n'aurait pu faire passer nos enfants ariens pour des petits juifs.
Il
fallut aussi chercher l'endroit approprié pour tourner les scènes mais il n'y
en avait pas au camp; on décida donc d'aller à l'école du village et d'adapter
une salle de classe. Ici encore, le vice commandant objecta que si on
consentait aussi facilement aux enfants la possibilité de sortir du camp, ils
auraient pu s'enfuir ou être subtilisés facilement, rendant ainsi vain tout le
travail de concentration mis en œuvre précédemment. Le commandant accepta
l'objection et prévit un "service de vigilance de fer", de façon à ce
qu'aucun enfant ne puisse se soustraire à son destin
Lorsque
nous commençâmes à tourner, nous découvrîmes que parmi les enfants qui
devaient, disons fréquenter l'école de musique, seuls cinq étaient en mesure de
solfier et de tenir en mains un instrument, correctement. Un soldat qui enseignait
la musique dans le civil, fut chargé d'apprendre aux enfants les positions
justes, de façon à ce que pendant les prises, on croie vraiment que l'on était
entrain de faire répéter l'orchestre des petits. La musique, enregistrée
ailleurs, aurait été ajoutée au montage.
Nous
travaillâmes de cette façon pendant environ deux mois, faisant constamment face
à l'irritation croissante du vice commandant qui était toujours plus impatient
et n'attendait que le moment où les tournages et notre travail auraient été
terminés.
Moi
aussi, j'aurais voulu terminer le plus rapidement possible.
Ce
que je faisais depuis que j'étais arrivé au camp était incompréhensible. Dire
que c'était monstrueux, que c'était horrible, est tellement réducteur que,
comme pour tous les lieux communs, cela ne veut rien dire.
Moi,
je devais contribuer à construire un énorme mensonge pour la machine de
propagande nazie, … un mensonge qu'en vérité, beaucoup voulaient croire, que ce
soit en Allemagne ou ailleurs; "il appartient au mécanisme de
l'oppression, d'interdire la conscience de la douleur qu'elle produit", comme
devait l'écrire Adorno, quelques années plus tard.
A
la mi-mai, arriva un train de déportés. Ils étaient tous hongrois. Le
commandant donna l'ordre de suspendre la procédure normale; les nouveaux
arrivés pouvaient servir pour le tournage du film. Bien évidemment, le vice
commandant soutenait qu'il n'y a avait pas de place pour tous dans les baraques
et qu'au moins une certaine sélection, dont il aurait pu se charger, devait
être mise en œuvre. Le commandant au contraire, fut inflexible: les vieux et
les femmes devaient servir pour créer une atmosphère familiale, les malades
devaient être utilisés pour les dispensaires et pour l'hôpital du camp; tous
les hommes devaient être affectés aux travaux et tous les internés, tous
devaient être traités avec une certaine humanité.
Les
nouveaux arrivants furent mis en carrés sur l'esplanade du camp et on procéda à
leur identification et à leur enregistrement.
Le
commandant et moi, nous assistions à ces opérations, lorsqu'à un certain
moment, je me sentis observé. Dans le rang des hommes adultes un homme me
regardait, le regard vaguement interrogatif. Je le reconnus et lui s'en rendit
compte: c'était Hoffmann Sandor. Depuis mon arrivée au camp, je craignais que
ce moment n'arrive; je craignais de le voir apparaitre devant moi… j'espérais
qu'il ait pu réussir à fuir en Amérique ou en Suisse… ce matin-là, au
contraire…
Nous
échangeâmes un discret signe de reconnaissance. Je craignais que le fait de
rendre notre connaissance publique ait pu lui porter tort en quelque sorte.
J'attendis avec patience qu'arrive son tour et lorsqu'il fur devant le petit
banc, je restai là, à écouter.
Nom et prénom !?
Sandor
Hoffmann
Date de naissance !
22
mars 1906
Lieu de naissance ?
Budapest
Provenance ?
Budapest
Activité professionnelle ?
Ecrivain…
directeur de théâtre et de cinéma.
"Donc
un artiste !" s'exclama le vice directeur qui s'était rapproché, comme
s'il avait soupçonné notre attitude.
"Il
pourrait être utile à la réalisation du documentaire" lui répondit
promptement le directeur, puis il se tourna vers moi "Je vous le confie,
je suis sur que son aide vous sera utile dans la suite de vos travaux… nous
avons tellement peu de personnel compétent…".
J'opinai
en signe d'assentiment; je laissai les opérations d'enregistrement se
poursuivre, pendant que je m'éloignai lentement, en compagnie du capitaine.
Ce
soir-là, j'envoyai chercher Hoffmann Sandor et je le fis venir dans ma chambre.
Lorsqu'il entra, je l'invitai à s'assoir dans un fauteuil, près du mien. Il
s'assit et commença à me fixer sans un mot; je lui versai à boire, il prit le
verre mais il continua de me fixer. Il avait raison, c'était moi qui lui devais
des explications.
Je
lui racontai tout ce qui était arrivé depuis que nous nous étions quittés.
Je
lui parlai de mon travail, je lui parlai aussi de ma perplexité à propos de la
propagande, du national-socialisme, de l'Allemagne, de la guerre, du futur.
Je
n'avais pas voulu être compromis mais, j'étais…totalement compromis.
Qu'est-ce
que je pouvais faire ? Que pouvait-on faire ?
Hoffmann
Sandor m'écouta.
Je
lui racontai ce qui se passait dans le camp et je lui décrivis des scènes
auxquelles j'avais assisté, y compris celle du premier jour; celle du couteau…
de l'étoile de David ensanglantée; "les moyens de gouverner le camp sont
la force et la terreur" je répétai les paroles du vice commandant, qui à
son tour citait Hitler.
Hoffmann
Sandor m'écoutait, songeur; de temps en temps il secouait légèrement la tête et
répétait tout bas "quelle honte… quelle honte", puis peu après, il
retrouva le sourire… son sourire ironique d'"autrefois, comme s'il lui
était venue une idée géniale, épique.
Il
me lança un regard sournois et il me dit à voix basse: "je suis sur que tu
l'as ici". Je le regardai seulement quelques secondes, puis j'ouvris ma
valise, je le pris et je le lui donnai.
Il
commença à le feuilleter et lut quelque ligne au hasard.
"Une
petite vallée sans ombre… profonde, sablonneuse, isolée de toutes parts…",
ça y ressemble, n'est-ce pas ?
"…
le condamné… un homme à demi hébété… les cheveux et le visage en désordre… il
avait l'air d'un chien soumis…"… il me regarda par en-dessous, en opinant
"…
la machine est une invention du commandant… le mérite lui en revient seul…
l'ordonnancement de toute la colonie est son œuvre…" on aurait dit les
paroles du vice commandant.
"
Les vieux dessins du commandant… soldat, juge, ingénieur, chimiste…"
Ecoute
çà, "…l'ordonnancement de la colonie est tellement ficelé que son
successeur, quand bien même il aurait eu mille nouveaux projets en tête,
n'aurait pu avant plusieurs années, changer ce qui avait été fait…". C'est
bien ainsi, n'est-ce pas ?
Il
lut la description de la machine.
"Tu
vois, Kafka sait que chaque machine a un fonctionnement séquentiel… comme le
moteur des automobiles… quatre temps… et ainsi, il a imaginé une machine en
trois parties… trois temps
Le
premier est le lit… d'abord le condamné est allongé sur le lit et là, il est
bloqué, contraint… on lui ôte sa dignité… c'est ce qui nous est arrivé… nous
avons été extraits de nos maisons, contraints dans des fourgons à bestiaux,
encadrés, numérotés…
Puis
vient le deuxième temps… le dessinateur… l'ensemble des engrenages qui
déterminent le fonctionnement de la herse… de la machine qui tue… chaque soldat
est une partie de la machine, chaque procédure est une partie de la machine…
Et
enfin, la herse, les chambres à gaz, les fours crématoires… où la condamnation
trouve son accomplissement… Kafka avait imaginé que la herse qui tue était en
partie faite en verre, afin de permettre aux spectateurs, de voir… ici au
contraire, ils ne veulent pas faire voir ce qui se passe vraiment… Ils ne
veulent pas faire voir la façon dont sont traités les déportés… ici la machine
de la propagande doit cacher la vérité…"
Il
demeura pensif quelques secondes puis il rectifia "… à vrai dire ce n'est
tout à fait comme ça. Tu as bien dit que le vieux commandant avait l'habitude
de tuer en incisant au couteau, une étoile de David sur le corps de la victime…
donc… à l'intérieur du camp, chacun doit voir - "les moyens de gouverner
sont la force et la terreur"- mais à l'extérieur, personne ne doit savoir.
Il
resta silencieux, puis d'un air complice, il me lança un défi: " tu
pourrais être le verre… tu pourrais faire voir… tu pourrais filmer… en
prétextant des essais de lumière, de cadrages… tu pourrais filmer les choses
comme elles sont réellement… sans construire de mensonge… sans faire voir rien de
plus que ce qui se passe vraiment… -il se tut un instant-… tu le leur dois… à
ces morts".
Je
croyais vivre la scène dans laquelle Antigone invite sa sœur Ismène à ensevelir
le corps de leur frère mort, abandonné sur le champ de bataille.
Oui.
Le seul moyen de racheter ma dignité était de raconter la vérité. Je devais
raconter la vérité.
Son
idée consistait à tourner deux films en parallèle; le premier aurait été celui
voulu par la propagande, l'autre aurait représenté la réalité… la vérité.
Je
n'aurais envoyé au développement que les bobines du film de propagande, les
autres, je les aurais classées comme des
prises mauvaises, imparfaites, à ne pas développer mais je les aurais gardées
et cachées, jusqu'au moment où j'aurais pu les faire développer, en lieu sur,
éventuellement à l'étranger. C'était une idée machiavélique… et elle était
réalisable… d'autre part, pour ce qui regardait la production, je disposais
d'une certaine autonomie.
Hoffmann
Sandor savait que j'aurais dit oui et sans attendre ma réponse, il poursuivit
sa lecture en s'amusant presque et en opinant sans cesse, comme s'il trouvait
des vérifications continuelles à son théorème:
"Rien
ne dérangeait le fonctionnement de la machine, dans le grand silence on
n'entendait que les soupirs du condamné…
On
écrit sur le corps du condamné, le commandement qu'il a violé…
Connait-il
sa condamnation ? Non, il serait superflu de la lui notifier… il apprendra à la
connaître sur son corps…
Sait-il
au moins qu'il a été condamné ? Non, ça non plus…
Et
la défense ? A-t-il eu la possibilité de se défendre ?...
L'écuelle…
c'est une bouillie de riz chaud et, si l'homme en veut, il peut manger ce qu'il
peut arriver à prendre avec la langue. Personne ne perd une telle occasion…
Au
cours des six premières heures, le condamné vit presque comme avant, il ne
ressent que de la douleur…
Seulement
vers la septième, il perd l'envie de manger… comme l'homme s'apaise après la
septième heure… l'intelligence s'entrouvre, même chez le plus obtus… l'homme
déchiffre ce qui est écrit sur ses blessures…
Ici
repose le vieux commandant. Ses disciples, dont on ne doit plus désormais citer
le nom, ont creusé cette tombe et posé cette plaque. Il est une prophétie qui
dit que le commandant, après un certain nombre d'années, ressuscitera et
guidera ses disciples à la reconquête de la colonie. Ayez foi et
attendez".
Ca
fait peur, hein ? Mais ne vois-tu pas…, ne vois-tu pas ? Kafka était un
prophète… un de ceux qui voient avant… avant que les choses n'arrivent.
A
partir de ce jour-là, nous commençâmes à tout enregistrer. Le commandant
s'était rendu compte du changement dans notre façon de travailler, mais il
n'intervint pas.
Nous
filmâmes l'arrivée des nouveaux trains, les déportés hagards, qui descendaient
des wagons après des jours de voyage dans des conditions inhumaines; le triage,
l'immatriculation, l'envoi au travail, souvent inutile mais toujours
massacrant; les petites et grandes brimades; les humiliations imposées aux
femmes dénudées en public… rasées sur tout le corps; les humiliations imposées
aux vieux, à qui on mesurait le nez, les oreilles, et d'autres parties du corps
pour les besoins de grotesques statistiques
anthropologiques. Nous filmâmes l'envoi aux chambres à gaz; nous
filmâmes les morts et la fumée qui sortait des fours crématoires. Nous filmâmes
tout.
Je
m'efforçais de prolonger les travaux au maximum; je savais qu'après mon départ,
pour Hoffmann Sandor, c'aurait été presque immédiatement la fin. Le vice
commandant lui aurait certainement fait payer durement le traitement de faveur
dont il avait bénéficié jusque là.
Le
mois de décembre arriva. Les choses tournaient mal pour l'Allemagne.
Le
commandant avait compris quelle serait l'évolution inévitable et désormais
proche et ainsi, pour se sauver – je ne le juge pas, cela n'est pas de ma
compétence-, dans les premiers jours de décembre il décida de rentrer à Berlin,
d'où il réussit à fuir en Amérique du sud. La direction du camp fut remise
entre les mains du vice commandant. Les voix sur l'état de la guerre parlaient
d'une situation toujours plus critique. Le vice commandant était pris d'une hystérie
frénétique, il ne cessait de répéter qu'il fallait absolument mener le travail
à son terme. Les massacres reprirent furieusement.
Nous,
nous filmions tout; nous devions attester de tout ce qui se passait.
Le
vice commandant délirait maintenant: "j'use toutes mes forces pour
maintenir en vie tout ce qui existe, pour compléter ce qui a été commencé et
qui doit absolument être mené à terme… il n'y a pas de temps à perdre…
aujourd'hui, on entend de plus en plus de discours ambigus… " il voyait
des complots et des trahisons partout: " C'est impossible qu'un tel
travail ne soit pas…, ne soit pas terminé à cause de…" il haïssait le
commandant parce qu'il avait fait obstacle par tout moyen au travail dans le
camp " sa façon de penser, liée aux préjugés de la culture libérale et
chrétienne est inacceptable"; la critique était, à peine voilée, dirigée
contre nous qui, avec nos exigences, avions offert au commandant plus d'une
occasion pour retarder le travail.
Nous
le filmâmes, lui aussi, pendant qu'il soulageait sa rage en paroles mais aussi
par une brutalité désormais sans plus aucun frein. Vers la mi-janvier, on
commença à entendre les échos des bombardements des forces russes qui
avançaient. Le vice commandant ordonna de furieuses exécutions de masse. Les
corps des victimes étaient empilés en de gros tumulus, arrosés d'essence et
brûlés.
Quand,
le 25 janvier, au fond de l'allée qui menait au camp, trois chars d'assaut
russes apparurent avec, derrière eux, un groupe de soldats russes, nous étions
encore entrain de filmer. Le vice commandant commença à tirer dans tous les
sens en hurlant "détruisez tout… détruisez tout!", il arriva sur nous
et pour défouler toute sa rage, il déchargea tout le reste de son chargeur
contre Hoffmann Sandor. Puis il lança son pistolet contre le cadavre qui gisait
à terre, moi, je continuai à filmer. Il me regarda avec une haine féroce, se
déshabilla, resta torse nu, prit le couteau que le commandant lui avait laissé
en héritage et rapidement, se traça en plein sur la poitrine, une croix gammée
de sang. Puis il appuya la pointe du couteau contre sa poitrine, du côté du
cœur et se jeta à terre de façon à faire pénétrer toute la lame sous son poids.
Il mourut comme ça, dans une marre de sang. Je fis retourner le cadavre, le
svastika incisé sur la poitrine du vice commandant fut la dernière image. Même
cette scène, le suicide du vice commandant, avait été prévue par Kafka. A la
fin l'officier de Kafka se suicide aussi avec la machine de la colonie
pénitentiaire en proclamant sa fidélité délirante et obstinée au programme du
projet, jusqu'au moment ultime et décisif de la révélation incontestable de son
évidente folie.
Je
continuai à filmer jusqu'à l'arrivée des soldats russes.
Pendant
que les soldats russes, stupéfaits, regardaient tout autour d'eux, quelques SS
qui ne s'étaient pas rendus et qui s'étaient réfugiés dans une baraque,
lancèrent deux grenades Les russes coururent se mettre à l'abri; ce furent des
moments de panique; j'en profitai pour sortir le dernier rouleau de pellicule
de la camera et je m'enfuis vers le village; je le remis au curé catholique de
l'église et je le priai de toute mon âme, de le cacher et de le conserver
jusqu'à ce que je revienne le reprendre… ce que je fis après le procès.
Oui,
parce que, comme tu le sais, après la guerre il y eut un procès. Un petit
procès, pas aussi fameux que celui de Nuremberg; un petit procès, devant une
petite commission.
Je
racontai simplement la vérité, en reconnaissant ma participation aux programmes
de propagande; je racontai tout ce dont j'avais été le témoin dans le camp; je
racontai aussi ma rencontre et ma collaboration avec Hoffmann Sandor, en
évitant cependant toute référence au film parallèle. Je ne voulais pas que les
matériaux que nous avions recueillis en secret, tombassent aux mains des
russes, des américains ou d'autres.
Non,
nos prises de vues étaient des documents réels, mais elles étaient surtout du
matériel pour construire une œuvre d'art, telle que Hoffmann Sandor l'avait
conçue. Moi et moi seul, pouvais et devais en faire le montage.
Au
procès, je reconnus ma culpabilité: la lâcheté de ne pas vouloir être
compromis, la lâcheté d'une neutralité inacceptable, la lâcheté de vouloir être
au-dessus des parties, la lâcheté du manque de clairvoyance, la lâcheté de
l'attente, en espérant que le temps résoudra tout. Oui je reconnus toutes mes
fautes
J'avais
été complice de la propagande… la propagande… ce carnaval, cette mascarade, à
même de transformer la danse macabre de ces régimes en fête triomphale capable
d'enchanter… d'hypnotiser, d'exalter des peuples tous entiers; cette propagande
qui fait son lit sur la stupidité de celui qui l'écoute; cette propagande qui
avance en distribuant ses fruits empoisonnés: premiers fruits, la peur et la
haine; cette peur et cette haine qui génèrent l'intolérance, la violence, la
brutalité, l'assassinat. Cette peur et cette haine qui portent à
l'anéantissement de sa propre dignité humaine et de celle d'autrui.
La
propagande est la pire des armes des régimes totalitaires; la propagande est la
pire de la pire des polices secrètes qui séquestre, torture et tue; la
propagande est l'arme avec laquelle les régimes déforment le tréfonds de
l'identité des peuples et de cette façon, la détruisent.
Je
n'étais pas le seul coupable, je le savais. La propagande s'était également
servie de la radio et des journaux. L'école et les enseignants étaient aussi
coupables; les églises, avec leurs pasteurs et leurs prêtres. Tous, presque
tous, silencieux et réticents. Tous avaient renoncé à dire la vérité. Tous
avaient renoncé à leur fonction éducatrice.
La
communauté internationale était également coupable… même la communauté
internationale avait fait ses petits pas…oui, même ceux qui alors nous
jugeaient, n'avaient pas toujours été lucides et déterminés dans leur action
contre le national-socialisme…
…
et quand les petits pas portent au point de non retour… lorsque arrive le temps
de l'impuissance, alors on ne peut plus rien faire; il faut seulement que chacun
accepte de prendre ses responsabilités et soit disposé à payer pour ses
erreurs… l'erreur la plus grave a été celle d'hésiter. Hitler et les siens
devaient être stoppés tout de suite, même s'ils avaient gagné les élections. Il
fallait les stopper tout de suite par tout moyen. Il y aurait eu des millions
et des millions de morts en moins.
Je
n'étais pas le seul coupable mais cela ne diminuait en rien mes
responsabilités… ce n'était pas une consolation. Je demeurai silencieux pendant
tout le reste du procès, prêt à accepter la condamnation qui m'aurait été
infligée, quelle qu'elle fut. Souvent, je repensais à cette dernière phrase du
récit de Kafka, que Hoffmann Sandor lut le premier soir de notre rencontre dans
mon logement: "… Ici repose le vieux commandant. Ses disciples, dont on ne
doit plus désormais citer le nom, ont creusé cette tombe et posé cette plaque.
Il est une prophétie qui dit que le commandant, après un certain nombre
d'années, ressuscitera et guidera ses disciples à la reconquête de la colonie.
Ayez foi et attendez".
Ayez
foi et attendez: la prophétie dit que l'horreur reviendra… cette horreur
toujours prête à revenir, soutenue… poussée par le vent des nouvelles et
diverses formes de la propagande.
Je
fus absout, je n'avais pas commis de crimes effroyables, je n'avais pas ordonné
de massacres. Je fus absout par une justice banale; une justice qui ne condamne
seulement que les bourreaux.
Je
fus absous mais, ma vie était désormais…était un tas de ruines et allait le
rester pour toujours. Je tentais de me reconstruire une normalité, hors d'Allemagne…
le mariage, les enfants… je tentai parce qu'il me restait encore un devoir
envers la vie… envers un ami… je devais monter le film… je devais. Maintenant,
le film secret de Hoffmann Sandor… la dernière mise en scène de Hoffmann Sandor
… "Dans la colonie pénitentiaire", librement inspiré du roman de
Franz Kafka, est entre tes mains. C'est un film précieux. Montre le aux
historiens du cinéma, fait en sorte qu'il soit projeté et conservé dans les
cinémathèques.
Je
suis obsédé par une question à laquelle je ne sais pas trouver de réponse.
Comment
se défendre ? Comment les peuples peuvent-ils se défendre contre le démon
équivoque de la propagande ?
Sans
doute, seules la raison et la culture pourront sauver les peuples; une culture
authentique, profonde.
Mais
trop souvent la culture se transforme en érudition stérile ou en préjugé au
service de nos propres préjugés et de nos choix idéologiques personnels… trop
rarement la culture réussit à devenir la force qui nous permet de comprendre
les vraies valeurs, les valeurs profondes.
Trop
souvent la raison s'endort et la culture devient un exercice inutile…
C'est
ainsi, mon fils, pas de réponse et peu d'espoir… je t'embrasse… excuse mon
manque d'ironie… excuse-moi si je ne parviens pas à me construire des
illusions… et à vivre comme si de rien n'était. Je ne peux vivre dans la
terreur que ce qui est arrivé puisse de nouveau se produire… s'il est terrible
d'avoir une telle crainte, en sachant qu'on a été et qu'on peut à nouveau être
des victimes… c'est insupportable d'avoir cette peur en sachant qu'on a été et
qu'on peut à nouveau être des bourreaux.
Excuse-moi…
ton père".
…
avant de projeter ces images… je voudrais ajouter une petite réflexion… une
relation… un souvenir. Mon père… un fantôme… je ne me rappelle pas avoir jamais
entendu le son de sa voix… ma mère respectait son silence, sa fermeture au
monde…lorsque ma sœur et moi nous jouions… nous faisions attention à ne pas le
déranger… nous avons été élevés ainsi à l'accepter et à le respecter. Lorsque,
plus grand, je demandai à ma mère pourquoi mon père était… aussi… elle me
répondit seulement qu'il avait beaucoup souffert…
La
seule chose que je puis ajouter à tout ce qui a déjà été dit, est une chose que
mon oncle Luca Alberto, le frère de ma mère, m'a dite… il me fit part d'un bref
échange qu'il avait eu avec mon père… c'était au début de 1954; mon oncle vint
chez nous avec un cadeau… un téléviseur…les émissions de la RAI venaient de débuter…
mon père et mon oncle parlèrent un peu… mon père comprit immédiatement… si avec
la radio, les journaux, le cinéma… on était arrivés, là où on était arrivés… qu'allait-il
advenir maintenant, avec ce nouveau média qui, comme la radio, allait pouvoir
entrer dans toutes les maisons et apporter dans toutes les maisons, non
seulement les discours mais aussi les images… les mensonges de la propagande
allaient être beaucoup plus convaincantes, beaucoup plus efficaces…
Mon
père avait immédiatement compris qu'à travers la télévision, la propagande
allait être invincible… et il perdit tout espoir. Peu de mois après, il cessa
définitivement de parler…
S'il
vous plaît… nous pouvons commencer la projection.
A ce moment, on éteint les
lumières dans la salle et suit une courte projection d'images des camps (mais
aussi, des parades nazies et de Hitler qui s'adresse aux foules en délire). La
séquence se conclut sur l'image du visage de Franz Kafka.

La dernière mise en scène de Hoffmann Sandor by Luigi Alcide Fusani is licensed under a Creative Commons Attribuzione - Non commerciale - Non opere derivate 3.0 Unported License.
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