CE QUI RESTE DES SONGES

Ce qui reste des songes by Luigi Alcide Fusani is licensed under a Creative Commons Attribuzione - Non commerciale - Non opere derivate 3.0 Unported License.
Ce qui reste des songes
(Manifeste)
Le théâtre que vous attendez, comme
une totale nouveauté, ne pourra jamais être le théâtre auquel vous vous
attendez.
En effet, si vous attendez un nouveau
théâtre, vous l'attendez nécessairement dans le cadre des idées que vous avez
déjà; et en outre, quelque chose que l'on attend, existe déjà d'une certaine
façon.
Mais les nouveautés, mêmes totales,
ne sont jamais idéales, elles sont toujours concrètes. Aussi, leur vérité et
leur nécessité ne se connaissent pas ou ne se discutent pas en se reportant aux vieilles habitudes.
Aujourd'hui donc, vous tous, vous attendez
un théâtre nouveau mais vous tous, vous avez déjà en tête une idée, née au sein
du vieux théâtre.
Aujourd'hui au contraire, ce qui est en
cause, c'est le théâtre lui-même: aussi, paradoxalement, l'objet de ce
manifeste sera le suivant: le théâtre devrait
être ce que le théâtre n'est pas.
Quels sont les destinataires du nouveau théâtre
Les destinataires du nouveau théâtre ne seront pas les
gens qui forment généralement le public du théâtre. Ce seront au contraire, les
quelques milliers d'intellectuels de n'importe quelle ville dont l'intérêt pour
la culture est sans doute naïf mais réel.
Ces quelques lignes sont le premier propos
révolutionnaire de ce manifeste. Elles signifient en fait, que l'auteur d'une
pièce de théâtre n'écrira plus pour le public qui depuis toujours est le public
du théâtre, qui va au théâtre pour se divertir, et qui en est parfois
scandalisé.
Les
destinataires de ce nouveau théâtre ne seront ni divertis ni scandalisés.
Le théâtre
de mots
Le nouveau théâtre n'est ni un théâtre académique ni un
théâtre d'avant-garde.
Il ne s'inscrit pas dans une tradition. Tout simplement,
il l'ignore et la dépasse, une fois pour toutes.
Le nouveau théâtre se veut définir, même banalement,
"théâtre de mots".
Son incompatibilité, que ce soit avec le théâtre
traditionnel ou avec n'importe quel type de contestation du théâtre
traditionnel est par conséquent contenue dans cette autodéfinition.
Il ne cache pas sa référence explicite au théâtre de la
démocratie athénienne, sautant complètement par-dessus toute la tradition
moderne du théâtre de la renaissance et de celui de Shakespeare.
Venez assister aux représentations du "théâtre de
mots", avec l'intention d'écouter plus que de voir; cela sera nécessaire
pour mieux comprendre les paroles que vous entendrez, et donc les
idées, qui sont les véritables personnages de ce théâtre.
A quoi
s'oppose le théâtre de mots.
Le nouveau théâtre se définit comme (théâtre) "de
mots", pour s'opposer donc:
I.
Au
théâtre du discours, qui implique une reconstruction environnementale et une
structure de spectacle, naturalistes, en dehors desquelles, les évènements
(meurtres, vols, ballets, baisers, étreintes et apartés), ne pourraient être
représentés.
II.
Au
théâtre du Geste et du Cri, qui conteste le précédent, en en éradiquant les
structures naturalistes et en en désacralisant les textes: mais dont il ne peut
abolir la donnée fondamentale, l'action théâtrale, qu'il porte au contraire, jusqu'à l'exaltation.
De cette double opposition, dérive une des
caractéristiques fondamentales du théâtre de mots: soit, (comme dans le théâtre
athénien), l'absence presque totale d'action
théâtrale.
L'absence d'action théâtrale, implique naturellement, la disparition presque
totale de la mise en scène, - lumières, scénographie, costumes, etc; tout sera réduit au
minimum indispensable.
Qu'il
s'agisse du théâtre du discours ou du théâtre du Geste et du Cri, tous les deux
ont en commun la haine du mot. Le premier est un rituel dans lequel le public
traditionnel se reflète, en s'idéalisant plus ou moins mais cependant, en se
reconnaissant toujours.
Le
second est un rituel dans lequel le public traditionnel, se reconnait d'une
part comme producteur de ce théâtre, mais éprouve par ailleurs le plaisir de la
provocation, de la condamnation et du scandale (à travers quoi, il n'obtient au
bout du compte, que la confirmation de ses propres convictions).
Le
théâtre du Geste et du Cri a pour destinataire, - même absent, un public à
scandaliser (sans lequel, il ne pourrait se concevoir).
Le
théâtre de Mots au contraire, a pour
destinataires les mêmes groupes culturels de pointe, par qui il est produit.
Dans
les spectacles du théâtre de Mots, il y aura surtout un échange d'opinions et
d'idées, dans un rapport beaucoup plus critique que rituel.
Le
théâtre de Mots est un théâtre rendu possible, recherché et apprécié dans un
cercle étroitement culturel; il représente en conséquence, l'unique voie de la
renaissance du théâtre.
L'acteur du théâtre de mots
Tout
cela impose la fondation d'une véritable école de rééducation linguistique qui
pose les fondements de l'art dramatique du théâtre de Mots. Un art dramatique
dans lequel l'objet direct n'est pas la langue mais la signification des mots
et le sens de l'œuvre.
Un
effort total, à la fois de perspicacité critique et de sincérité, qui emporte
une révision complète de l'idée que l'acteur a de soi.
Il
conviendra donc que l'acteur du "théâtre de Mots", change de nature
en tant qu'acteur: il ne devra plus se sentir physiquement, porteur d'un verbe
qui transcende la culture dans un concept sacré du théâtre; mais il devra simplement être un homme de culture.
Il
ne devra donc plus fonder son art sur la fascination personnelle ou sur une
sorte de force hystérique et médiumnique, en exploitant par démagogie, le désir
de spectacle chez le spectateur ou en abusant le spectateur à travers l'obligation
implicite de le faire participer à un rite sacré. Il devra plutôt fonder son
art sur sa capacité à comprendre réellement le texte. Et donc, ne pas être
l'interprète, porteur d'un message qui transcende le texte mais, le véhicule
vivant du texte même.
Il
devra se faire transparent par rapport à la pensée: et il sera d'autant
meilleur qu'en l'entendant dire le texte, le spectateur
comprendra que lui, a compris.
1.
Je
m'étais réveillée et je ne reconnaissais rien.
Je
ne reconnaissais pas le lit; je ne l'avais jamais vu, avant.
Je
ne reconnaissais pas la fille qui était près de moi et qui me parlait… elle
disait qu'elle s'appelait Stella et qu'elle était ma sœur, mais moi, je ne
l'avais jamais vue. Elle m'effrayait. Elle m'étreignait, elle me touchait, elle
me demandait: "mais que t'est-il arrivé cette nuit ?"
Moi,
j'appelais à l'aide, je voulais m'en aller, je voulais fuir.
Stella
était très belle, sa peau était délicate, ses cheveux formaient une onde
élégante et négligée qui retombait jusqu'au dessus de l'œil. Son corps était
recouvert d'un vêtement de soie blanc.
Et
moi, j'étais couchée dans un lit…, un lit qui ressemblait à une nacelle d'or
Stella
m'interpelait: " Assez Rosaura, tu as toujours été saine d'esprit,
maîtresse de toi, une fille comme moi, comme toutes les autres…voilà vingt ans
que tu dors dans ce lit… tu dois en finir avec cette histoire.". Elle me parlait
de mon père, de ma mère; elle disait que nous étions riches, que notre père
possédait tant de terres aux environs de Madrid, qu'on aurait pu y construire
une deuxième Madrid… Mais moi je n'en savais rien, je ne reconnaissais pas le
lin de ces draps-là, je ne reconnaissais pas les rideaux aux fenêtres ni les
tapis sur le sol. J'étais étrangère à tout. Tout ce que je voyais ne
m'appartenait pas, parce que je ne connaissais ni la richesse ni tout ce qui
est lié à la richesse. Tout cela me semblait être un songe mais Stella
soutenait que ce n'était pas un songe…
Elle
me proposa de faire comme si on jouait. "Fais comme si tu ne savais rien
du monde où tu t'es éveillée ce matin. Fais comme si tu ne savais rien du monde
dans lequel tu vis. Moi, je feindrai de devoir t'expliquer tout cela, parce que
personne ne viendra jamais te libérer…même si tu appelais à l'aide jusqu'à
demain….et moi je ne pourrai pas ne pas être ta sœur, même si tu devais le nier
jusqu'à ta mort... pareil pour cette maison, notre père, notre mère, notre
frère Pablo. C'est pour cela que tu dois feindre et écouter toutes les
explications que je te donnerai, comme dans un jeu".
Moi
je ne voulais rien savoir, je ne voulais rien apprendre; je voulais simplement
retourner là où était ma vraie place.
Mais
ma sœur prit une bague qui se trouvait sur la table de nuit. Une bague en or,
ancienne, que notre mère avait héritée de sa mère, qui elle-même l'avait hérité
de sa mère, de mère en mère…
"Rosaura,
la première chose que tu as toujours faite, chaque matin, est d'enfiler cet
anneau à ton, doigt. Enfile-le".
Un
mois plus tard, j'étais allée au Prado, avec ma sœur.
Lorsque
nous rentrâmes à la maison, ma mère était entrain de parler avec une amie.
Elles parlaient de politique, des privilèges…elles évoquaient l'époque de la
guerre civile, de Franco, des catholiques, des bourgeois, des industriels…,
elles parlaient des juifs et de Himmler, qui aurait mieux fait de les tuer
tous.
Tout
d'un coup, on annonça la visite d'un monsieur, "un homme de noble
aspect".
On
lui donnait environ cinquante ans. Il avait été absent de l'Espagne depuis
longtemps. Il dit que les flics l'avaient fait passer cette fois, va savoir
pourquoi… oui, il dit vraiment "flics"… une petite provocation.
Il
ajouta que lui aussi était noble, bien qu'il eût un peu de sang juif. De
religion catholique cependant et bourgeois de culture. Il était parfaitement en
règle.
Il
parla longtemps. Un discours amer et spirituel à la fois. J'ai le diable aux
trousses, dit-il. Il parla de ses amis connus et exilés: Machado, Unamuno,
Rafael Alberti… de Buñuel et du surréalisme.
Il
raconta comme il avait vu l'Espagne d'avion… il dit des phrases que je
n'oublierai jamais: "et ainsi, je pleurais comme un poète, le long des
rives du Douro. Mon âme pendait comme les pans d'une chemise, hors du
pantalon…"
Il
disait qu'il avait vécu toute la vie en s'amusant. Il avait vécu un peu
partout, en globe-trotter. Il aurait pu devenir ministre et au lieu de cela…
Il
me semblait qu'il avait vécu une belle vie, pleine de voyages, de belles
amitiés, avec beaucoup de légèreté.
Il
me regarda et me dit que j'avais le petit museau désespéré d'un renard.
Il
me sembla qu'il me caressait en me disant: "tu vois Rosaura, celui qui
gagne est un sot mais aussi, perdre tout le temps est un grand malheur".
Il s'appelait Sigismond.
Cette
nuit-là, je fis un rêve étrange. Je me trouvais à l'intérieur du tableau
"Las Meniñas" de Velàsquez. Je portais un corset étroit et allongé
et, une jupe baroque avec deux bosses sur les côtés. Mon père était habillé en
roi et ma mère, en reine. Ils disaient des phrases étranges:
"L'amour
est impensable, sans sens social",
"La
naissance, quelle extraordinaire source de droits et de connaissance",
"Reconnais
ta vie dans celle des autres, Rosaura, e tu verras qu'elle sera vraie. Aies les
amours que les autres ont et tu verras qu'ils ne se distingueront pas de la
vie",
"Courage,
Rosaura, avoues à ton père que tu es amoureuse de Sigismond. C'est seulement si
tu avoues l'inavouable que nous pourrons te parler et te persuader de ta
trahison, en te reniant".
"Le
pouvoir dialogue avec ceux qui lui appartiennent; le pouvoir peut être bon, et
même, il doit être bon".
Mais
moi, je me taisais. Alors, mon père dit: " Donc, tu ne veux pas avouer.
Nous pourrons te convaincre que ce Monsieur Sigismond; que tu aimes, ne peut
être aimé par toi, parce qu'aucun sens social ne pourra jamais contenir cet
amour: En fait Sigismond est un antifasciste qui a vécu en exil, fiché,
surveillé chez lui, un être contaminé par la pauvreté, qu'il défend en
trahissant la richesse et que, comme ta mère l'a dit en parlant des juifs, les
autorités feraient bien de coller au mur.
Je
me réveillais dans un lieu que je ne comprenais pas, un couvent, une maison de
soins, un asile d'aliénés.
Il y
avait un jeune médecin qui était amoureux de moi.
J'aimais
un bourgeois raté et un autre bourgeois raté était amoureux de moi.
S'il
travaillait dans un asile d'aliénés, c'était parce que en réalité, il y était
enfermé, isolé, exclu lui aussi, comme moi. Un autre vaincu.
Nous,
nous étions marqués du sceau de la défaite, dès la naissance. La naissance est
tout.
Le
jeune médecin qui était amoureux de moi, n'eut jamais le courage de me déclarer
son amour.
Il
me parla une fois, une fois que je pleurais; je pleurais et je protestais que
mon corps n'était pas une chose, qu'ils ne pouvaient pas le poser là où ils
voulaient. Je protestais que mon corps était sacré, parce que c'est grâce à lui
que je vis.
Il
me dit: " pauvre Rosaura, c'est justement parce que vous avez un corps,
que vous pouvez être notre bouc émissaire. Ne blâmez pas votre père. Il a le
droit de vouloir se libérer de vous et de vivre en commun avec les autres pères
espagnols, le présent et la tradition, sans contradictions. Je collabore avec lui, à sa ségrégation, dans laquelle vous
êtes réduite au silence: corps, chose."
Ensuite
il me rendit ma liberté; il ouvrit les portes de la prison, me fit retourner
dans le monde.
J'arrivais
à la maison de Sigismond. Il m'accueillit d'une voix douloureuse. Il avait
perdu toute sa légèreté. Il parla: "dans les billets que tu m'as écrit, au
début tu avais des expressions d'admiration quasi filiale. Puis peu à peu, ils
sont devenus de véritables messages d'amour. Maintenant je peux te parler parce
que, d'avoir été offensée te donne des droits.
Rosaura,
non seulement je ne peux pas t'aimer mais toi non plus, tu ne peux m'aimer.
Il
observa une longue pause avant de reprendre.
"Tu
as entendu dire qu'il y a eu une guerre civile en Espagne… dans cette guerre,
j'étais aux côtés des pauvres contre les riches, avec les ouvriers et les
paysans, contre les prêtres er les bourgeois. Ca a très mal fini pour nous…
Ta
mère et moi, fréquentions la même école et nous étions fiancés, par jeu, mais
notre amour était réel. En plus de nous aimer, nous avions alors, les mêmes
idées politiques. Nous étions deux fiers républicains, les anarchistes et les
communistes étaient nos frères. J'étais jeune mais je savais me servir d'un
fusil, j'ai tiré contre la Phalange. J'écrivais des lettres d'amour, comme un
soldat en guerre à sa fiancée. Parce que la guerre divise toujours, son
véritable but semble être de diviser les gens qui s'aiment.
Puis,
tout finit, avec notre défaite… j'aurais pu rentrer à Madrid, être pardonné,
reprendre mes études, revoir ma fiancée. Je ne l'ai pas fait. Je n'ai plus
jamais revu ta mère. Une autre guerre a éclaté et s'est terminée. J'ai survécu
une deuxième fois et par faute d'une terrible nostalgie, je suis retourné
incognito, en Espagne. Dans le vieux Madrid, j'errais seul, comme un bouc
émissaire ayant échappé à la hache. Qui pouvais-je chercher, sinon ta mère? Je
l'ai retrouvée… mais qui ai-je retrouvé à la place de ta mère ?.. Une femme
inconnue, ses quinze ans de plus étaient un siècle d'ordre et d'ennui. Ta mère,
qui avait haï Franco, lorsqu'il avait débarqué en Andalousie, l'aimait
maintenant.
Lorsque
je l'ai retrouvée ainsi, je l'ai violée. J'ai imposé mon corps à ta mère, par
haine et par vengeance ou peut-être par un amour qui ne voulait plus être nommé
ainsi.
Cela
n'a pas empêché qu'il en naisse un enfant.
Je
t'avais avertie que cette histoire te laisserait comme perdue dans le noir.
Je
t'avais avertie que la douleur aurait étouffé la joie et la joie, la douleur.
Cet
enfant c'est toi et je suis ton père.
Je
devais te raconter cette histoire, je devais… les devoirs ne sont que des
digues, contre la réalité…même si souvent, elles sont parfaitement inutiles.
Il
n'y a plus rien à dire. Tu es libre de ne plus m'aimer… ou bien même de m'aimer
encore.
"Je
voudrais l'aimer encore".
2.
Je
m'étais réveillée et je ne reconnaissais rien.
Je
ne reconnaissais pas le lit; je ne l'avais jamais vu, avant.
Je
ne reconnaissais pas la fille qui était près de moi et qui me parlait… elle
disait qu'elle s'appelait Carmen et qu'elle était ma sœur, mais moi, je ne
l'avais jamais vue. Elle me faisait peur. Elle m'étreignait, elle me touchait,
elle me demandait: "mais à quoi as-tu rêvé cette nuit ?"
Moi,
j'appelais à l'aide, je voulais m'en
aller, je voulais fuir.
Carmen
était très belle, sa peau était brune et pourtant diaphane. Ses cheveux
sauvages retombaient jusque sur ses yeux. Elle portait un vêtement orange, très
mignon, qui la couvrait à peine.
Et
moi, j'étais dans un lit…, un lit avec un petit matelas dur et de vieilles
couvertures grises, toutes sèches de sueur et de poussière.
Carmen
m'interpelait: " Allez, Rosaura, voilà trente ans que tu dors sur ce
pageot… arrête de nous casser les burnes.". Elle parlait de mon père qui
était un vieil ivrogne, de ma mère, qui était toujours en furie, elle disait
que nous étions des pauvres diables, que notre père, avant de devenir un
saoulard, avait été manœuvre, que nous avions huit frères qui étaient partis
travailler dans les mines, en France et en Allemagne; heureusement, de cette
façon nous n'avions plus à les entretenir, nous…, mais moi je n'en savais rien,
je ne reconnaissais pas la toile déchirée de ces draps-là, je ne reconnaissais
pas la poussière sèche de ces couvertures. J'étais étrangère à tout cela…, tout
ce que je voyais ne m'appartenait pas, parce que je ne connaissais ni la
pauvreté ni tout ce qui était lié à la pauvreté qui régnait là-dedans et. Tout cela me semblait un songe. Mais
Carmen soutenait que n'était pas un songe…
Elle
me proposa de faire comme si on jouait. "Fais comme si tu ne savais rien
du monde dans lequel tu t'es réveillée ce matin. Fais comme si tu ne savais
rien du monde dans lequel tu vis. Moi, je feindrai de devoir t'expliquer
comment tout fonctionne, parce que personne ne viendra jamais te libérer…même
si tu appelais à l'aide jusqu'à demain….et moi je ne pourrai pas ne pas être ta
sœur même si tu devais le nier jusqu'à ta mort... et pareil, pour cette maison,
que nous appelons le cloaque, notre père, notre mère et tout le reste. C'est
pour cela que tu dois feindre et entendre, comme dans un jeu, toutes les
explications que je te donnerai.".
Moi,
je ne voulais rien savoir, je ne voulais rien apprendre, je voulais seulement
retourner, là où était ma vraie place.
Ma
sœur prit la cuvette qui était sous la table de chevet, une vieille cuvette
toute cabossée, avec des rayures de saleté dans le fond. Une cuvette que notre
mère avait achetée, un été, chez un marchand ambulant qui avait une petite
charrette blanche en bois, et une figure d'enfant tzigane qui chantait.
"Rosaura,
la première chose que tu fais le matin, en attendant des clients, est de te
laver les fesses dans cette cuvette blanche toute cabossée. Qu'est-ce que tu
attends ? Lave-toi".
Un
mois plus tard, j'étais là, dans ma baraque, à attendre les clients.
Tout
d'un coup on entendit un boucan… un bordel…
C'était
une bande d'adolescents qui devaient avoir tous entre 16 et 17 ans
L'un
d'entre eux était récalcitrant… " Maudits, laissez-moi, laissez-moi, je ne
veux pas entrer!".
"si
tu ne veux pas entrer, ça veut dire que tu es puceau ou bien tu es pédé".
"si
tu ne veux pas entrer, ça veut dire qu'aujourd'hui, tu t'es branlé; tant pis
pour toi".
Ils
le poussèrent à l'intérieur et fermèrent la porte. Désespéré, il se mit à la
frapper de dedans. Il hurlait: "Laissez-moi sortir! Ouvrez la
porte!".
Lorsqu'on
ne les entendit plus, il se tourna vers moi et me dit: "dis-leur qu'ils
m'ouvrent, dis-leur toi, je t'en prie… dis-leur que tu ne veux pas, dis-leur
que je suis trop jeune… s'il te plaît, aide-moi… je te paierai quand
même."
Je
n'avais pas la clé de la porte, je n'étais pas libre. Si j'avais été libre, je
ne me serais pas trouvée là.
Je
le lui dis mais il insistait à vouloir partir et ne pas vouloir rester avec
moi.
Je
lui demandai, pourquoi ? Je te fais peur ? Je te dégoute ? Tu aimerais mieux
que je sois plus jeune et plus belle ? Il essaya d'être gentil et me dit qu'il
me trouvait jeune et belle. J'aurais pu être sa mère et, comment pouvais-je
être belle en étant enfermée là-dedans toute la journée, comme une chienne
attachée dans un chenil ? Je le lui dis. Nous commençâmes à parler. C'était son
anniversaire et c'était son cadeau, de la part de ses amis. Ils l'avaient
poussé là-dedans, pour le dépuceler.
Il
venait certainement d'une famille riche. Il était mignon. Les cheveux châtains
dorés, le regard à la fois furieux et doux. Il n'avait même pas un poil de
barbe. La bouche d'un petit poisson, la lèvre du haut charnue et proéminente.
Il ne ressemblait pas à un petit monsieur. Il avait le visage des pauvres. Sauf
qu'il se peignait un peu plus soigneusement.
Il
disait que toutes ses copines de classe étaient amoureuses de lui… c'était sans doute vrai..
A un
certain moment, il commença à me raconter sa vie. Il me dit qu'il avait décidé
de son destin. Il voulait quitter l'école et sa famille. Il regardait souvent
les bateaux à quai dans le port de Barcelone; prêts à partir. Il parlait de
nous, les exclus…, nous avec nos yeux trop noirs et nos caractères de gitans…
nous, trop noirs et trop pauvres. "Il s'en faut peu, qu'ils viennent ici,
nous mettre des uniformes, comme dans un lager, un asile de fous, une
prison..". Il me parla d'un de ses amis qui était en taule. Un type qui
aimait les enfants. Un type comme Socrate.
Il
voulait lui aussi, devenir l'un des nôtres, un pédéraste, un fou, un
délinquant, un andalou, une pute.
Il
avait compris quelque chose et il était devenu, lui aussi un danger.
Nous
sommes les boucs émissaires de cette Espagne stupide et misérable. Nous sommes
en prison parce que nous avons un corps. Sans corps il n'y aurait ni honte ni
souffrance ni mort.
Il
se vantait d'avoir lu des livres difficiles: Marcuse, Malcom X, Carmichael…
Il
demandait: " Que doivent faire aujourd'hui, les pédérastes, les fous, les
andalous, les putes, les femmes?".
Il
me le demandait à moi mais, qu'est-ce que j'en savais, moi? Je savais seulement
que j'étais entrain de tomber amoureuse de lui.
Les
autres revinrent le chercher. J'étais prête à dire qu'il l'avait fait et qu'il
en avait une grande, belle et dure mais lui, ne voulut pas que je dise quoi que
ce soit. J'avais mal au cœur de le quitter. Il me promit de revenir. Il me
donna sa parole. Il me laissa seule et désespérée. Je ne savais pas où il
habitait, je ne savais pas où il allait. Je ne pouvais rien faire.
Les
autres revinrent le chercher. J'étais prête à dire qu'il l'avait fait et qu'il
en avait une grande, belle et dure mais lui, ne voulut pas que je dise quoi que
ce soit. J'avais mal au cœur de le quitter. Il me promit de revenir. Il me
donna sa parole. Il me laissa seule et désespérée. Je ne savais pas où il
habitait, je ne savais pas où il allait. Je ne pouvais rien faire.
Peu
après, ma sœur entra. Elle m'interrogeait et riait comme une imbécile. Elle me
posait des questions sur le garçon. Elle voulait savoir si nous avions fait
l'amour. Si nous l'avions fait vraiment.
Elle
riait et voulait savoir à quoi ressemblait son affaire. Je lui répondis qu'il
l'avait longue et dure comme une épée mais délicat comme une fleur et qu'à le
toucher on aurait dit de la soie…
Elle
riait et voulut savoir si j'étais tombée amoureuse. Je répondis,
"amoureuse, un peu, oui, qu'y a-t-il de mal à çà ?".
Elle
riait encore et me demanda s'il devait retourner. Celui qui a été une fois avec
moi, y revient. Moi, je les travaille comme il faut…
Elle
riait. Des larmes commencèrent à me venir aux yeux.
Cette
nuit-là, je fis un rêve étrange. C'était dans une grande pièce vide; peut-être
l'atelier d'un peintre dans un palais antique. Il n'y avait qu'un seul
personnage, un roi, qui se reflétait dans un grand miroir. Puis deux hommes
entrèrent. L'un venait d'une pièce obscure, l'autre d'une pièce pleine de
lumière.
Le
roi dit: "Qui sait si l'ancienne loi prévaudra encore…, la loi qui dit que
l'amour dure plus longtemps que le sommeil. Qui sait ? Allez, allez et défaites
les liens de l'existence, distribuez les ténèbres et la lumière à parts égales,
donnez de la joie et de la peine. Faites donc le bien en faisant le mal et
faites le mal en faisant le bien".
Ce
même jour, je reçus la visite du curé de la paroisse: il commença tout de suite
par me demander des explications sur mes yeux rougis. Je tentais de lui servir
quelque boniment mais sans grande conviction. Il me dit qu'il n'était seulement
là, que pour m'aider. Sa présence me gênait. Mais lui insistait: "Ce que
je dois vous dire, concerne vos yeux rouges, je vous aiderai, même si vous ne
le voulez pas". J'écoutais en pensant que je ne lui aurais dit la vérité,
que seulement si cela devait me convenir. Il me réprimanda gentiment… Je ne fréquentais
pas l'église, ma sœur au contraire… il n'y avait pas d'office qu'elle aurait
raté. Il était habile, ne pouvant m'embobiner en me prenant à rebrousse-poil...
il tentait de m'embobiner en douceur.
Puis,
il en vint au fait.
"Carmen
est venue chez moi et elle m'a dit que l'autre jour tu aurais… fait l'amour…
Avec
un certain Pablo… un lycéen…
Alors...
tu acceptes ou non, de me dire la vérité ?"
J'opinais:
" c'est vrai, j'ai fait l'amour avec lui".
"Et
maintenant tu as les yeux rougis… parce qu'il ne revient pas…
Je
suis ici pour t'apprendre une nouvelle qui te donnera beaucoup de joie,
beaucoup de peine… et tu en resteras muette dans une grande confusion. Et c'est
pour cela que tu as besoin d'aide…
De
toutes façons, saches que si Pablo ne revient pas, cela ne dépend ça n'est pas
de sa propre volonté."
Cela me suffisait déjà... il me suffisait
de savoir qu'il aurait voulu venir… Ca me suffisait.
Il
renouvela sa demande: "Vraiment, tu as fait l'amour avec lui ?"
Je
tentais de mentir à nouveau... mais bientôt, je dus admettre: "Non. Nous
n'avons pas vraiment fait l'amour… mais s'il revenait, je le ferais
certainement, et je ne lui demanderais même pas un sou, je le ferais gratis,
chaque fois qu'il le voudra et même, je le paierai moi, s'il en avait besoin…
Il
fit une très longue pause
"
Il ne reviendra pas. Mais même s'il devait revenir, tu ne devras pas faire
l'amour avec lui.
Cette
histoire, cette fable terrible, a commencé il y a seize ans.
Tu
étais une enfant lorsque tu as connu Sigismond… Sigismond avait vingt ans… il
n'avait encore tué personne… maintenant il est en prison, la tête rasée et le
corps plein de balafres et de cicatrices… c'est lui qui t'a fait un fils…
Un
fils mâle, aux yeux châtains et des cheveux aux reflets d'or.
Tu
l'as vu à peine… tu n'as même pas eu le
temps de savoir comment il s'appelait…
Moi,
je ne veux pas juger tes bonheurs ou tes malheurs. Je dis seulement ce qui est.
Tu
as été violentée par un garçon, sans le haïr
Tu
as mis au monde un fils et tu l'as perdu, sans protester,
Tu
as pleuré en silence, sans déranger personne,
Peu
à peu tu as tout oublié, sans avoir honte,
Moi,
je ne veux porter aucun jugement, pas même sur ta mère ni sur ta sœur …
Ta
mère et ta sœur savent faire des mauvaises actions… elles essayent de se défendre,
les pauvres.
Au
cours de toutes ces années, tu as cru avoir perdu un fils…
Ton
fils, au contraire, a vécu dans une belle maison, dans la plus belle rue de
Barcelone…
Là,
il a vécu riche et puissant.
Ta
mère et ta sœur exigent de l'argent des personnes qui l'ont adopté… pas
beaucoup, en vérité…
Elles
ont toujours eu peur que toi, que toi… si tu avais su…tu n'aurais pas marché…
et tu aurais fait tout capoter.
Elles
ont suivi la vie de Pablo, pas à pas… elles ne l'ont jamais perdu de vue…
Et
c'est moi qu'elles sont venues trouver… maintenant, maintenant que tu l'as
connu.
3.
Je
m'étais réveillée et je ne reconnaissais rien.
Je ne
reconnaissais pas le lit; je ne l'avais jamais vu, avant.
Je ne
reconnaissais pas la fille qui était près de moi et qui me parlait…elle disait
qu'elle s'appelait Agostina et qu'elle était ma sœur, mais moi, je ne l'avais
jamais vue. Elle me faisait peur. Elle m'étreignait, me touchait, me demandait:
"Mais que t'est-il arrivé cette nuit?"
Moi,
j'appelais à l'aide, je voulais partir, je voulais m'enfuir.
Agostina
m'interpelait: " Ca suffit Rosaura… hier soir tu étais ici, dans cette
maison, avec moi, avec ton mari, avec tes enfants, arrête avec cette
histoire". Mais moi, je ne me souvenais pas, je ne connaissais ni mari ni
enfants.
Je
retombais à nouveau dans le sommeil. D'un seul coup. Ma sœur dit que cela
n'avait duré qu'un instant. Elle dit que j'avais fermé les yeux et que je
m'étais laissé aller entre les draps, comme une morte. J'étais tombée dans un
état qui n'était ni du sommeil ni un évanouissement.
Souvent
je rêvais d'être un faucon qui volait au-dessus de l'Espagne, sur les grands
champs jaunes, desséchés par l'été… ou bien, je rêvais d'être un petit chat qui
miaule, immobile, face à la mer.
Ce
jour-là, j'avais fait un nouveau rêve mais je ne m'en souvenais pas.
Je me
mis à dire des phrases étranges. Je demandai à ma sœur de m'apporter un
oreiller amer et deux draps bouillis, je lui demandai aussi de m'aider à
enfiler le plateau, parce que je devais me lever… je parlais d'aigles qui
étaient revenus sous le trottoir et de tapis aux fenêtres qui empêchaient
l'obscurité, de rentrer.
J'aurais
aimé que Basilio mon mari entendit combien je parlais, lui qui se plaignait
toujours de ce que je fusse trop silencieuse. Pauvre femme, je ne savais même
plus choisir les mots.
Mon
esprit était une vraie tour de Babel.
Mon
mari et médecin débattaient tranquillement devant moi. De toute façon, je ne
comprenais pas.
Le
médecin disait: "il est clair que rien ne survient sans prémisses. On pourrait
expliquer tout cela par l'aphasie. Mais la vérité, c'est que la bourgeoisie
veut éliminer son passé récent. Elle avait besoin d'agneaux révolutionnaires et
elle les trouvés parmi ses fils.
Elle
les a faits éduquer par de vieux Dieux oubliés et puis, elle les a renvoyés
dans le monde, pour tout détruire. Et eux, les fils, ils ont appris, la leçon
crétine.
Oui… en
bonnes masses petite-bourgeoises, ils ont appris à tout détruire, comme Hitler
l'avait déjà appris.
Lorsque
tout ce que le pouvoir aura voulu détruire, sera détruit, les jeunes fils
auront terminé leur travail.
Quant à
notre patiente, laissez-la jouer encore un peu. Son aphasie est une excuse pour
ne pas raconter ses rêves. Elle feint de ne pas pouvoir distinguer les noms des
choses, simplement parce que les choses sont trop mauvaises. Vivre parmi elles,
c'est comme vivre dans un lager".
Mon
mari dit sottovoce; "la vérité,
c'est que je ne l'aime pas assez"…
"Non,
cela n'est pas très grave. Le problème, c'est plutôt que Rosaura ne vous aime
pas, ne vous aime vraiment pas, en tant que compagnon petit-bourgeois, adulte,
voulu par la société et béni par Dieu".
"Vous
devez la guérir et la rendre à la vie! Ma femme doit recommencer à parler la
réalité!".
"Nous
croyons qu'il est préférable de laisser leur univers aux soi-disant fous,
plutôt que de les réintroduire dans celui qui les a exclus. Rosaura a trouvé la
manière de désobéir, sans être désobéissante. Elle se remettra à obéir sans
être obéissante. Les choses reprendront leur place et leur qualité, parce le
dernier mot reste toujours à la raison.
Mais…
mais je vous en prie… ne confondez pas sa condition bourgeoise et la réalité.
C'est
une identification offensive. Ne confondez pas la parole… avec le silence… ou
le hurlement.
Naturellement,
quelque temps après, on me ramena chez moi.
Ce fut
une fête, une grande fête. "une créature revient dans le monde, le fils
prodigue, retourne chez son père". Oui, mon mari commandait avec autorité,
comme un père et il avait besoin d'affection, comme un fils. On faisait la
fête, on débouchait du champagne… c'est seulement dans un monde injuste que
l'on peut rire et connaître la joie de vivre. On trinquait à ma santé,
"merci maman d'être revenue dans le lager où nous tous, nous sommes
contraints de vivre, en quête du peu de liberté qui nous est consentie".
Maintenant
j'avais compris. La véritable grande valeur était justement cette vie humble et
obscure que je refusais en tant qu'atrocité bourgeoise.
Justement
ce jour-là, dans les rues, on criait. On criait et on tirait, on tirait des
coups de fusil et on tuait.
On
commença à frapper, on aurait dit qu'on démolissait la porte. "Ouvrez,
ouvrez s'il vous plaît, faites-moi entrer, s'il vous plaît…"
Mon
mari ouvrit, un jeune homme entra… mon mari soutenait que nous nous étions
regardés avec le regard de deux personnes qui se reconnaissent… il fut tout de
suite soupçonneux.
Il
raconta que la police le poursuivait… la police avait tiré sur les
manifestants, les étudiants… quelqu'un était tombé. Il parlait d'une voix
rauque et il était très fatigué. Il nous raconta un peu de sa vie. Il avait
dix-neuf ans; il venait d'une bonne famille, il était étudiant, il allait à
l'université… sciences politiques. Il donnait des leçons de pureté. Il était
venu à Madrid, de la province. Il avait honte de puer un peu, comme quelqu'un
qui a dormi toute une nuit dans une salle d'attente sans ôter ses souliers et
qui a les cheveux durcis de poussière.
Il
rêvait d'une lutte dans laquelle les étudiants eussent été aux côtés des
ouvriers… et il avait une attitude compréhensive envers les flics adolescents,
fils du sous-prolétariat andalou, politiquement plus purs que lui.
Je
m'endormis pendant que l'étudiant parlait, et peu après, l'étudiant fatigué lui
aussi, s'endormit, là… hirsute et têtu, avec peu de pensées et peu de doutes.
Mon
mari se crut trahi… ce fut comme si je m'étais jetée à ses pieds… ou si j'avais
fui avec lui. Il ressentit quelque chose de sinistre dans cette complicité
d'endormis qui était la nôtre.
Devant
l'éternelle victoire des innocents, il mesurait toute la fatigue à devoir
défendre sa propre réalité dégradée…
Il
balaya rapidement le seul doute qui lui restait. Avertir la police que
l'étudiant était ici, ou mieux… mieux appeler le commandement de la Phalange…
cet étudiant là était un délinquant politique. Il se décida et composa
"simplement" un numéro de téléphone.
A quoi
rêvai-je cette nuit-là ?
Je me
trouvais dans une de ces lieux… ceux que l'on a vu tant de fois dans les photos
qui montrent l'intérieur des dortoirs des lager… les petits lits, les uns
dessus les autres… les couvertures laissées par les morts… quelques oripeaux
pendus au mur ou abandonnés sur le sol… de pauvres être humains monstrueux,
étendus dans ces niches pour animaux, le crâne rasé, les genoux énormes à cause
de la fatigue, les yeux dilatés, cernés, avec dedans une lueur misérable,
presque un sourire honteux.
J'étais
heureuse… j'étais heureuse parce que ma vie ne se déroulait pas dans un palais
royal… ni dans une tour, ni dans une maison petite-bourgeoise.
Ma vraie
vie se déroule en réalité dans un lager. Dans un froid obscur. Dans cette
grande pièce où je suis recluse, dans le peu de soleil reflété par la neige.
Dehors les chiens aboient. Sur les châteaux de lits de camps, sont étendus les
damnés… les corps blancs comme du plâtre sur les couvertures, grises de
poussière gelée. Leurs bras pendent, abandonnés, desséchés. Ils regardent comme
des chiens qui ne savent pas pourquoi ils ne peuvent pas bouger. Ils regardent
tous vers un point où apparaîtra peut-être quelqu'un qui peut les regarder fort
et libre.
Moi
aussi je suis là; un squelette blanc sans presque plus de cheveux, dans la
niche. J'ai les jambes découvertes. Et moi aussi, je souris. Nous ne sommes
plus des humains... nous sommes des choses dont les autres peuvent disposer.
Nous
devons faire horreur pour pouvoir être utilisés au mieux par qui le voudra.
Moi
aussi je suis là; un squelette blanc sans presque plus de cheveux, dans la
niche. J'ai les jambes découvertes. Et moi aussi, je souris. Nous ne sommes plus
des humains... nous sommes des choses dont les autres peuvent disposer.
Nous
devons faire horreur pour pouvoir être utilisés au mieux par qui le voudra.
C'est
l'heure à laquelle on attend. Le soleil, comme tous les jours, allume notre
grande pièce, pendant un petit moment. Une nouvelle nuit à vivre, nous attend.
Le
patron a décidé notre mort et chacun de nous est sur d'être son préféré.
Peu
après, au loin, dans un village, des cloches sonnent. Puis le silence revient.
Sur les murs rouillés, persiste une ultime trace de soleil. Puis… le silence.
Une demi-heure, une heure... et tout d'un coup... un chant. C'est un chant que
nous entendions lorsque nous étions enfants; lorsque l'Espagne était libre.
Ce
chant avance, il se fait de plus en plus clair… c'est une marée humaine qui le
chante, une marée humaine qui avance et peu à peu envahit le lager. Voilà, les
portes sont frappées, et en chantant, ils entrent… ils viennent près de nous,
nous étreignent, baisent nos visages décharnés, nous relèvent, nous soutiennent
comme des frères, nous donnent des vêtements, nous aident à nous vêtir, nous
offrent de la nourriture à manger, nous offrent du vin à boire…
Nous
avons des larmes aux yeux et eux, ils pleurent avec nous pendant qu'ils nous
étreignent et répètent: "vous êtes libres, vous êtes libres!", comme
si nous étions en mesure de comprendre ces mots-là.
C'est
un très beau songe, c'est vraiment un très beau songe… même si en ce moment,
une véritable tragédie commence. Parce que c'est un songe, il n'y a aucun doute,
c'est un songe. Rien d'autre qu'un songe.
Il
était une fois un roi, prophète, qui avait lu dans l'avenir que son fils
Sigismond l'aurait tué.
Alors,
il le fit enfermer et enchaîner dans une tour, l'éloignant de la vie, comme un
monstre.
Mais un
jour, le roi se repentit. Il voulut tenter une expérience, pour vérifier ses
prophéties.
Il fit
libérer son fils, après l'avoir fait endormir profondément à l'aide de drogues
légendaires et il le fit réveiller dans le palais royal, dans un lit
merveilleux, tout de lin et brocards.
Pour
Sigismond, c'était un c'était un songe, évidemment.
Dans
son rêve, cependant, il vit une femme, dont il tomba amoureux.
Le
songe devait prendre fin et de fait, Sigismond fut enfermé à nouveau, rendormi,
dans sa tour. Le songe était destiné à finir mais pas son amour. Dans le
nouveau songe, un sens persistait.
Qu'est-ce
que Calderon a voulu dire par là ?

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