giovedì 4 aprile 2013

Pécs 44 - francese


PÉCS 1944








Ce texte, une narration, a été écrit au cours du printemps 2006. Il a fait partie des cinq textes finalistes de la première édition du prix Théâtre et Shoa et a été publié en édition bilingue, dans la collection Les séminaires de Pécs, en janvier 2007.
Sa première représentation a eu lieu à Pécs, le 6 octobre 2006.

Il a été traduit en hongrois, pour en favoriser sa présentation dans les maisons, les écoles, les centres culturels et religieux.

Mes sincères remerciements vont à Antonio Satta, Ilona Radmòti et Itsvàn Vörös pour leurs précieux conseils, humains et professionnels.



















On ne recherche pas les histoires.
Ce sont elles qui nous trouvent, c'est toujours comme ça.
Une rencontre, un livre éclairant.
Pour ce qui me concerne, ça a été la voix de ces êtres humains qui ont vécu dans leur propre chair, la plus grande tragédie du vingtième siècle.



Chapitre I: Comment le destin, les dieux ou le hasard, voulurent que le professeur vienne enseigner à Pécs.



Le destin ou les dieux ? Déjà les grecs, se posaient la même question, il y a 2500 ans.
Le destin ou les dieux ? Ils avaient déjà compris que la volonté des hommes est peu de chose.
Parfois même, presque rien.
Le destin: c'est difficile de définir le destin.
Contentons-nous du hasard. Définir le hasard, c'est un peu plus simple.
On jette un dé, le deux peut sortir, le cinq, l'as …
On peut gagner, on peut perdre…
On peut monter dans un train et rencontrer l'homme de sa vie…
Ou arriver en retard d'une minute… et ne jamais le rencontrer.
Même cette rencontre d'aujourd'hui, je préfère l'appeler rencontre et non spectacle, arrive par le seul fait du hasard.


Il y a quelques années, un professeur de mathématiques italien, décide que ses enfants étant assez grands pour se débrouiller tous seuls, le moment est venu pour lui, de se présenter à un concours pour enseigner à l'étranger. En Italie, un salaire de professeur permet de vivre difficilement. Au contraire, les avantages d'un poste à l'étranger sont plutôt intéressants.
Désormais, le professeur a dépassé la cinquantaine. Il totalise plus de vingt-cinq années d'ancienneté, il a plusieurs diplômes et donc, s'il réussit le concours, il aura de bonnes chances d'être sélectionné par le ministère à Rome, pour enseigner à l'étranger. Un peu de chance, un peu de préparation, et le professeur obtient un bon résultat au concours. Maintenant il lui faut seulement attendre de savoir quels sont les pays où il y a des chaires libres. Quelques mois plus tard, lorsque le télégramme arrive, il doit choisir entre Istanbul, Tirana et Pécs.
Pourquoi pas Paris, Lyon, Marseille, ou Genève ou Prague…
C'est le résultat du coup de dés: Istanbul, Tirana, Pécs.

Tirana est écartée très vite. Trop de maffia, trop de délinquance, trop d'affaires louches; du moins c'est ce qu'en dit la télévision.
Istanbul… grande métropole, grand passé historique… un ami qui y est allé en vacances, avait dit qu'on y mangeait très bien. C'est une bonne possibilité.
Pécs… Pécs ? Hongrie ? Pourquoi pas Budapest ?
Heureusement que ce n'ait pas été Budapest. Le professeur est très superstitieux et la seule fois qu'il était allé à Budapest, en touriste, il n'était resté qu'un seul jour parce que, au cours de la nuit, il avait rêvé qu'il serait mort le lendemain, précisément là, à Budapest et donc, à sept heures du matin, il avait réveillé sa famille, il avait embarqué, femme, enfants et bagages en voiture et il s'était enfui sans s'arrêter jusqu'à ce qu'il arrive chez lui, à Milan.

Pécs… Hongrie.
Par chance, nous sommes à l'ère d'Internet. Moteur de recherche, Google, chercher Pécs.
On ne comprend rien, les photos de la ville sont belles mais les explications… on ne comprend rien. Il y a une photo d'un théâtre. On clique dessus, on voit les spectacles de la saison.
Il ya aussi des photos d'autres théâtres. Le professeur en compte sept.
Il y en a aussi un pour enfants, qui organise en juin, un festival a priori très intéressant. Le professeur aime beaucoup le théâtre. En Italie il réussit à aller jusqu'à cent-cinquante fois par an au théâtre.
Pendant l'été il se déplace souvent seul pour aller assister à des festivals. Il est capable de voir jusqu'à cinquante spectacles en une semaine. Plus qu'une passion, c'est une véritable addiction.
Pécs. Une ville avec sept théâtres et un festival.
Le lendemain un télégramme part pour Rome: " Comme affectation, je choisis Pécs ".



Chapitre II: Une impression très positive.


Un mois plus tard, le professeur arrive à Pécs., avec sa femme, dans une voiture pleine de livres et de vêtements. Il arrive tout droit de Budapest…, (évidement, pour aller de Milan à Pécs, on ne passe pas  par Budapest d'habitude mais le professeur, avait du se présenter à l'ambassade d'Italie pour prendre son service)…
Nous disions donc, que le professeur arrive de Budapest et il s'émeut. Le professeur est très émotif… il parcourt le long boulevard qui passe devant la fabrique des céramiques Zsolnay…, il passe devant la faculté de droit et d'économie…, mais il ne les voit pas. Ce qu'il voit ce sont des dizaines de jeunes aux arrêts des bus… des jeunes qui sortent des écoles… "Peut-être que ceux-là, seront mes élèves…" pense-t-il, " Ce sont ceux-là les jeunes, les hommes, les personnes avec qui je passerai mes cinq prochaines années".
Le professeur est un émotif. Il s'émeut.

Il continue, il entre en centre ville, il arrive au parking Kossuth. Il se gare. Il descend de voiture. Et, au lieu de demander des informations sur la rue où se trouve le lycée où il doit se présenter, il s'arrête pour regarder la synagogue. Elle est en travaux. On est en train de la réhabiliter. Que c'est beau! Il doit y avoir une communauté très vivante et active. Il se tourne vers sa femme: "Regarde, quelle splendide synagogue. Ici, tu pourras apprendre l'hébreu". La femme du professeur, a envie d'apprendre l'hébreu, depuis les années de l'université. La première impression est très positive. Sur Internet, le professeur avait vu la photographie d'une mosquée, d'une cathédrale, de plusieurs églises. Quelle belle ville où les trois religions monothéistes vivent en paix! A une époque de tensions ethniques et religieuses, c'est un bel exemple de tolérance et de civilité.



Chapitre III: Comment le professeur décida de planter un olivier en Hongrie.


Au cours des mois suivants, le professeur passe plusieurs fois par la place Kossuth. Il y a un parking à partir duquel il est aisé de rejoindre les principales rues du centre ville. Chaque fois le professeur regarde vers la synagogue. Chaque fois, la synagogue est fermée.
Le professeur essaye de comprendre. Et il commence à poser des questions. Questions aux collègues de son l'école. Questions aux élèves. On dirait que personne ne sait rien. On dirait que des Juifs à Pécs, il n'y en ait plus depuis longtemps. Personne ne sait plus rien.

Arrive le printemps. 1er mai 2004. La Hongrie entre dans l'Europe. Grandes festivités. Un peu de temps s'écoule encore. Arrive le 1er janvier 2005.
Quelques années auparavant, la Communauté Européenne avait décidé que le 27 janvier de chaque année, date anniversaire de la libération d'Auschwitz par les troupes russes, soit une journée dédiée à la mémoire. La mémoire de l'Holocauste, ou mieux, de la Shoah.
L'ONU également, a engagé une réflexion sur ce besoin de mémoire et on pense à étendre cette célébration européenne au reste du monde.
Dans l'école du professeur, la commémoration se limite à un communiqué de quelques minutes, au cours de la récréation, au moyen des haut-parleurs, placés dans chaque classe.
C’est la récréation, les jeunes se bousculent au buffet, beaucoup fument en plein air dans la cour intérieure.
Au début du cours, le professeur demande aux élèves: "Qu'est-ce que la radio de l'école a dit, pendant la récréation ?". Regards étonnés. Les élèves se regardent sans comprendre. Qu'est ce que le professeur demande ? Personne n'a rien entendu.
Dans chaque classe, on le sait, il y a toujours un élève ou une élève plus effrontée que les autres: " Que devions-nous entendre, Monsieur le professeur ?".
"Il semble qu'ils aient dit quelque chose sur la Shoah"… "Ah oui, sans doute…" Distraction, désintérêt, superficialité. En réaction, dans l'esprit du professeur, résonnent tout de suite, encore une fois, les paroles de Primo Levi. Il faut rappeler, parce que ce qui est arrivé, justement parce que c'est arrivé, peut se produire encore.
A peu de kilomètres de Pécs il y a la Croatie. Lorsque le professeur rentre en Italie en voiture et qu'il traverse la Croatie, il voit, le long de la route, des dizaines de maisons criblées de traces de balles. Certaines doivent provenir de coups de fusil, ou de mitraillette. D'autres sont plus grosses. Ce doivent être des coups de mortier ou de canon.
Ça s'est passé à moins de 100 kilomètres de Pécs. C'est arrivé moins d'une dizaine d'années avant.
Là-bas, on a parlé une nouvelle fois de nettoyage ethnique.
Là-bas, ont encore été construits des camps de concentration.
Là-bas, des milliers personnes sont mortes dans des conditions honteuses.
C'est arrivé à nouveau et cela peut encore se produire.
Kossovo, Albanie, Serbie, Monténégro, c'est arrivé encore une fois et cela peut encore se produire.
Voilà pourquoi les troupes de l'ONU ne quittent pas la région.

Non. Cela ne doit plus se produire. Cela ne doit absolument plus se produire.
Il faut faire quelque chose. Même quelque chose de petit. Mais il faut faire quelque chose. Planter une graine. Une graine qui fasse naître une plante. Une plante de paix… comme un olivier.
Oui, c'est une belle image que celle de l'olivier; l'olivier donne des fruits précieux: les olives.
Les olives donnent un aliment sain et nutritif: l'huile.
Il faut nourrir les esprits des jeunes élèves. Il faut les nourrir avec des idées de paix.



Chapitre IV: Exercices de mémoire


Chez lui, le professeur regarde la télévision.
Soixante ans auparavant, le camp d'extermination d'Auschwitz était libéré.
Tous les puissants de la terre sont réunis pour célébrer cet anniversaire.
Le professeur regarde la télévision. Bush, Poutine, Blair… ils sont tous là.
Tous font leur discours. Les choses qu'ils disent sont vraies mais le ton, les visages, semblent faux… ils dérangent.
Le seul discours aux accents sincères est fait par une personne qui n'alla pas à Auschwitz à cette occasion. Il était gravement malade et il devait mourir quelques mois plus tard. Jean-Paul II. Le premier pape de l'histoire de l'Eglise à être entré dans une synagogue, celle de Rome.
Le premier pape de l'histoire de l'Eglise qui, pour confirmer que les Juifs sont les frères aînés des Chrétiens, est allé à Jérusalem, prier au mur des lamentations.
Le premier pape qui a demandé pardon aux juifs pour tout le mal que les Chrétiens, que l'humanité toute entière, leur a fait.
Les paroles du pape polonais sont extraordinairement simples, claires, raisonnables, vraies:

Il n'est permis à personne, de passer au large, devant la tragédie de la Shoah.
Cette tentative de détruire tout un peuple, d'une manière programmée,
s'étend telle une ombre, sur l'Europe et sur le monde entier; c'est un crime
qui salit à jamais l'histoire de l'humanité.
Si nous remémorons le drame des victimes, nous le faisons, non pour rouvrir des
plaies douloureuses ni pour susciter des sentiments de haine et des propos de vengeance mais, pour rendre hommage à ces personnes, pour mettre en lumière la vérité historique et surtout, pour que chacun se rende compte que ces évènements ténébreux doivent être pour les hommes d'aujourd'hui un appel à la responsabilité, dans la construction de notre histoire. Que plus jamais, dans aucun coin de la terre ne se répète ce qu'ont subi des hommes et des femmes que nous pleurons depuis soixante ans!

Se souvenir. Se souvenir des victimes. Se souvenir pour raconter.
Elie Wiesel a écrit que l'homme a été créé pour raconter.
Moni Ovadia, l'acteur Juif d'origine bulgare, célèbre pour son ironie et ses boutades prises dans le répertoire juif, dit que Dieu a créé l'homme parce qu'il s'ennuyait tout seul et que ça lui aurait tellement plu d'entendre raconter de belles histoires. Se souvenir et raconter.
Se souvenir: le professeur essaye de se rappeler quand pour la première fois, il entendit parler d'Auschwitz. Il avait entendu parler plusieurs fois des allemands, combien certaines de leurs actions avaient été bestiales pendant leur occupation de l'Italie, qui suivit le 8 septembre 1943, il avait entendu parler de Dachau et de Mauthausen, son grand-père y était allé, des oncles y étaient aussi allés. Il avait lu le journal d'Anne Franck mais là, on ne parlait seulement que de la clandestinité en Hollande et dans la notice on ajoutait simplement qu'Anne mourut dans un camp d'extermination. Le professeur n'avait jamais entendu parler d'Auschwitz, lorsqu'un jour, peut-être en 1966, - le professeur avait environ 16 ans, un ami lui fit écouter un disque d'un jeune chanteur italien. Ce chanteur s'accompagnait d'une simple guitare. Sa voix n'était même pas vraiment agréable. Il avait un fort accent de Bologne et il prononçait mal les r.
La chanson disait:


Je suis mort avec cent autres, je suis mort lorsque j'étais enfant
Je suis passé par la cheminée et maintenant, je suis dans le vent.
A Auschwitz il neigeait, la fumée s'élevait lentement,
Dans le jour froid de l'hiver, et maintenant je suis dans le vent.
Beaucoup de gens à Auschwitz, mais seulement un grand silence,
C'est étrange, je n'arrive toujours pas à sourire ici, dans le vent.
Je me demande comment l'homme peut tuer son frère,
Et pourtant nous sommes des millions, poussière dans ce vent.
Mais le canon tonne encore et encore n'est pas rassasiée
De sang, la bête humaine et le vent nous emporte encore.
Je me demande quand l'homme pourra apprendre
A vivre sans tuer et que le vent se calmera.

Mais qu'est qu'est-ce donc que cette chanson ?
… la fumée montait lentement ?.., je suis passé par la cheminée ?.., A Auschwitz il y avait la lune…

Le professeur, - ne riez pas de son ingénuité-, prend la carte de l'Allemagne, cherche Auschwitz et naturellement ne trouve pas. Il dut attendre un an, avant que quelqu'un lui indique où chercher, sur une petite carte de la Pologne.
Le professeur se demande alors: " Pour quel dessein trop de personnes ont oublié ? Y a-t-il un organisateur de l'oubli ? Pourquoi ce refoulement ? Pourquoi ?".
Le professeur n'a pas la réponse. Il y a sans doute une réponse mais elle doit être trop complexe, ce sont les historiens qui doivent la donner, ou des philosophes, des psychologues, des sociologues, des anthropologues…
Si on savait la réponse, il serait peut-être  plus facile "d'organiser la mémoire". Peut-être.



Chapitre V: L'étoile de David dans la vitrine ou, " Quel est les sens d'un livre sans dialogues ni images ?"


Le professeur n'a pas de réponse mais il continue de penser qu'il faut nourrir les esprits des jeunes élèves. Il faut planter une graine: planter une graine n'est pas simple. Il faut toute la science du paysan. Il faut connaître le terrain. Il faut savoir traiter le terrain.
Le terrain ne doit pas être trop humide, afin que la graine ne moisisse pas.
Le terrain ne doit pas être trop aride, afin que la graine ne se dessèche pas.
La graine ne doit pas être plantée trop profond, autrement elle ne sentira pas la chaleur du soleil.
La graine ne doit pas être plantée trop en surface, autrement les oiseaux la mangeront.
Ce n'est pas facile de planter une graine. Le professeur voudrait connaître le terrain. Il voudrait savoir ce qui est arrivé aux Juifs en Hongrie. Il voudrait savoir ce qui est arrivé aux Juifs de Pécs.
Il réussit à tirer quelque information des livres d'histoire. Mais on ne recueille aucune émotion dans les livres d'histoire. Quelques données certes, mais ce sont des données froides. Des nombres.
Le professeur enseigne les mathématiques. Il sait très bien qu'il n'y a aucune différence à dire "100 morts", "1000 morts", "10 millions de morts". Il n'y a aucune émotion dans les nombres.
Mais le professeur a de la chance. La chance a souvent été de son côté.
Un après-midi, alors qu'il se promenait dans les rues du centre-ville, il s'arrête pour regarder la vitrine d'une librairie. Le professeur ne sait pas un seul mot de hongrois, il tente seulement de reconnaître les livres à partir du nom des auteurs. Il y en a un de Baricco. Un de Calvino. Un d'Umberto Ecco.
Mais tout d'un coup, l'attention du professeur est attirée par un livre étrange.
Sa couleur décidément triste, des teintes qui vont du marron clair au marron le plus foncé. Le titre est "1944 Pécs", sous le titre un encadré dans lequel est photographiée la poitrine d'une personne dont on ne voit pas le visage.
Sur son manteau, "en dépit de la couleur marron clair, on distingue bien l'étoile de David.
Le professeur se doute qu'il a peut-être trouvé le bon livre. Il entre et, sans même le feuilleter, il l'achète. Plus tard, il découvrira que ce livre est appelé "Le livre des larrmes".
Chez lui, il l'ouvre. Il l'ouvre au milieu. Pages 32 et 33.
Deux encadrés noirs, comme pour une annonce de deuil, entourent quatre colonnes de noms:
Hermann Eva, Hermann Zsuzsa, Hirsch Tamàs, Hoffmann Lâszlò,
Hoffmann Sandor… des Hoffmann il y en avait au moins 20… Horowitz… Horváth… et le professeur commence à feuilleter le livre… à chaque page il y a 50, 60 noms… page 35, page 49, page 67, page 71. Page 71, il n'y a seulement que quatre noms qui commencent par Z. C'est la dernière page.
70 pages, à 50 noms chacune environ, cela fait au total, 3500 noms.
Page après page, le nombre prend corps et volume.
Feuilleter le livre, page après page, donne une dimension plus concrète à la froideur du nombre.
Ce sont là, les noms des personnes qui ne peuvent plus aller à la synagogue.
Quel visage avaient-ils, quel était leur métier; ce n'est pas écrit dans le livre. Il n'y a seulement que leur nom.
Le professeur voit les noms mais ne réussit pas à imaginer un seul visage. Il essaye mais ne réussit pas.
Dans les cimetières, sur la pierre tombale il est écrit en plus:
"Epouse fidèle, mère exemplaire", avec une photo.
"Père généreux, travailleur infatigable", et la photo.
"Ses enfants à jamais reconnaissants", et la photo.
Dans le livre, il n'y a rien d'écrit. Il n'est pas écrit qui était père, il n'est pas écrit qui était fils, il n'est pas écrit qui était enfant, il n'est pas écrit qui était grand-père. Il n'est écrit rien d'autre qu'un nom.
Il n'est même pas écrit où ils sont morts. Auschwitz, Dachau, Mauthausen…, qui sait ?
Et de toute façon, quelle différence cela fait ? Le professeur feuillette le livre. Mais quel sens a donc ce livre ?
Alice, avant de s'enfoncer dans le pays des merveilles, demande:
"Quel est le sens d'un livre sans dialogues ni images ?"
Dans ce cas précis, c'est assez facile à comprendre: très facile, même. Banal.
Ceux à qui on avait ôté leur identité d'hommes, ceux que les nazis appelaient "porcs" ou pire encore, "pièces", ceux que les nazis tatouaient d'un numéro pour effacer aussi leur nom, ont repris leur nom maintenant. Ils sont morts, c'est vrai, mais leur nom, plus personne ne peut plus leur ôter désormais.



Chapitre VI: Le professeur découvre le ghetto, le cimetière et remercie la fortune, le destin et les dieux de ne pas l'avoir fait devenir "journaliste".


Peu de temps après, le professeur roule en voiture, en ville. Il a accompagné sa femme chez le coiffeur. Tout d'un coup, le hasard… le hasard, toujours lui, le conduit dans une rue en travaux. La voie est fermée. Il faut faire un détour et descendre vers la gare. Le professeur arrive à un croisement, s'arrête pour vérifier s'il peut poursuivre et alors qu'il attend que la voie soit libre, il est frappé à la vue d'une plaque à l'angle d'un immeuble.
Oui, il est frappé parce que la plaque n'a pas la forme rectangulaire de toutes les plaques. La plaque a la forme des tables de la loi de Moïse. Et sur la plaque, il est écrit: "Ghetto de Pécs".
Le professeur se gare tout de suite, il descend, il observe.
Sur la plaque, peu de mots et quelques dates, indiquent une période très courte: 8 Mai, 4 juillet 1944; Seulement deux mois, et même quelques jours de moins. Que s'est-il passé au cours de cette période ?
Si l'on recherche dans les journaux de l'époque, on peut lire:


"Transdanube, jeudi 20 avril 1944,
En prison, pour n'avoir pas porté l'étoile juive
Lors de l'audience du 19 avril, le tribunal a condamné à deux mois de prison, sans appel, un mineur qui voyageait vers Sàds sans porter l'étoile jaune.
A l'avenir, les contrevenants au décret 1240 de 1944, seront tous soumis au processus d'internement par la préfecture de Pécs.

Transdanube, samedi 29 avril 1944
Titre: Nouvelles dispositions pour éliminer les Juifs de la vie économique.

Transdanube, samedi 6 mai 1944
Le ghetto de Pécs, défini avec précision
Lundi, commencera le transfert des Juifs contraints de porter l'étoile jaune
3400 Juifs entrent dans le Ghetto
Les Juifs, contraints de porter l'étoile jaune, commenceront lundi, à aller habiter ensemble pour libérer au plus vite la plus grande partie possible des appartements, au profit des chrétiens qui s'y installeront.

Transdanube, dimanche 21 mai 1944
Samedi à 18 heures, le ghetto de Pécs a été fermé.
Depuis de ce moment là, les porteurs de l'étoile jaune ne pourront sortir du ghetto, que sur laissez-passer et uniquement pour aller travailler. Autour du ghetto des policiers armés effectuent des contrôles.
Le décret sur l'interdiction faite aux Juifs porteurs de l'étoile, de fréquenter les endroits publics et les lieux de divertissement, entre en vigueur le 25 mai.

Transdanube, dimanche, 11 juin 1944
A ce jour, 1200 demandes ont été reçues pour les appartements libérés par les Juifs et les requérants attendent, demandent, supplient ignorant la fatigue et supportant la cohue jusqu'à ce qu'ils soient écoutés et que leurs dossiers soient expédiés.
Certains veulent un appartement plus commode, plus beau et ils disent qu'il serait sot de ne pas profiter de l'occasion.
Il faut assurer l'ordre. Il faut considérer la légitimité et l'urgence de la demande. Et même si l'office du logement procède avec la plus grande humanité, il est indispensable de modérer les demandes.

Transdanube, jeudi 6 juin, 1944
Le ghetto est désormais vidé, les familles chrétiennes ne font pas preuve de beaucoup d'envie d'y retourner.

Transdanube, mercredi 12 juillet 1944
La question juive a été l'opération la plus grande, faite sur le corps de la Hongrie
Le journal cite les paroles de Béla Imrédy. La solution de la question juive a été l'intervention chirurgicale la plus importante, effectuée depuis des décennies sur le corps de la Hongrie. Une telle opération ne peut pas être effectuée à sec, parfois il y a aussi du sang qui coule. Il est tout à fait naturel qu'il ne faille pas prendre le mot sang à la lettre. Nous pouvons aussi dire ici, avec certitude, qu'aucun hongrois n'a les mains sales du sang d'un juif tué.

C'est inconcevable… comment est-il possible d'écrire de telles phrases… ce mélange de tragique, de grotesque, de bureaucratique… comment peut-on anesthésier sa propre conscience à un  tel point…

Nous avions laissé le professeur à l'entrée du ghetto. Il pénètre maintenant par la grande porte qui se trouve à gauche de la plaque et il se trouve devant un grand espace clos. On dirait un peu un hôpital ou peut-être une école, une caserne. Il n'y a que deux sorties, pratiquement aux deux extrémités de l'édifice. Aujourd'hui, c'est habité. Des enfants jouent dans la grande cour intérieure. Le professeur se livre à un rapide calcul: aujourd'hui 100 à 200 personnes doivent habiter là. Mais qu'est-ce que ça devait être lorsque 3000 ou peut-être 4000 personnes étaient contraintes d'y vivre? Ce devaient être des conditions intolérables. (Plus tard, le professeur découvrira qu'en réalité ce qu'il a vu était seulement une partie du ghetto; le ghetto était plus grand. Dans un essai, on lit que 3000Juifs avaient été installés à la place de 600 chrétiens. Quoi qu'il en soit, cela ne modifie pas vraiment les choses).
Le professeur traverse la cour de l'édifice. Puis il fait le tour du bâti.
La première constatation, inévitable est que s'il y avait ici une aussi grande communauté, comme cela était corroboré par une aussi grande synagogue, alors il devait y avoir aussi un cimetière juif.
Le cimetière juif devait certainement être distinct du cimetière catholique. Le professeur a visité le cimetière catholique, avec ses élèves, à l'occasion de la fête nationale et il n'a pas vu de carré réservé aux Juifs. Donc, il doit y avoir un cimetière juif à Pécs.
A peine rentré chez lui, le professeur ouvre un plan de Pécs. Il ne lui faut pas longtemps pour trouver le cimetière juif. Sur la carte figure une zone verte remplie d'étoiles de David.
C'est une zone un peu périphérique et personne ne doit y passer, sauf à vouloir expressément se rendre là.
Le professeur, carte en main, va tout de suite vérifier si le cimetière est encore en service.
Naturellement, lorsqu'il arrive sur place, le cimetière est fermé. On peut seulement voir à travers un petit portail. Le professeur fait le tour. Il voit un homme qui travaille à l'intérieur. Il tente de retourner à l'entrée mais le cimetière est et reste fermé.
Il s'éloigne, lorsqu'après une dizaine de mètres, il s'entend appeler à voix haute. Le hasard, encore une fois lui vient en aide. Deux dames, un vase fleurs en mains, parlent en hongrois et appellent vers l'intérieur. L'homme qui était en train de travailler arrive, il ouvre, les dames appellent à nouveau le professeur et l'invitent à entrer.
L'intérieur est quelque peu à l'abandon mais sans désordre. Et en cela, le cimetière de Pécs n'est pas différend des autres cimetières juifs. Le professeur a le sentiment que les Juifs n'ont pas de particulière attention pour les cimetières. Ils respectent leurs morts mais ils n'en ont pas le culte. Ici aussi ils restent fidèles au commandement: " Tu n'auras pas d'autre Dieu que Moi".
Les tombes, les pierres tombales…parlent. Certaines portent des listes de cinq, six, même dix ou douze noms de personnes, tous écrits avec les mêmes caractères, tous suivis de la même date et du même lieu: Auschwitz 1944. Ainsi, le professeur se trouve à nouveau devant la liste des noms qu'il a trouvés dans le livre "Pécs 1944"…, le livre des larmes.
Les noms. Les morts. Les noms de ces morts qui sont morts et qui ne reviendront plus jamais.
Les noms de ces morts, qui sont morts et qui ne s'en iront jamais.
Ils ne s'en iront jamais pare qu'ils ne trouveront jamais la paix.
Il est une légende juive qui parle des morts qui ont subi un tort, une injustice et qui ne se résignent pas. On les appelle les Dybbuks et on les craint. On les craint parce qu'ils reviennent continuellement déranger la quiétude des vivants. Ils reviennent continuellement demander réparation. Ils reviennent continuellement demander justice.
Le professeur marche lentement, il s'arrête devant chaque tombe, il lit les noms, tente d'imaginer les visages. Parfois, devant les noms, il y a aussi une date de naissance. Beaucoup sont des enfants. Le professeur imagine leurs visages épouvantés. Epouvantés comme celui de cet enfant du ghetto de Varsovie qui sort, les bras levés, sous la menace du fusil d'un misérable soldat nazi.
Il y a des noms de jeunes gens. Des jeunes gens comme Anne Franck ou comme Etty Hillesum.
Il ya des noms de vieux sans défense, impotents, innocents. Innocents. Déportés seulement parce que nés dans une famille de religion juive ou de culture hébraïque ou d'origine hébraïque. Déportés, seulement pour être destinés aux chambres à gaz.
Le professeur sort du cimetière. Il parcourt la petite allée de gravier et, juste un peu avant la sortie, il trouve un étrange monument. Une toute petite plaque par terre, un peu plus grande qu'une feuille de papier. La plaque est couverte de petites pierres qui en couvrent l'écriture. Ces petites pierres qui sont le signe d'une prière, d'un vœu, d'une requête. Le professeur déplace quelques pierres pour pouvoir lire.
Le professeur ne sait pas le hongrois mais il réussit quand même à comprendre et il est pris de pitié. Oui, de pitié, parce que là-dessous, sont conservés des morceaux de savon extraits des cendres des déportés: tout ce que l'on a réussi à ramener chez eux, des milliers de personnes assassinées dans les camps d'extermination.



Chapitre VII: Notes historiques… intéressantes.


A ce stade, le professeur veut connaître l'histoire. L'histoire.
Il commence à en parler avec des collègues hongrois qui enseignent l'histoire, avec son autre collègue italien qui enseigne au lycée; ensemble, ils commencent à recueillir des informations.
En voici quelques unes:

Juillet 1920:                 La première guerre mondiale est finie depuis moins de deux ans. Le gouvernement Teleki présente la loi 1920 XXV, plus connue comme "le numerus clausus", la première loi antisémite en Europe, après la première guerre mondiale.
                        Elle établit les quotas d'admission aux établissements de l'enseignement supérieur en fonction de l'ethnie ou de la race, limitant ainsi l'accès aux Juifs.

Novembre 1924:         Gyula Gömbös crée le parti de la Défense Raciale.
Le tolérant premier ministre Istvàn Bethlen, considérait les antisémites, comme des "personnes qui haïssent les Juifs, plus que nécessaire". Comme si haïr les Juifs était une chose bonne et juste mais qui doit rester dans les limites du bon goût.

1932-1936:                  Le parti pro-allemand arrive au pouvoir et demande en priorité une loi antisémite.

29 mai 1938:               La première loi, dénommée anti-hébraique (1938 XV) est présentée au parlement par le gouvernement de Kàlmàn Darànyi et elle est acceptée par le gouvernement de Imrédy Béla.

Mars 1939                   Les allemands annexent la Bohème et la Moravie. La Hongrie occupe la Ruthénie avec l'assentiment d'Hitler.

Mai 1939:                    Les allemands obtiennent la libération de Ferenc Szàlasi, lequel organise le parti des Croix Fléchées.

5 mai 1939:                 La seconde loi anti-hébraique (1939 IV) est présentée et votée au Parlement. Selon cette loi, est considéré comme Juif, quiconque a un parent ou deux noms juifs. Elle établit à 6%, le pourcentage maximum de Juifs dans les professions libérales et à 12% dans l'industrie et le commerce.

Novembre 1940:         La Hongrie fait alliance avec l'Allemagne, l'Italie et le Japon.

27 juin 1941:               La Hongrie entre en guerre contre l'Union Soviétique.

12 juillet 1941:            Le gouvernement de László Bàrdossy expulse les Juifs de nationalité non-hongroise.

27-29 août 1941:         À Kamenets-Podolski, 23 600 Juifs sont massacrés, dont environ 16 à 18 000 avaient été livrés par le gouvernement hongrois.

Août 1941:                  la troisième loi anti-hébraique (1941 XV) interdit le mariage et tout rapport sexuel entre Chrétiens et Juifs, considérant de tels actes – selon le modèle allemand-, comme un outrage à la race.
                                    Le nombre de Juifs de la Grande Hongrie à éliminer, est d'environ
725 000.
Avril 1942                   Miklòs Kàllay est premier ministre. La deuxième armée hongroise en Ukraine  comptait environ 30 000 juifs, encadrés dans les "Bataillons de travail". Ces juifs devaient porter un bandeau jaune au bras  et devaient faire le service militaire sans armes; ils étaient utilisés pour les tâches les plus dangereuses et exténuantes: entre autres, ils étaient forcés à déminer les champs de mines, à mains nues.

Avril 1943:                  Miklòs Horthy rencontre Hitler à Klessheim. Hitler lui demande la démission du premier ministre Kàllay et la solution finale de la question juive.

19 mars 1944:              Les allemands occupent la Hongrie.

Mars 1944:                  Le gouvernement de Döme Sztòjay est formé. Les pro-allemands en occupent les postes-clé. László Baky, ministre de la Gendarmerie et de la Police déclare: "je considère mon travail, comme intimement lié à la liquidation finale et complète de la Gauche et des traitres juifs, dans ce pays".

Dès mars 1944:           Des dizaines de décrets anti-hébraiques sont publiés; l'un d'entre eux oblige les Juifs à porter l'étoile jaune. Le groupe d'Eichmann arrive en Hongrie.

7 avril 1944:                László Baky réunit une commission sur la formation des Ghettos.

28 avril 1944:              Le premier transport part pour Auschwitz (depuis le camp d'internement de Kitarcsa)

4 et 6 juillet 1944:       Les trains contenant les Juifs ramassés dans les Ghettos de Pécs, Bonyhàd et Mohács partent pour Auschwitz.

6 juillet 1944:              Le premier ministre Miklòs Horthy suspend les déportations.

15 octobre 1944:         la tentative de Horthy de se retirer de la guerre échoue, les Croix Fléchées prennent le pouvoir, Ferenc Szàlasi devient premier ministre.

Octobre 1944:             Szàlasi accorde une totale impunité aux Croix Fléchées. Le ministre de l'intérieur, Gàbor Vajna déclare: " La solution finale du problème juif est un devoir d'état, les Juifs doivent être considérés de façon "raciale" et il déclare non-valide tout sauve-conduit, même délivré par des gouvernements alliés.

15 novembre 1944:     Le "Ghetto international" est formé à Budapest.

2 décembre 1944:        La concentration des Juifs de Budapest prend fin dans le grand Ghetto de Pest. On n'a plus de temps de les déporter à Auschwitz.
                                    Les juifs sont rassemblés sur les rives du Danube et là, les Croix Fléchées les fusillent par milliers.
                                    Ne sont épargnés ni les femmes, ni les enfants ni les vieillards. Aucune sépulture pour les corps des victimes, toutes tombées directement dans le fleuve.

Le nombre total des personnes tuées en Hongrie pendant la Shoah, est supérieur à 550 000.
Les Juifs déportés à Auschwitz furent, environ 437 000.
Les martyrs certifiés à Pécs, furent 3 022.



Chapitre VIII: Le témoignage.


Son parcours mène le professeur au "Musée d'Histoire de la ville".
Là, il voit et photographie des tracts antisémites, l'étoile de David que les Juifs doivent coudre sur leurs vêtements, un petit bracelet avec un numéro d'identification qui remplaçait le tatouage quand les déportés furent tellement nombreux qu'on n'avait même plus le temps de les marquer tous.
Mais là, le professeur rencontre aussi une employée du musée, et grâce à elle il découvre qu'à Pécs vivent encore quelques survivants et, parmi eux une dame âgée qui serait disposée à, témoigner. Organiser la rencontre n'est pas difficile: on se retrouve un matin, près du centre culturel juif, près de la synagogue. L'employée du musée, le professeur, une de ses collègues et quatre élèves.
En guise de remerciement, le professeur apporte à la dame une plante en pot. Pas de fleurs séchées mais une plante vivante, vivante comme le témoignage que la dame est sur le point de rendre.
La vieille dame a un regard serein, elle parle calmement et triture entre ses doigts un petit sac en plastique.
Dès qu'elle commence à parler, elle ouvre le petit sac et en sort une étoile de David. Son étoile de David. Elle la prend dans ses mains avec délicatesse, elle la touche de ses mains expertes, comme une couturière, on dirait presque qu'elle évalue la tenue de l'étoffe. Et en même temps, elle parle avec calme, sans trahir aucune émotion, sans emphase et sans rhétorique.
Peu après, elle sort un petit étui. Elle en extrait délicatement le contenu.
Apparaît un petit objet gris-vert, opaque, apparemment graisseux: du savon.
La dame le tourne entre ses doigts avec délicatesse.
La dame se rappelle: "Voici le savon qu'ils nous donnaient pour nous laver. Un savon qui ne faisait pas de mousse. Avec qui, je me lavai ? Etait-ce ma grand-mère ? Etait-ce ma mère ? Etait-ce mon frère ?"
La dame se rappelle la période d'internement dans le ghetto. Lorsque toute une famille était contrainte de vivre dans une même pièce. Dans sa famille, ils n'étaient que six seulement et ils se considéraient chanceux. Ils avaient un seul local rien que pour eux. On pouvait y cuisiner mais il y a avait peu à cuisiner. Ils ne pouvaient même pas sortir et personne ne venait les aider. Quelques vieux mourraient de privations et quelqu'un, pris de désespoir, avait préféré se suicider.
La dame se rappelle l'arrivée au camp de concentration, après trois jours de voyage dans des conditions inhumaines, avec l'espoir de pouvoir travailler dans un endroit meilleur que le ghetto. Quatre-vingts personnes entassées dans un wagon , sans rien à manger, sans rien à boire, sans une place réservée où pouvoir faire ses besoins, contraints, hommes et femmes à se servir tous d'un seul seau.
La dame se rappelle plus que tout, la honte, l'humiliation à tout jamais.
Le dernier souvenir de joie, à ce moment là, fut lié à une boite de confiture, faite par la grand-mère, que la grand-mère elle-même, avait réussi à sauver presque par miracle. Cette confiture fut l'unique nourriture pour elle et pour toute sa famille pendant le voyage.
La dame se  rappelle encore la puanteur épouvantable que l'on sentait à la descente du train, la séparation immédiate des hommes et des femmes et puis encore, une autre séparation… Elle
Qui devait prendre une queue, sa grand-mère, son petit frère et sa mère qui le tenait par la main, qui s'éloignaient dans une autre queue. Elle ne devait plus jamais les revoir.
La dame se rappelle la première violence: être dépouillée des tous ses vêtements, être rasée sur tout le crâne et sur tout le reste du corps. La violence de voir anéantie sa propre identité. La violence d'être traitée " comme un mouton muet mené à l'abattoir", c'est exactement ainsi que s'exprime la dame: "un mouton muet mené à l'abattoir". La violence d'être réduite seulement à un numéro, un numéro écrit sur la veste.
La dame se rappelle: un numéro; 36 136
Et puis la peur. La peur de reconnaitre sous les crânes rasés, les visages bouleversés des autres déportées, vêtues comme elle de vestes à rayures, informes.
La dame se rappelle les autres violences: la violence de ne pas avoir d'eau à boire, la violence d'être contrainte de boire l'eau de pluie récupérée en essorant une chemise; la violence d'être contrainte à manger des aliments dégoûtants et répugnants dans la même assiette, avec quatre ou cinq autres personnes. La violence de devoir supporter une puanteur épouvantable. La puanteur des autres déportés. La puanteur des excréments. La puanteur provenant des cheminées.la violence de devoir vivre côte à côte dans un contact étroit avec des personnes infectées. La violence de ne pas avoir une place où pouvoir s'étendre pour dormir. La violence de devoir assister à un spectacle intolérable: des dizaines de cadavres d'hommes réduits à des squelettes , jetés sur des chariots, par dizaines, comme des choses, comme des ordures.
Et pourtant, très forte, toujours la volonté de survivre.
La dame se rappelle. Elle se rappelle les marches exténuantes sans but précis, pendant des jours et des jours, pendant des semaines, marches sur la terre froide, dans la boue, sans chaussures.
Ce doit être dans de telles circonstances, vécues aussi par lui, que Miklòs Radmòti, le poète, a écrit
Marche forcée.
… Il est fou, celui qui s'écroulant sur le sol, se relève et à nouveau se remet en chemin…
Et après les marches exténuantes, la dame se rappelle la surprise. Le cauchemar prend fin. Un jour, les allemands ne sont plus là. Maintenant il faut penser, penser comment recommencer à vivre.
La vieille dame  a un regard serein; elle parle avec calme et elle continue à retourner dans ses mains le petit sac en plastique. "Voici le savon qu'ils nous donnaient pour nous laver. Un savon qui ne faisait pas de mousse. Je me lavai avec qui? Etait-ce ma grand-mère ? Etait-ce ma mère ? Etait-ce mon frère ?"
La dame a offert ses souvenirs.
Même si l'expérience des camps d'extermination est une expérience inconcevable.
Une expérience que contraints, on peut vivre. Une expérience à laquelle on peut survivre.
Une expérience qu'on peut raconter avec peine mais qui, si on ne l'a pas vécue, ne peut être vraiment comprise. Le professeur, sa collègue, l'employée du musée, les élèves, reçoivent le "don".
Le don extraordinaire de la mémoire.



Chapitre IX: la solution sera peut être un voyage.

Le professeur parle de la Shoah avec toutes les personnes avec qui il réussit à entrer en contact.
Certaines phrases le blessent: "Je ne sais rien des Juifs, et je ne veux rien savoir. Ils font partie d'une culture avec laquelle je n'ai rien en commun et ne veux rien avoir en commun".
"Les Juifs me sont totalement étrangers et j'entends qu'ils le restent".
"Ce soir j'ai appris un mot nouveau que je ne connaissais pas: shoah".
"Plus de 3 000 Juifs de notre ville, déportés et tués ? … Allons, n'exagérons pas!".
Exclure, nier, minimiser. Encore. Exclure, nier, minimiser. Toujours. Pourquoi ?
Pourquoi encore cet antisémitisme souterrain…, antisémitisme en réalité sans objet, vu que de Juifs en Hongrie, à Pécs, il n'en existe presque plus.
Peut-être. Peut-être l'idée de voir en personne… peut-être passer sur ces lieux-là…
Peut-être le contact avec ce qui s'est passé, avec la réalité…,
cette réalité qui est si lointaine qu'elle semble impossible,
mais qui en même temps est si proche qu'on éprouve le besoin de la nier…
peut-être…, peut-être dans le silence… peut-être pourrait-on comprendre quelque chose.

Voici comment nait l'idée du voyage: un bus de professeurs et d'élèves de Pécs à Auschwitz, avec un arrêt à Cracovie.
Le principal de l'école n'a aucune difficulté à donner son accord ni à faire prendre en charge une partie des dépenses par l'école, afin de permettre à tous ceux qui le souhaitent, de participer.
On éprouve cependant quelque difficulté à remplir le bus. Tel élève n'est pas intéressé, tel autre doit économiser pour passer son permis. Tel autre encore, a des parents qui "ne comprennent pas le sens du voyage". Malgré tout, en rassemblant les élèves de cinq classes différentes, on réussit à remplir le bus et à partir. Un peu plus de trente élèves et une quinzaine de professeurs.
Le voyage est très long. A chaque frontière on perd plus d'un quart d'heure supplémentaire à cause de la présence d'un étudiant Rom qui a un passeport roumain. Un "extracommunautaire". Les gardes aux frontières prennent ses papiers. Ils les examinent. Ils en transcrivent les données.
Pendant ce temps, l'élève trouve l'ironie nécessaire pour une phrase amèrement spirituelle: "Professeur, pensez qu'il y a soixante ans, les allemands m'auraient transporté gratis et même sans papiers".
Et ici, il faut ouvrir une petite parenthèse. Nous sommes en train de commémorer l'extermination de plus de six millions Juifs mais, mais nous ne devons pas oublier que les exterminations ont touché les homosexuels, les handicapés, les opposants politiques et les Rom.
Il est prouvé qu'au moins 500 000 Rom ont été trucidés dans les camps.
Leur marque était un triangle noir, pointe en bas, parfois accompagné de la lettre Z, (Z pour zigeuner: "gitan"). Pour les nazis, les Rom aussi représentaient une "race" dangereuse, une menace pour la "race" supérieure arienne. Le Rom était un nomade, voleur, escroc, assassin, pour des raisons génétiques, donc génératrices d'un comportement non-modifiable.
A Auschwitz, pendant une certaine période, il y eut une section expressément réservée aux familles gitanes, même si la présence de Rom a pu être vérifiée avant la construction d'un camp prévu exprès pour eux. Le Zigeunerlager commença de fonctionner à la fin février 1943 et il cessa d'exister début août 1944, lorsque tous ceux qui, à cette date-là avaient survécu, furent conduits aux chambres à gaz. C'est seulement au cours des années '80, que l'Allemagne reconnut la dignité de victimes aux Rom. C'est-à-dire qu'elle reconnut qu'ils avaient été victimes d'une persécution raciale.
Fermons là cette brève parenthèse sur la persécution du peuple Rom et poursuivons le récit du voyage.
Le soir, le groupe arrive à Cracovie et le lendemain matin départ vers Auschwitz. C'est une belle journée de soleil mais il fait froid; il y a encore de la neige et le thermomètre indique quelques degrés au-dessous de zéro.
La route croise plusieurs fois les rails d'une voie ferrée. Lorsque l'on traverse des villages, on voit de petites gares. Une certaine angoisse serre la poitrine du professeur; à ces endroits, dans ces gares, sont passés, se sont arrêtés les wagons chargés d'êtres humains…
Le bus s'égare…, le chauffeur n'est jamais venu à Auschwitz, il ne connaît pas la route, il lui manque des indications… il n'y a pas de signalisations, il n'y a pas un panneau qui indique la route vers l'endroit. Ici aussi, refoulement, oubli, négation. Le silence paraît exprimer une culpabilité…, ou bien… encore de l'hostilité ?
Finalement avec presqu'une heure de retard, le bus arrive au parking. Il est environ onze heures du matin, il fait un froid glacial et mordant, sans doute – 15°, la terre est couverte de neige très blanche, la lumière, aveuglante. C'est cela qui contraste avec l'image que nous avons d'Auschwitz, image construite par presque tous les films sur la Shoah. Là, la terre est toujours un amas de boue et le ciel est toujours de plomb. La visite commence. Quelques professeurs et des élèves entrent tout de suite dans la salle où est projeté un documentaire. Ca va comme çà. Le professeur a déjà vu beaucoup de documentaires, ce qu'il cherche, c'est une sensation, un son, une voix… quelque chose de réel, d'authentique…, qui fasse sentir ce qu'a été Auschwitz et donc, il avance avec les autres élèves. Le froid est mordant. Le professeur a presque honte d'avoir froid. Ses pieds sont bien chaussés dans de grosses chaussures, le blouson rembourré le protège du vent, sa tête est couverte d'un chapeau. Ceux qui ont été déportés ici, étaient tout de suite déshabillés et on leur donnait une misérable veste à rayures, totalement inutile pour les protéger du froid. Dans le silence, une cloche sonne sans discontinuer. Ici, où les ordres étaient hurlés avec violence, où les ordres se mêlaient à l'aboiement rageur des chiens… maintenant une cloche sonne de façon répétitive.
La visite des baraques commence. Dans la première, une énorme photo montre l'arrivée d'un convoi de Juifs hongrois. Les visages des déportés sont stupéfaits. Ils se fixent dans les yeux et dans les cœurs des visiteurs, comme ils se sont fixés sur la plaque photographique. Quelques élèves ne parviennent pas à supporter la vue des photographies des enfants soumis aux sévices abjects de Mengele et ils s'enfuient en regardant par terre.
Les élèves restent stupéfaits, pendant qu'ils regardent les boites contenant le gaz qui a tué des millions de personnes, pendant qu'ils observent les cheveux des femmes, la montagne de chaussures, l'énorme quantité de lunettes qui appartenaient aux personnes qui ont été tuées, ici. Lorsqu'ils arrivent devant la vitrine qui contient des milliers de valises, les regards se figent.
Les élèves cherchent parmi les noms, comme s'il fallait retrouver quelque partent ou quelque ami:
Maria Kafka. "Professeur, c'était une parente de l'écrivain ?",
Julius Levi. "Professeur, regardez, "Levi", comme l'écrivain italien dont vous nous avez parlé en classe".
La visite continue. On visite des bureaux, des cellules, les lieux indécents dédiés aux besoins corporels, l'endroit des tortures, le lieu des exécutions.
Ici, près d'une salle, plusieurs dessins représentent des scènes du camp. L'un d'entre eux est glaçant. Un condamné à mort est trainé sur le lieu de son exécution. Il sort d'une cellule de la prison. La porte de la cellule est encore ouverte. A travers les barreaux on entrevoit trois femmes, nues en pleurs. Le dessin ne laisse place à aucune équivoque. Qu'est-ce que les nazis lui auront dit: "Allez, vite, avant de crever, tape-toi une dernière fois ces putains". Trois femmes. Laquelle aura-t-il choisi ? Comment cette sélection aura-t-elle été faite ? "Toi tu iras travailler, toi aux fours et toi, tu seras putain".
Deux heures se sont déjà écoulées. Le bus attend pour entrer à Birkenau. Le professeur pensait que les deux sites étaient limitrophes, qu'il n'y avait qu'un petit tiret qui les séparait, un peu comme celui qu'on utilise pour écrire Auschwitz-Birkenau. Au contraire, la route est plutôt longue, les énormes distances font deviner (mais on ne réussit pas vraiment à comprendre), combien pouvait être énorme le massacre qui a été accompli ici. Non, on ne réussit pas à comprendre. Birkenau vous remplit d'angoisse. Il n'y a seulement qu'un énorme espace, qui paraît presque infini. Des fils électriques dont on voit où ils commencent mais pas où ils finissent.
Le vent est fort, froid et glacé. On marche longtemps le long d'une voie ferrée. A la fin de la voie il y a des ruines. Un écriteau permet de comprendre: par cette échelle, on descendait au déshabilloir; tout de suite après, le local des douches; de là, on entrait dans une chambre à gaz et au-dessus il y avait les fours. Si les allemands avaient utilisé leurs capacités d'organisation et leurs dons pour l'ingénierie dans un but positif, vraiment, ils seraient devenus les maîtres du monde.
Tout près, il y a un monument…, ce sont les plaques qui rappellent ce qui s'est passé. Une personne à genoux pleure justement devant la plaque écrite en italien. Le professeur regarde autour de lui. Le ciel est très beau, propre, lumineux. La lumière brille sur la neige. Le vent froid secoue lentement les bouleaux. Comment a-t-il pu se faire que dans un endroit comme celui-ci, avec une nature aussi belle, on ait pu mener à terme un projet aussi fou ? Il ne peut y avoir d'excuses d'aucune sorte. Comment a-t-il été possible que le peuple qui a donné Kant, Hegel, Beethoven, Heisenberg, Gödel à l'humanité, se soit laissé entraine dans la plus grande et tragique farce de l'histoire de l'humanité.
Oui, ces deux mots, tragique et farce, sont justes.
"Tragique", parce qu'il a été question de la plus grande tragédie de l'histoire de l'humanité.
Mais "farce" aussi est le mot juste. Comment définir autrement les projets millénaristes d'Adolf Hitler ? Comment définir autrement les rassemblements océaniques de présumés surhommes qui s'exhibent au grotesque pas de l'oie ? Comment ne pas éprouver de peine devant les scènes filmées dans les tribunaux de l'après-guerre, où tous ces surhommes pleurnichaient que, eux n'étaient pas coupables, qu'ils avaient seulement obéi aux ordres supérieurs.
Non. A ce moment là, le professeur regarde tout autour de lui. Il ne réussit pas à imaginer les hurlements, les aboiements des chiens, le hurlement des sirènes, la puanteur, la faim, le froid qui emporte les déportés, la maladie, les parasites, la peur. La peur permanente. L'humiliation permanente. Le risque incessant que chaque minute puisse être le dernier de sa vie. Que sa propre vie puisse prendre fin pour un prétexte quelconque. Par hasard. Toujours par hasard.
On ne peut rien éprouver de ce qui a été éprouvé ici, on ne peut même pas comprendre. Le professeur sent que ni son intelligence ni celle d'aucun autre être humain ne peut comprendre au fond, ce qui s'est passé ici. C'est trop. Qui n'a pas vécu l'expérience d'Auschwitz sur sa propre peau, ne peut ressentir Auschwitz. Oui, ce qui est arrivé, on ne peut le comprendre mais… il faut savoir.
Il faut savoir et il faut faire savoir.
Chacun est tenu de maintenir vivante cette mémoire. C'est cela le devoir de chacun.
Cela est surtout le devoir de chaque éducateur.
Et donc, il faut dire. Il faut dire au plus grand nombre de personnes, de jeunes, surtout. Mais comment ?
C'est ainsi, que pendant le voyage de retour, que le professeur conçoit le projet d'une exposition.
Chapitre X: La petite - grande exposition


Et bien, oui. Ce fut justement au cours du voyage de retour d'Auschwitz, que le professeur commença à penser à rassembler toutes les idées, les informations, les images, les textes découverts et lus, dans une seule grande exposition. Une exposition à présenter à l'école, une exposition qui aurait pu être aussi organisée dans d'autres écoles, dans des centres culturels…
Et ainsi, le professeur et son autre collègue italien commencent à trier les matériaux examinés jusqu'alors. Et naturellement, ils continuent à recueillir d'autres matériaux, d'autres informations, d'autres images. Ils font traduire en hongrois tous les textes sélectionnés, par des collègues du lycée
Peu à peu l'exposition prend forme. Une pauvre exposition. Une trentaine de panneaux en carton, quelque objet prêté par le musée, des photographies, des images en blanc et noir, quelques textes d'explication, quelques poésies. Une exposition pauvre en matériau mais personne n'a prêté attention à cela.
Le titre: très simplement "Pécs 1944".
Le texte introductif de l'exposition: la phrase de Primo Levi:
"Chaque homme civilisé est tenu de savoir qu'Auschwitz a existé, Et ce qui s'y est perpétré: si comprendre est impossible, connaître est nécessaire".
L'exposition fut inaugurée en mai 2005, en présence des représentants de la communauté juive et du rabbin, chef de la petite communauté de Pécs, qui a rappelé les jeunes de l'école à la responsabilité de la mémoire.
Le professeur n'oubliera jamais les regards des jeunes, ce matin-là.
Regards attentifs et sérieux, comme ils ne le furent jamais pendant les cours de mathématiques ou de physique.
Regards sérieux des jeunes; mieux, de personnes aujourd'hui adultes, qui lisent.
Qui lisent une phrase tirée de ce livre désespérément poétique et révélateur:
"Yossl Rakover s'adresse à Dieu".
"Je suis fier de ma condition de Juif. Parce qu'être Juif est un art. Parce qu'être Juif est difficile. Ce n'est pas un art d'être anglais, américain ou français. C'est sans doute plus facile et plus commode d'être un des leurs mais ce n'est certainement pas plus honorable. Oui, c'est un honneur que d'être Juif! J'aurais honte d'appartenir aux peuples qui ont généré et élevé les scélérats, responsables des crimes perpétrés contre nous."
Regards sérieux qui contemplent la photo d'une petite fille.
Une très belle petite fille, aux cheveux bruns, noués en deux tresses, le regard profond et, sur la poitrine, sur le cœur, l'étoile de David avec au milieu le mot "Jude".
Une petite créature innocente. Une petite créature destinée au massacre.
Une petite créature destinée au massacre parce qu'elle effrayait à mort les grands hommes, les grands surhommes à la croix gammée.
Regards sérieux qui contemplent les autres images. Des hommes contraints au travail, des hommes sous-alimentés, des hommes morts. Des survivants, hommes et femmes, qui mangent près des cadavres.
Des regards sérieux qui lisent, pour la première fois, la célèbre poésie:
Vous qui vivez à l'abri,
Dans vos maisons,
Vous qui rentrant chez vous trouvez,
Le manger chaud et les visages amis,
Considérez si c'est vraiment un homme,
Celui qui travaille dans la boue,
Celui qui ne connaît pas la paix,
Celui qui lutte pour un demi-pain,
Celui qui meurt pour un oui pou pour un non.
Considérez si c'est vraiment une femme
Celle, sans cheveux et sans nom,
Celle, sans même la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid,
Comme une grenouille, l'hiver.
Méditez, cela a existé:
Je vous commande ces mots,
Gravez-les dans votre cœur,
Lorsque vous êtes chez vous ou vous marchez dehors,
Vous vous couchez et vous vous levez,
Répétez-les à vos enfants.
Ou alors, que votre maison se détruise,
Que la maladie vous empêche,
Que vos fils détournent de vous leur visage.
Regards sérieux, pleins d'effroi, pendant qu'ils contemplent les panneaux aux images qui montrent des gitans, de jeunes gitans, des gitans vieux, des enfants gitans… montrés comme s'ils avaient été des délinquants; regards incrédules lorsqu'ils lisent les quelques mots qui racontent le calvaire de ce peuple orgueilleux.
Regards pensifs, regards lourds, pendant qu'ils lisent encore une poésie d'Edith Bruck, la poétesse hongroise, survivante, qui vit aujourd'hui en Italie
Pour nous survivants
C'est tous les jours un miracle
Si nous aimons, si nous aimons fort
Comme si la personne aimée
Pouvait disparaître à tout moment
Et nous aussi.
Pour nous survivants
Le ciel est parfois très beau, parfois très laid
Les demi-mesures
Les nuances
Sont interdites.
Avec nous, survivants
Il faut y aller doucement
Parce que un simple regard de travers
Celui de tous les jours
Va se joindre aux autres terribles
Et chaque souffrance
Fait partie s'une seule souffrance
Qui fait battre notre sang.
Nous ne sommes pas des gens normaux
Nous sommes des survivants
Pour les autres.
Regards sérieux, aiguisés, intelligents pendant qu'ils lisent une réflexion très brève mais très pointue sur les deux pôles entre lesquels se joue la vie de chaque être humain: le destin et la liberté.
Une phrase d'Imre Kertesz, le premier prix Noble survivant… une phrase tirée de " Être sans destin".
"S'il existe un destin, alors la liberté est impossible, si néanmoins la liberté existe, alors il n'y a pas de destin, ce qui signifie que c'est nous-mêmes qui sommes le destin".
Le destin ou les dieux se demandaient les grecs. Kertesz donne sa réponse.
Regards tendus et pleins d'espoir devant le panneau dédié aux "justes" parmi lesquels Giorgio Perlasca… ce commerçant italien qui au cours de l'hiver 1944-45, à Budapest, réussit à tromper les nazis allemands et les fascistes hongrois, se faisant passer pour un diplomate espagnol et sauva ainsi environ 4 000 Juifs. Ils sourient et acquiescent lorsqu'ils lisent sa célèbre déclaration: "Je l'ai fait… Vous qu'auriez vous fait à ma place ? Au fond, j'ai été un magnifique imposteur".
Mais Perlasca ne fut pas le seul. Des milliers de Juifs furent sauvés par le roi de Suède par l'intermédiaire de son ambassadeur à Budapest, par le nonce apostolique Angelo Rotta, par Raoul Wallenberg qui disparut tout de suite à la fin de la guerre, sans doute trucidé par ceux qui avaient découvert et n'avaient pas apprécié son action en faveur des juifs.
Regards absolument pas amusés, et même embarrassés, devant la série de caricatures, de vignettes satiriques, de tracts antisémites, conservés au musée d'histoire de la ville de Pécs. Caricatures et dessins avec l'habituel répertoire de lieux communs et de vulgarités sur les Juifs: nez crochu, le Juifs avide qui ôte toutes les ressources au peuple qui l'héberge, le juif sale…
Regards presque incrédules devant la carte de leur ville sur laquelle étaient mises en évidence, la synagogue, l'école juive, le ghetto, le cimetière juif et même un édifice qui existe encore près de l'Université, qui eut pour fonction d'être le point de rassemblement des Juifs de la région en attente d'être embarqués sur des trains pour Auschwitz.

Regards sérieux et silencieux, devant les photos de plusieurs pierres tombales du cimetière juif, celles qui portent les noms qui sont écrits dans le livre des larmes.
Regards sérieux et silencieux devant les derniers panneaux, ceux dédiés au livre des larmes.
3 000 noms. On a vite fait de dire 3 000 noms.
Mais les voir tous ensemble, toutes les pages ouvertes là, sous nos yeux…
Pour les lire tous à haute voix, il faudrait presque toute une matinée… chaque nom, peu de secondes qui renferment un visage, un sourire, des sentiments, de l'amour, des joies, des souffrances, une intelligence, une histoire, un passé, un savoir. "Et tout cela s'est perdu…".

Mais le professeur n'oubliera jamais non plus, le regard perdu, perdu loin dans le temps, d'un représentant de la communauté juive, un survivant qui, après s'être reconnu, montre où il se trouvait dans une photo de classe. Il indique, en tremblant, écrasé par un terrible sentiment de culpabilité, lui-même , unique survivant, au milieu de tous ses camarades de classe, près de ses professeurs, tous déportés, tous morts, comme tous les autres élèves et tous les autres professeurs de l'école.
Et il se repose encore une fois la même question: pourquoi le hasard l'a-t-il choisi, lui ? Pourquoi le hasard choisi de sauver justement lui !?
L'histoire de l'exposition est terminée. Ce récit aussi est presque fini.
Le besoin de ne pas perdre la mémoire ne finira jamais. C'est l'objet de ce récit.

Pour clore cette rencontre, nous avons préparé un cadeau à votre intention. La semence. La semence de la mémoire. Un petit signe pour aider la mémoire. Dans ce panier, nous avons mis des étoiles de David en papier et sur chaque étoile nous avons écrit un nom. Un nom que nous avons pris dans le livre des larmes.
Un nom de l'un de ces morts qui ne nous laissent pas reposer en paix.
Nous voulons vous les offrir. Nous voulons vous offrir votre Dybbuk.
Ce que nous vous demandons maintenant, c'est de ne pas enterrer ce nom.
Ce que nous vous demandons maintenant c'est de lui donner vie, de le faire vivre. Lui donner cette vie qui lui a été prise injustement. Et pour lui donner vie, il faut lui donner de la "mémoire".
Et "UN" moyen, certainement pas le seul, de lui donner de la" mémoire", c'est de faire en sorte que cette rencontre puisse se renouveler. Dans les écoles, les centres culturels, les églises, les synagogues, même dans les maisons; et pourquoi pas, même devant peu de gens, devant quelques amis, parce que chaque graine, chaque grain même unique, est important et a de la valeur. Il a la valeur d'un acte de réparation.

Merci pour votre attention.