PÉCS 1944
Ce texte, une narration,
a été écrit au cours du printemps 2006. Il a fait partie des cinq textes
finalistes de la première édition du prix Théâtre
et Shoa et a été publié en édition bilingue, dans la collection Les séminaires de Pécs, en janvier 2007.
Sa première
représentation a eu lieu à Pécs, le 6 octobre 2006.
Il a été traduit en
hongrois, pour en favoriser sa présentation dans les maisons, les écoles, les
centres culturels et religieux.
Mes sincères
remerciements vont à Antonio Satta, Ilona Radmòti et Itsvàn Vörös pour leurs
précieux conseils, humains et professionnels.
On
ne recherche pas les histoires.
Ce
sont elles qui nous trouvent, c'est toujours comme ça.
Une
rencontre, un livre éclairant.
Pour
ce qui me concerne, ça a été la voix de ces êtres humains qui ont vécu dans
leur propre chair, la plus grande tragédie du vingtième siècle.
Chapitre I: Comment le destin, les dieux ou le hasard, voulurent que le professeur
vienne enseigner à Pécs.
Le
destin ou les dieux ? Déjà les grecs, se posaient la même question, il y a 2500
ans.
Le
destin ou les dieux ? Ils avaient déjà compris que la volonté des hommes est
peu de chose.
Parfois
même, presque rien.
Le
destin: c'est difficile de définir le destin.
Contentons-nous
du hasard. Définir le hasard, c'est un peu plus simple.
On
jette un dé, le deux peut sortir, le cinq, l'as …
On
peut gagner, on peut perdre…
On
peut monter dans un train et rencontrer l'homme de sa vie…
Ou
arriver en retard d'une minute… et ne jamais le rencontrer.
Même
cette rencontre d'aujourd'hui, je préfère l'appeler rencontre et non spectacle,
arrive par le seul fait du hasard.
Il
y a quelques années, un professeur de mathématiques italien, décide que ses
enfants étant assez grands pour se débrouiller tous seuls, le moment est venu pour
lui, de se présenter à un concours pour enseigner à l'étranger. En Italie, un
salaire de professeur permet de vivre difficilement. Au contraire, les avantages
d'un poste à l'étranger sont plutôt intéressants.
Désormais,
le professeur a dépassé la cinquantaine. Il totalise plus de vingt-cinq années
d'ancienneté, il a plusieurs diplômes et donc, s'il réussit le concours, il
aura de bonnes chances d'être sélectionné par le ministère à Rome, pour
enseigner à l'étranger. Un peu de chance, un peu de préparation, et le
professeur obtient un bon résultat au concours. Maintenant il lui faut
seulement attendre de savoir quels sont les pays où il y a des chaires libres. Quelques
mois plus tard, lorsque le télégramme arrive, il doit choisir entre Istanbul,
Tirana et Pécs.
Pourquoi
pas Paris, Lyon, Marseille, ou Genève ou Prague…
C'est
le résultat du coup de dés: Istanbul, Tirana, Pécs.
Tirana
est écartée très vite. Trop de maffia, trop de délinquance, trop d'affaires
louches; du moins c'est ce qu'en dit la télévision.
Istanbul…
grande métropole, grand passé historique… un ami qui y est allé en vacances,
avait dit qu'on y mangeait très bien. C'est une bonne possibilité.
Pécs…
Pécs ? Hongrie ? Pourquoi pas Budapest ?
Heureusement
que ce n'ait pas été Budapest. Le professeur est très superstitieux et la seule
fois qu'il était allé à Budapest, en touriste, il n'était resté qu'un seul jour
parce que, au cours de la nuit, il avait rêvé qu'il serait mort le lendemain, précisément
là, à Budapest et donc, à sept heures du matin, il avait réveillé sa famille,
il avait embarqué, femme, enfants et bagages en voiture et il s'était enfui
sans s'arrêter jusqu'à ce qu'il arrive chez lui, à Milan.
Pécs…
Hongrie.
Par
chance, nous sommes à l'ère d'Internet. Moteur de recherche, Google, chercher
Pécs.
On
ne comprend rien, les photos de la ville sont belles mais les explications… on
ne comprend rien. Il y a une photo d'un théâtre. On clique dessus, on voit les
spectacles de la saison.
Il
ya aussi des photos d'autres théâtres. Le professeur en compte sept.
Il
y en a aussi un pour enfants, qui organise en juin, un festival a priori très
intéressant. Le professeur aime beaucoup le théâtre. En Italie il réussit à
aller jusqu'à cent-cinquante fois par an au théâtre.
Pendant
l'été il se déplace souvent seul pour aller assister à des festivals. Il est
capable de voir jusqu'à cinquante spectacles en une semaine. Plus qu'une
passion, c'est une véritable addiction.
Pécs.
Une ville avec sept théâtres et un festival.
Le
lendemain un télégramme part pour Rome: " Comme affectation, je choisis
Pécs ".
Chapitre II: Une impression très
positive.
Un
mois plus tard, le professeur arrive à Pécs., avec sa femme, dans une voiture
pleine de livres et de vêtements. Il arrive tout droit de Budapest…, (évidement,
pour aller de Milan à Pécs, on ne passe pas
par Budapest d'habitude mais le professeur, avait du se présenter à
l'ambassade d'Italie pour prendre son service)…
Nous
disions donc, que le professeur arrive de Budapest et il s'émeut. Le professeur
est très émotif… il parcourt le long boulevard qui passe devant la fabrique des
céramiques Zsolnay…, il passe devant la faculté de droit et d'économie…, mais
il ne les voit pas. Ce qu'il voit ce sont des dizaines de jeunes aux arrêts des
bus… des jeunes qui sortent des écoles… "Peut-être que ceux-là, seront mes
élèves…" pense-t-il, " Ce sont ceux-là les jeunes, les hommes, les
personnes avec qui je passerai mes cinq prochaines années".
Le
professeur est un émotif. Il s'émeut.
Il
continue, il entre en centre ville, il arrive au parking Kossuth. Il se gare.
Il descend de voiture. Et, au lieu de demander des informations sur la rue où
se trouve le lycée où il doit se présenter, il s'arrête pour regarder la
synagogue. Elle est en travaux. On est en train de la réhabiliter. Que c'est
beau! Il doit y avoir une communauté très vivante et active. Il se tourne vers
sa femme: "Regarde, quelle splendide synagogue. Ici, tu pourras apprendre
l'hébreu". La femme du professeur, a envie d'apprendre l'hébreu, depuis les
années de l'université. La première impression est très positive. Sur Internet,
le professeur avait vu la photographie d'une mosquée, d'une cathédrale, de
plusieurs églises. Quelle belle ville où les trois religions monothéistes
vivent en paix! A une époque de tensions ethniques et religieuses, c'est un bel
exemple de tolérance et de civilité.
Chapitre III: Comment le professeur
décida de planter un olivier en Hongrie.
Au
cours des mois suivants, le professeur passe plusieurs fois par la place
Kossuth. Il y a un parking à partir duquel il est aisé de rejoindre les
principales rues du centre ville. Chaque fois le professeur regarde vers la
synagogue. Chaque fois, la synagogue est fermée.
Le
professeur essaye de comprendre. Et il commence à poser des questions.
Questions aux collègues de son l'école. Questions aux élèves. On dirait que
personne ne sait rien. On dirait que des Juifs à Pécs, il n'y en ait plus
depuis longtemps. Personne ne sait plus rien.
Arrive
le printemps. 1er mai 2004. La Hongrie entre dans l'Europe. Grandes
festivités. Un peu de temps s'écoule encore. Arrive le 1er janvier
2005.
Quelques
années auparavant, la Communauté Européenne avait décidé que le 27 janvier de
chaque année, date anniversaire de la libération d'Auschwitz par les troupes
russes, soit une journée dédiée à la mémoire. La mémoire de l'Holocauste, ou
mieux, de la Shoah.
L'ONU
également, a engagé une réflexion sur ce besoin de mémoire et on pense à
étendre cette célébration européenne au reste du monde.
Dans
l'école du professeur, la commémoration se limite à un communiqué de quelques
minutes, au cours de la récréation, au moyen des haut-parleurs, placés dans
chaque classe.
C’est
la récréation, les jeunes se bousculent au buffet, beaucoup fument en plein air
dans la cour intérieure.
Au
début du cours, le professeur demande aux élèves: "Qu'est-ce que la radio
de l'école a dit, pendant la récréation ?". Regards étonnés. Les élèves se
regardent sans comprendre. Qu'est ce que le professeur demande ? Personne n'a
rien entendu.
Dans
chaque classe, on le sait, il y a toujours un élève ou une élève plus effrontée
que les autres: " Que devions-nous entendre, Monsieur le professeur
?".
"Il
semble qu'ils aient dit quelque chose sur la Shoah"… "Ah oui, sans
doute…" Distraction, désintérêt, superficialité. En réaction, dans
l'esprit du professeur, résonnent tout de suite, encore une fois, les paroles
de Primo Levi. Il faut rappeler, parce que ce qui est arrivé, justement parce
que c'est arrivé, peut se produire encore.
A
peu de kilomètres de Pécs il y a la Croatie. Lorsque le professeur rentre en
Italie en voiture et qu'il traverse la Croatie, il voit, le long de la route,
des dizaines de maisons criblées de traces de balles. Certaines doivent
provenir de coups de fusil, ou de mitraillette. D'autres sont plus grosses. Ce
doivent être des coups de mortier ou de canon.
Ça
s'est passé à moins de 100 kilomètres de Pécs. C'est arrivé moins d'une dizaine
d'années avant.
Là-bas,
on a parlé une nouvelle fois de nettoyage ethnique.
Là-bas,
ont encore été construits des camps de concentration.
Là-bas,
des milliers personnes sont mortes dans des conditions honteuses.
C'est
arrivé à nouveau et cela peut encore se produire.
Kossovo,
Albanie, Serbie, Monténégro, c'est arrivé encore une fois et cela peut encore
se produire.
Voilà
pourquoi les troupes de l'ONU ne quittent pas la région.
Non.
Cela ne doit plus se produire. Cela ne doit absolument plus se produire.
Il
faut faire quelque chose. Même quelque chose de petit. Mais il faut faire
quelque chose. Planter une graine. Une graine qui fasse naître une plante. Une
plante de paix… comme un olivier.
Oui,
c'est une belle image que celle de l'olivier; l'olivier donne des fruits
précieux: les olives.
Les
olives donnent un aliment sain et nutritif: l'huile.
Il
faut nourrir les esprits des jeunes élèves. Il faut les nourrir avec des idées
de paix.
Chapitre IV: Exercices de mémoire
Chez
lui, le professeur regarde la télévision.
Soixante
ans auparavant, le camp d'extermination d'Auschwitz était libéré.
Tous
les puissants de la terre sont réunis pour célébrer cet anniversaire.
Le
professeur regarde la télévision. Bush, Poutine, Blair… ils sont tous là.
Tous
font leur discours. Les choses qu'ils disent sont vraies mais le ton, les
visages, semblent faux… ils dérangent.
Le
seul discours aux accents sincères est fait par une personne qui n'alla pas à
Auschwitz à cette occasion. Il était gravement malade et il devait mourir quelques
mois plus tard. Jean-Paul II. Le premier pape de l'histoire de l'Eglise à être
entré dans une synagogue, celle de Rome.
Le
premier pape de l'histoire de l'Eglise qui, pour confirmer que les Juifs sont
les frères aînés des Chrétiens, est allé à Jérusalem, prier au mur des
lamentations.
Le
premier pape qui a demandé pardon aux juifs pour tout le mal que les Chrétiens,
que l'humanité toute entière, leur a fait.
Les
paroles du pape polonais sont extraordinairement simples, claires,
raisonnables, vraies:
Il n'est permis à personne, de
passer au large, devant la tragédie de la Shoah.
Cette tentative de détruire tout un
peuple, d'une manière programmée,
s'étend telle une ombre, sur
l'Europe et sur le monde entier; c'est un crime
qui salit à jamais l'histoire de
l'humanité.
Si nous remémorons le drame des
victimes, nous le faisons, non pour rouvrir des
plaies douloureuses ni pour
susciter des sentiments de haine et des propos de vengeance mais, pour rendre
hommage à ces personnes, pour mettre en lumière la vérité historique et
surtout, pour que chacun se rende
compte que ces évènements ténébreux doivent être pour les hommes d'aujourd'hui
un appel à la responsabilité, dans la construction de notre histoire. Que plus
jamais, dans aucun coin de la terre ne se répète ce qu'ont subi des hommes et
des femmes que nous pleurons depuis soixante ans!
Se
souvenir. Se souvenir des victimes. Se souvenir pour raconter.
Elie
Wiesel a écrit que l'homme a été créé pour raconter.
Moni
Ovadia, l'acteur Juif d'origine bulgare, célèbre pour son ironie et ses
boutades prises dans le répertoire juif, dit que Dieu a créé l'homme parce
qu'il s'ennuyait tout seul et que ça lui aurait tellement plu d'entendre
raconter de belles histoires. Se souvenir et raconter.
Se
souvenir: le professeur essaye de se rappeler quand pour la première fois, il
entendit parler d'Auschwitz. Il avait entendu parler plusieurs fois des
allemands, combien certaines de leurs actions avaient été bestiales pendant
leur occupation de l'Italie, qui suivit le 8 septembre 1943, il avait entendu
parler de Dachau et de Mauthausen, son grand-père y était allé, des oncles y
étaient aussi allés. Il avait lu le journal d'Anne Franck mais là, on ne
parlait seulement que de la clandestinité en Hollande et dans la notice on
ajoutait simplement qu'Anne mourut dans un camp d'extermination. Le professeur
n'avait jamais entendu parler d'Auschwitz, lorsqu'un jour, peut-être en 1966, -
le professeur avait environ 16 ans, un ami lui fit écouter un disque d'un jeune
chanteur italien. Ce chanteur s'accompagnait d'une simple guitare. Sa voix
n'était même pas vraiment agréable. Il avait un fort accent de Bologne et il
prononçait mal les r.
La
chanson disait:
Je suis mort avec cent autres, je
suis mort lorsque j'étais enfant
Je suis passé par la cheminée et
maintenant, je suis dans le vent.
A Auschwitz il neigeait, la fumée
s'élevait lentement,
Dans le jour froid de l'hiver, et maintenant
je suis dans le vent.
Beaucoup de gens à Auschwitz, mais seulement
un grand silence,
C'est étrange, je n'arrive toujours
pas à sourire ici, dans le vent.
Je me demande comment l'homme peut
tuer son frère,
Et pourtant nous sommes des
millions, poussière dans ce vent.
Mais le canon tonne encore et
encore n'est pas rassasiée
De sang, la bête humaine et le vent
nous emporte encore.
Je me demande quand l'homme pourra
apprendre
A vivre sans tuer et que le vent se
calmera.
Mais
qu'est qu'est-ce donc que cette chanson ?
…
la fumée montait lentement ?.., je suis passé par la cheminée ?.., A Auschwitz il
y avait la lune…
Le
professeur, - ne riez pas de son ingénuité-, prend la carte de l'Allemagne,
cherche Auschwitz et naturellement ne trouve pas. Il dut attendre un an, avant
que quelqu'un lui indique où chercher, sur une petite carte de la Pologne.
Le
professeur se demande alors: " Pour quel dessein trop de personnes ont
oublié ? Y a-t-il un organisateur de l'oubli ? Pourquoi ce refoulement ?
Pourquoi ?".
Le
professeur n'a pas la réponse. Il y a sans doute une réponse mais elle doit
être trop complexe, ce sont les historiens qui doivent la donner, ou des
philosophes, des psychologues, des sociologues, des anthropologues…
Si
on savait la réponse, il serait peut-être
plus facile "d'organiser la mémoire". Peut-être.
Chapitre V: L'étoile de David dans la vitrine ou, " Quel est les
sens d'un livre sans dialogues ni images ?"
Le
professeur n'a pas de réponse mais il continue de penser qu'il faut nourrir les
esprits des jeunes élèves. Il faut planter une graine: planter une graine n'est
pas simple. Il faut toute la science du paysan. Il faut connaître le terrain.
Il faut savoir traiter le terrain.
Le
terrain ne doit pas être trop humide, afin que la graine ne moisisse pas.
Le
terrain ne doit pas être trop aride, afin que la graine ne se dessèche pas.
La
graine ne doit pas être plantée trop profond, autrement elle ne sentira pas la
chaleur du soleil.
La
graine ne doit pas être plantée trop en surface, autrement les oiseaux la
mangeront.
Ce
n'est pas facile de planter une graine. Le professeur voudrait connaître le
terrain. Il voudrait savoir ce qui est arrivé aux Juifs en Hongrie. Il voudrait
savoir ce qui est arrivé aux Juifs de Pécs.
Il
réussit à tirer quelque information des livres d'histoire. Mais on ne recueille
aucune émotion dans les livres d'histoire. Quelques données certes, mais ce
sont des données froides. Des nombres.
Le
professeur enseigne les mathématiques. Il sait très bien qu'il n'y a aucune différence
à dire "100 morts", "1000 morts", "10 millions de
morts". Il n'y a aucune émotion dans les nombres.
Mais
le professeur a de la chance. La chance a souvent été de son côté.
Un
après-midi, alors qu'il se promenait dans les rues du centre-ville, il s'arrête
pour regarder la vitrine d'une librairie. Le professeur ne sait pas un seul mot
de hongrois, il tente seulement de reconnaître les livres à partir du nom des
auteurs. Il y en a un de Baricco. Un de Calvino. Un d'Umberto Ecco.
Mais
tout d'un coup, l'attention du professeur est attirée par un livre étrange.
Sa
couleur décidément triste, des teintes qui vont du marron clair au marron le
plus foncé. Le titre est "1944 Pécs", sous le titre un encadré dans
lequel est photographiée la poitrine d'une personne dont on ne voit pas le
visage.
Sur
son manteau, "en dépit de la couleur marron clair, on distingue bien
l'étoile de David.
Le
professeur se doute qu'il a peut-être trouvé le bon livre. Il entre et, sans
même le feuilleter, il l'achète. Plus tard, il découvrira que ce livre est
appelé "Le livre des larrmes".
Chez
lui, il l'ouvre. Il l'ouvre au milieu. Pages 32 et 33.
Deux
encadrés noirs, comme pour une annonce de deuil, entourent quatre colonnes de
noms:
Hermann Eva, Hermann Zsuzsa,
Hirsch Tamàs, Hoffmann Lâszlò,
Hoffmann
Sandor… des Hoffmann il y en avait au moins 20… Horowitz… Horváth… et le
professeur commence à feuilleter le livre… à chaque page il y a 50, 60 noms…
page 35, page 49, page 67, page 71. Page 71, il n'y a seulement que quatre noms
qui commencent par Z. C'est la dernière page.
70
pages, à 50 noms chacune environ, cela fait au total, 3500 noms.
Page
après page, le nombre prend corps et volume.
Feuilleter
le livre, page après page, donne une dimension plus concrète à la froideur du
nombre.
Ce
sont là, les noms des personnes qui ne peuvent plus aller à la synagogue.
Quel
visage avaient-ils, quel était leur métier; ce n'est pas écrit dans le livre.
Il n'y a seulement que leur nom.
Le
professeur voit les noms mais ne réussit pas à imaginer un seul visage. Il
essaye mais ne réussit pas.
Dans
les cimetières, sur la pierre tombale il est écrit en plus:
"Epouse
fidèle, mère exemplaire", avec une photo.
"Père
généreux, travailleur infatigable", et la photo.
"Ses
enfants à jamais reconnaissants", et la photo.
Dans
le livre, il n'y a rien d'écrit. Il n'est pas écrit qui était père, il n'est
pas écrit qui était fils, il n'est pas écrit qui était enfant, il n'est pas
écrit qui était grand-père. Il n'est écrit rien d'autre qu'un nom.
Il
n'est même pas écrit où ils sont morts. Auschwitz, Dachau, Mauthausen…, qui
sait ?
Et
de toute façon, quelle différence cela fait ? Le professeur feuillette le
livre. Mais quel sens a donc ce livre ?
Alice,
avant de s'enfoncer dans le pays des merveilles, demande:
"Quel
est le sens d'un livre sans dialogues ni images ?"
Dans
ce cas précis, c'est assez facile à comprendre: très facile, même. Banal.
Ceux
à qui on avait ôté leur identité d'hommes, ceux que les nazis appelaient
"porcs" ou pire encore, "pièces", ceux que les nazis
tatouaient d'un numéro pour effacer aussi leur nom, ont repris leur nom
maintenant. Ils sont morts, c'est vrai, mais leur nom, plus personne ne peut
plus leur ôter désormais.
Chapitre VI: Le professeur découvre le ghetto, le cimetière et remercie la
fortune, le destin et les dieux de ne pas l'avoir fait devenir
"journaliste".
Peu
de temps après, le professeur roule en voiture, en ville. Il a accompagné sa
femme chez le coiffeur. Tout d'un coup, le hasard… le hasard, toujours lui, le
conduit dans une rue en travaux. La voie est fermée. Il faut faire un détour et
descendre vers la gare. Le professeur arrive à un croisement, s'arrête pour
vérifier s'il peut poursuivre et alors qu'il attend que la voie soit libre, il
est frappé à la vue d'une plaque à l'angle d'un immeuble.
Oui,
il est frappé parce que la plaque n'a pas la forme rectangulaire de toutes les
plaques. La plaque a la forme des tables de la loi de Moïse. Et sur la plaque,
il est écrit: "Ghetto de Pécs".
Le
professeur se gare tout de suite, il descend, il observe.
Sur
la plaque, peu de mots et quelques dates, indiquent une période très courte: 8
Mai, 4 juillet 1944; Seulement deux mois, et même quelques jours de moins. Que
s'est-il passé au cours de cette période ?
Si
l'on recherche dans les journaux de l'époque, on peut lire:
"Transdanube,
jeudi 20 avril 1944,
En
prison, pour n'avoir pas porté l'étoile juive
Lors
de l'audience du 19 avril, le tribunal a condamné à deux mois de prison, sans
appel, un mineur qui voyageait vers Sàds sans porter l'étoile jaune.
A
l'avenir, les contrevenants au décret 1240 de 1944, seront tous soumis au
processus d'internement par la préfecture de Pécs.
Transdanube,
samedi 29 avril 1944
Titre: Nouvelles dispositions pour éliminer les Juifs de la vie
économique.
Transdanube,
samedi 6 mai 1944
Le
ghetto de Pécs, défini avec précision
Lundi,
commencera le transfert des Juifs contraints de porter l'étoile jaune
3400
Juifs entrent dans le Ghetto
Les
Juifs, contraints de porter l'étoile jaune, commenceront lundi, à aller habiter
ensemble pour libérer au plus vite la plus grande partie possible des
appartements, au profit des chrétiens qui s'y installeront.
Transdanube,
dimanche 21 mai 1944
Samedi
à 18 heures, le ghetto de Pécs a été fermé.
Depuis
de ce moment là, les porteurs de l'étoile jaune ne pourront sortir du ghetto, que
sur laissez-passer et uniquement pour aller travailler. Autour du ghetto des
policiers armés effectuent des contrôles.
Le
décret sur l'interdiction faite aux Juifs porteurs de l'étoile, de fréquenter
les endroits publics et les lieux de divertissement, entre en vigueur le 25
mai.
Transdanube,
dimanche, 11 juin 1944
A
ce jour, 1200 demandes ont été reçues pour les appartements libérés par les
Juifs et les requérants attendent, demandent, supplient ignorant la fatigue et
supportant la cohue jusqu'à ce qu'ils soient écoutés et que leurs dossiers
soient expédiés.
Certains
veulent un appartement plus commode, plus beau et ils disent qu'il serait sot
de ne pas profiter de l'occasion.
Il
faut assurer l'ordre. Il faut considérer la légitimité et l'urgence de la
demande. Et même si l'office du logement procède avec la plus grande humanité,
il est indispensable de modérer les demandes.
Transdanube,
jeudi 6 juin, 1944
Le
ghetto est désormais vidé, les familles chrétiennes ne font pas preuve de
beaucoup d'envie d'y retourner.
Transdanube,
mercredi 12 juillet 1944
La
question juive a été l'opération la plus grande, faite sur le corps de la
Hongrie
Le
journal cite les paroles de Béla Imrédy. La solution de la question juive a été
l'intervention chirurgicale la plus importante, effectuée depuis des décennies
sur le corps de la Hongrie. Une telle opération ne peut pas être effectuée à
sec, parfois il y a aussi du sang qui coule. Il est tout à fait naturel qu'il
ne faille pas prendre le mot sang à la lettre. Nous pouvons aussi dire ici,
avec certitude, qu'aucun hongrois n'a les mains sales du sang d'un juif tué.
C'est
inconcevable… comment est-il possible d'écrire de telles phrases… ce mélange de
tragique, de grotesque, de bureaucratique… comment peut-on anesthésier sa
propre conscience à un tel point…
Nous
avions laissé le professeur à l'entrée du ghetto. Il pénètre maintenant par la
grande porte qui se trouve à gauche de la plaque et il se trouve devant un
grand espace clos. On dirait un peu un hôpital ou peut-être une école, une
caserne. Il n'y a que deux sorties, pratiquement aux deux extrémités de
l'édifice. Aujourd'hui, c'est habité. Des enfants jouent dans la grande cour
intérieure. Le professeur se livre à un rapide calcul: aujourd'hui 100 à 200
personnes doivent habiter là. Mais qu'est-ce que ça devait être lorsque 3000 ou
peut-être 4000 personnes étaient contraintes d'y vivre? Ce devaient être des
conditions intolérables. (Plus tard, le professeur découvrira qu'en réalité ce
qu'il a vu était seulement une partie du ghetto; le ghetto était plus grand.
Dans un essai, on lit que 3000Juifs avaient été installés à la place de 600
chrétiens. Quoi qu'il en soit, cela ne modifie pas vraiment les choses).
Le
professeur traverse la cour de l'édifice. Puis il fait le tour du bâti.
La
première constatation, inévitable est que s'il y avait ici une aussi grande
communauté, comme cela était corroboré par une aussi grande synagogue, alors il
devait y avoir aussi un cimetière juif.
Le
cimetière juif devait certainement être distinct du cimetière catholique. Le
professeur a visité le cimetière catholique, avec ses élèves, à l'occasion de
la fête nationale et il n'a pas vu de carré réservé aux Juifs. Donc, il doit y
avoir un cimetière juif à Pécs.
A
peine rentré chez lui, le professeur ouvre un plan de Pécs. Il ne lui faut pas
longtemps pour trouver le cimetière juif. Sur la carte figure une zone verte
remplie d'étoiles de David.
C'est
une zone un peu périphérique et personne ne doit y passer, sauf à vouloir
expressément se rendre là.
Le
professeur, carte en main, va tout de suite vérifier si le cimetière est encore
en service.
Naturellement,
lorsqu'il arrive sur place, le cimetière est fermé. On peut seulement voir à
travers un petit portail. Le professeur fait le tour. Il voit un homme qui
travaille à l'intérieur. Il tente de retourner à l'entrée mais le cimetière est
et reste fermé.
Il
s'éloigne, lorsqu'après une dizaine de mètres, il s'entend appeler à voix
haute. Le hasard, encore une fois lui vient en aide. Deux dames, un vase fleurs
en mains, parlent en hongrois et appellent vers l'intérieur. L'homme qui était
en train de travailler arrive, il ouvre, les dames appellent à nouveau le
professeur et l'invitent à entrer.
L'intérieur
est quelque peu à l'abandon mais sans désordre. Et en cela, le cimetière de
Pécs n'est pas différend des autres cimetières juifs. Le professeur a le
sentiment que les Juifs n'ont pas de particulière attention pour les
cimetières. Ils respectent leurs morts mais ils n'en ont pas le culte. Ici
aussi ils restent fidèles au commandement: " Tu n'auras pas d'autre Dieu
que Moi".
Les
tombes, les pierres tombales…parlent. Certaines portent des listes de cinq,
six, même dix ou douze noms de personnes, tous écrits avec les mêmes
caractères, tous suivis de la même date et du même lieu: Auschwitz 1944. Ainsi,
le professeur se trouve à nouveau devant la liste des noms qu'il a trouvés dans
le livre "Pécs 1944"…, le livre des larmes.
Les
noms. Les morts. Les noms de ces morts qui sont morts et qui ne reviendront
plus jamais.
Les
noms de ces morts, qui sont morts et qui ne s'en iront jamais.
Ils
ne s'en iront jamais pare qu'ils ne trouveront jamais la paix.
Il
est une légende juive qui parle des morts qui ont subi un tort, une injustice
et qui ne se résignent pas. On les appelle les Dybbuks et on les craint. On les
craint parce qu'ils reviennent continuellement déranger la quiétude des
vivants. Ils reviennent continuellement demander réparation. Ils reviennent
continuellement demander justice.
Le
professeur marche lentement, il s'arrête devant chaque tombe, il lit les noms,
tente d'imaginer les visages. Parfois, devant les noms, il y a aussi une date
de naissance. Beaucoup sont des enfants. Le professeur imagine leurs visages
épouvantés. Epouvantés comme celui de cet enfant du ghetto de Varsovie qui
sort, les bras levés, sous la menace du fusil d'un misérable soldat nazi.
Il
y a des noms de jeunes gens. Des jeunes gens comme Anne Franck ou comme Etty
Hillesum.
Il
ya des noms de vieux sans défense, impotents, innocents. Innocents. Déportés
seulement parce que nés dans une famille de religion juive ou de culture
hébraïque ou d'origine hébraïque. Déportés, seulement pour être destinés aux
chambres à gaz.
Le
professeur sort du cimetière. Il parcourt la petite allée de gravier et, juste
un peu avant la sortie, il trouve un étrange monument. Une toute petite plaque
par terre, un peu plus grande qu'une feuille de papier. La plaque est couverte
de petites pierres qui en couvrent l'écriture. Ces petites pierres qui sont le
signe d'une prière, d'un vœu, d'une requête. Le professeur déplace quelques
pierres pour pouvoir lire.
Le
professeur ne sait pas le hongrois mais il réussit quand même à comprendre et
il est pris de pitié. Oui, de pitié, parce que là-dessous, sont conservés des
morceaux de savon extraits des cendres des déportés: tout ce que l'on a réussi
à ramener chez eux, des milliers de personnes assassinées dans les camps
d'extermination.
Chapitre VII: Notes historiques… intéressantes.
A
ce stade, le professeur veut connaître l'histoire. L'histoire.
Il
commence à en parler avec des collègues hongrois qui enseignent l'histoire,
avec son autre collègue italien qui enseigne au lycée; ensemble, ils commencent
à recueillir des informations.
En
voici quelques unes:
Juillet 1920: La première guerre mondiale est
finie depuis moins de deux ans. Le gouvernement Teleki présente la loi 1920 XXV,
plus connue comme "le numerus
clausus", la première loi antisémite en Europe, après la première
guerre mondiale.
Elle
établit les quotas d'admission aux établissements de l'enseignement supérieur
en fonction de l'ethnie ou de la race, limitant ainsi l'accès aux Juifs.
Novembre 1924: Gyula Gömbös crée le parti de la Défense
Raciale.
Le tolérant premier ministre Istvàn
Bethlen, considérait les antisémites, comme des "personnes qui haïssent les Juifs, plus que nécessaire". Comme
si haïr les Juifs était une chose bonne et juste mais qui doit rester dans les
limites du bon goût.
1932-1936: Le parti pro-allemand arrive au pouvoir et demande
en priorité une loi antisémite.
29 mai 1938: La première loi, dénommée
anti-hébraique (1938 XV) est présentée au parlement par le gouvernement de
Kàlmàn Darànyi et elle est acceptée par le gouvernement de Imrédy Béla.
Mars 1939 Les allemands annexent la Bohème et la Moravie. La
Hongrie occupe la Ruthénie avec l'assentiment d'Hitler.
Mai 1939: Les allemands obtiennent la libération de Ferenc
Szàlasi, lequel organise le parti des Croix Fléchées.
5 mai 1939: La seconde loi anti-hébraique
(1939 IV) est présentée et votée au Parlement. Selon cette loi, est considéré
comme Juif, quiconque a un parent ou deux noms juifs. Elle établit à 6%, le
pourcentage maximum de Juifs dans les professions libérales et à 12% dans
l'industrie et le commerce.
Novembre 1940: La Hongrie fait alliance avec
l'Allemagne, l'Italie et le Japon.
27 juin 1941: La Hongrie entre en guerre contre
l'Union Soviétique.
12 juillet 1941: Le gouvernement de László Bàrdossy
expulse les Juifs de nationalité non-hongroise.
27-29 août 1941: À Kamenets-Podolski, 23 600 Juifs sont
massacrés, dont environ 16 à 18 000 avaient été livrés par le gouvernement
hongrois.
Août 1941: la troisième loi anti-hébraique (1941 XV) interdit
le mariage et tout rapport sexuel entre Chrétiens et Juifs, considérant de tels
actes – selon le modèle allemand-, comme un outrage à la race.
Le
nombre de Juifs de la Grande Hongrie à éliminer, est d'environ
725 000.
Avril 1942 Miklòs Kàllay est premier ministre. La deuxième
armée hongroise en Ukraine comptait
environ 30 000 juifs, encadrés dans les "Bataillons de travail". Ces
juifs devaient porter un bandeau jaune au bras
et devaient faire le service militaire sans armes; ils étaient utilisés
pour les tâches les plus dangereuses et exténuantes: entre autres, ils étaient
forcés à déminer les champs de mines, à mains nues.
Avril 1943: Miklòs Horthy rencontre Hitler
à Klessheim. Hitler lui demande la démission du premier ministre Kàllay et la
solution finale de la question juive.
19 mars 1944: Les allemands occupent la Hongrie.
Mars 1944: Le gouvernement de Döme Sztòjay
est formé. Les pro-allemands en occupent les postes-clé. László Baky, ministre
de la Gendarmerie et de la Police déclare: "je considère mon travail,
comme intimement lié à la liquidation finale et complète de la Gauche et des
traitres juifs, dans ce pays".
Dès mars 1944: Des dizaines de décrets
anti-hébraiques sont publiés; l'un d'entre eux oblige les Juifs à porter
l'étoile jaune. Le groupe d'Eichmann arrive en Hongrie.
7 avril 1944: László Baky réunit une commission
sur la formation des Ghettos.
28 avril 1944: Le premier transport part pour
Auschwitz (depuis le camp d'internement de Kitarcsa)
4 et 6 juillet 1944: Les trains contenant les Juifs ramassés
dans les Ghettos de Pécs, Bonyhàd et Mohács partent pour Auschwitz.
6 juillet 1944: Le premier ministre Miklòs Horthy
suspend les déportations.
15 octobre 1944: la tentative de Horthy de se retirer de
la guerre échoue, les Croix Fléchées prennent le pouvoir, Ferenc Szàlasi devient
premier ministre.
Octobre 1944: Szàlasi accorde une totale impunité
aux Croix Fléchées. Le ministre de l'intérieur, Gàbor Vajna déclare: " La
solution finale du problème juif est un devoir d'état, les Juifs doivent être
considérés de façon "raciale" et il déclare non-valide tout
sauve-conduit, même délivré par des gouvernements alliés.
15 novembre 1944: Le "Ghetto international" est
formé à Budapest.
2 décembre 1944: La concentration des Juifs de Budapest
prend fin dans le grand Ghetto de Pest. On n'a plus de temps de les déporter à
Auschwitz.
Les
juifs sont rassemblés sur les rives du Danube et là, les Croix Fléchées les
fusillent par milliers.
Ne
sont épargnés ni les femmes, ni les enfants ni les vieillards. Aucune sépulture
pour les corps des victimes, toutes tombées directement dans le fleuve.
Le
nombre total des personnes tuées en Hongrie pendant la Shoah, est supérieur à
550 000.
Les
Juifs déportés à Auschwitz furent, environ 437 000.
Les
martyrs certifiés à Pécs, furent 3 022.
Chapitre VIII: Le témoignage.
Son
parcours mène le professeur au "Musée d'Histoire de la ville".
Là,
il voit et photographie des tracts antisémites, l'étoile de David que les Juifs
doivent coudre sur leurs vêtements, un petit bracelet avec un numéro d'identification
qui remplaçait le tatouage quand les déportés furent tellement nombreux qu'on
n'avait même plus le temps de les marquer tous.
Mais
là, le professeur rencontre aussi une employée du musée, et grâce à elle il
découvre qu'à Pécs vivent encore quelques survivants et, parmi eux une dame
âgée qui serait disposée à, témoigner. Organiser la rencontre n'est pas
difficile: on se retrouve un matin, près du centre culturel juif, près de la
synagogue. L'employée du musée, le professeur, une de ses collègues et quatre élèves.
En
guise de remerciement, le professeur apporte à la dame une plante en pot. Pas
de fleurs séchées mais une plante vivante, vivante comme le témoignage que la
dame est sur le point de rendre.
La
vieille dame a un regard serein, elle parle calmement et triture entre ses
doigts un petit sac en plastique.
Dès
qu'elle commence à parler, elle ouvre le petit sac et en sort une étoile de
David. Son étoile de David. Elle la prend dans ses mains avec délicatesse, elle
la touche de ses mains expertes, comme une couturière, on dirait presque
qu'elle évalue la tenue de l'étoffe. Et en même temps, elle parle avec calme,
sans trahir aucune émotion, sans emphase et sans rhétorique.
Peu
après, elle sort un petit étui. Elle en extrait délicatement le contenu.
Apparaît
un petit objet gris-vert, opaque, apparemment graisseux: du savon.
La
dame le tourne entre ses doigts avec délicatesse.
La dame se rappelle: "Voici le savon qu'ils nous donnaient pour
nous laver. Un savon qui ne faisait pas de mousse. Avec qui, je me lavai ?
Etait-ce ma grand-mère ? Etait-ce ma mère ? Etait-ce mon frère ?"
La dame se rappelle la période d'internement dans le ghetto. Lorsque
toute une famille était contrainte de vivre dans une même pièce. Dans sa
famille, ils n'étaient que six seulement et ils se considéraient chanceux. Ils
avaient un seul local rien que pour eux. On pouvait y cuisiner mais il y a
avait peu à cuisiner. Ils ne pouvaient même pas sortir et personne ne venait
les aider. Quelques vieux mourraient de privations et quelqu'un, pris de
désespoir, avait préféré se suicider.
La dame se rappelle l'arrivée au camp de concentration, après trois
jours de voyage dans des conditions inhumaines, avec l'espoir de pouvoir
travailler dans un endroit meilleur que le ghetto. Quatre-vingts personnes
entassées dans un wagon , sans rien à manger, sans rien à boire, sans une place
réservée où pouvoir faire ses besoins, contraints, hommes et femmes à se servir
tous d'un seul seau.
La dame se rappelle plus que tout, la honte, l'humiliation à tout jamais.
Le
dernier souvenir de joie, à ce moment là, fut lié à une boite de confiture,
faite par la grand-mère, que la grand-mère elle-même, avait réussi à sauver
presque par miracle. Cette confiture fut l'unique nourriture pour elle et pour
toute sa famille pendant le voyage.
La dame se rappelle encore la puanteur épouvantable que l'on sentait à la
descente du train, la séparation immédiate des hommes et des femmes et puis
encore, une autre séparation… Elle
Qui
devait prendre une queue, sa grand-mère, son petit frère et sa mère qui le
tenait par la main, qui s'éloignaient dans une autre queue. Elle ne devait plus
jamais les revoir.
La dame se rappelle la première violence: être dépouillée des tous
ses vêtements, être rasée sur tout le crâne et sur tout le reste du corps. La
violence de voir anéantie sa propre identité. La violence d'être traitée "
comme un mouton muet mené à l'abattoir", c'est exactement ainsi que
s'exprime la dame: "un mouton muet mené à l'abattoir". La violence
d'être réduite seulement à un numéro, un numéro écrit sur la veste.
La dame se rappelle: un numéro; 36 136
Et
puis la peur. La peur de reconnaitre sous les crânes rasés, les visages
bouleversés des autres déportées, vêtues comme elle de vestes à rayures,
informes.
La dame se rappelle les autres violences: la violence de ne pas
avoir d'eau à boire, la violence d'être contrainte de boire l'eau de pluie
récupérée en essorant une chemise; la violence d'être contrainte à manger des
aliments dégoûtants et répugnants dans la même assiette, avec quatre ou cinq
autres personnes. La violence de devoir supporter une puanteur épouvantable. La
puanteur des autres déportés. La puanteur des excréments. La puanteur provenant
des cheminées.la violence de devoir vivre côte à côte dans un contact étroit
avec des personnes infectées. La violence de ne pas avoir une place où pouvoir
s'étendre pour dormir. La violence de devoir assister à un spectacle
intolérable: des dizaines de cadavres d'hommes réduits à des squelettes , jetés
sur des chariots, par dizaines, comme des choses, comme des ordures.
Et
pourtant, très forte, toujours la volonté de survivre.
La dame se rappelle. Elle se rappelle les marches exténuantes sans
but précis, pendant des jours et des jours, pendant des semaines, marches sur
la terre froide, dans la boue, sans chaussures.
Ce
doit être dans de telles circonstances, vécues aussi par lui, que Miklòs
Radmòti, le poète, a écrit
Marche forcée.
… Il est fou, celui qui s'écroulant
sur le sol, se relève et à nouveau se remet en chemin…
Et
après les marches exténuantes, la dame se
rappelle la surprise. Le cauchemar prend fin. Un jour, les allemands ne
sont plus là. Maintenant il faut penser,
penser comment recommencer à vivre.
La
vieille dame a un regard serein; elle
parle avec calme et elle continue à retourner dans ses mains le petit sac en
plastique. "Voici le savon qu'ils nous donnaient pour nous laver. Un savon
qui ne faisait pas de mousse. Je me lavai avec qui? Etait-ce ma grand-mère ?
Etait-ce ma mère ? Etait-ce mon frère ?"
La
dame a offert ses souvenirs.
Même
si l'expérience des camps d'extermination est une expérience inconcevable.
Une
expérience que contraints, on peut vivre. Une expérience à laquelle on peut
survivre.
Une
expérience qu'on peut raconter avec peine mais qui, si on ne l'a pas vécue, ne
peut être vraiment comprise. Le professeur, sa collègue, l'employée du musée,
les élèves, reçoivent le "don".
Le
don extraordinaire de la mémoire.
Chapitre IX: la solution sera peut
être un voyage.
Le
professeur parle de la Shoah avec toutes les personnes avec qui il réussit à entrer
en contact.
Certaines
phrases le blessent: "Je ne sais rien des Juifs, et je ne veux rien
savoir. Ils font partie d'une culture avec laquelle je n'ai rien en commun et
ne veux rien avoir en commun".
"Les
Juifs me sont totalement étrangers et j'entends qu'ils le restent".
"Ce
soir j'ai appris un mot nouveau que je ne connaissais pas: shoah".
"Plus
de 3 000 Juifs de notre ville, déportés et tués ? … Allons, n'exagérons
pas!".
Exclure,
nier, minimiser. Encore. Exclure, nier, minimiser. Toujours. Pourquoi ?
Pourquoi
encore cet antisémitisme souterrain…, antisémitisme en réalité sans objet, vu
que de Juifs en Hongrie, à Pécs, il n'en existe presque plus.
Peut-être.
Peut-être l'idée de voir en personne… peut-être passer sur ces lieux-là…
Peut-être
le contact avec ce qui s'est passé, avec la réalité…,
cette
réalité qui est si lointaine qu'elle semble impossible,
mais
qui en même temps est si proche qu'on éprouve le besoin de la nier…
peut-être…,
peut-être dans le silence… peut-être pourrait-on comprendre quelque chose.
Voici
comment nait l'idée du voyage: un bus de professeurs et d'élèves de Pécs à
Auschwitz, avec un arrêt à Cracovie.
Le
principal de l'école n'a aucune difficulté à donner son accord ni à faire
prendre en charge une partie des dépenses par l'école, afin de permettre à tous
ceux qui le souhaitent, de participer.
On
éprouve cependant quelque difficulté à remplir le bus. Tel élève n'est pas intéressé,
tel autre doit économiser pour passer son permis. Tel autre encore, a des
parents qui "ne comprennent pas le sens du voyage". Malgré tout, en
rassemblant les élèves de cinq classes différentes, on réussit à remplir le bus
et à partir. Un peu plus de trente élèves et une quinzaine de professeurs.
Le
voyage est très long. A chaque frontière on perd plus d'un quart d'heure
supplémentaire à cause de la présence d'un étudiant Rom qui a un passeport
roumain. Un "extracommunautaire". Les gardes aux frontières prennent
ses papiers. Ils les examinent. Ils en transcrivent les données.
Pendant
ce temps, l'élève trouve l'ironie nécessaire pour une phrase amèrement
spirituelle: "Professeur, pensez qu'il y a soixante ans, les allemands
m'auraient transporté gratis et même sans papiers".
Et
ici, il faut ouvrir une petite parenthèse. Nous sommes en train de commémorer
l'extermination de plus de six millions Juifs mais, mais nous ne devons pas
oublier que les exterminations ont touché les homosexuels, les handicapés, les
opposants politiques et les Rom.
Il
est prouvé qu'au moins 500 000 Rom ont été trucidés dans les camps.
Leur
marque était un triangle noir, pointe en bas, parfois accompagné de la lettre
Z, (Z pour zigeuner: "gitan").
Pour les nazis, les Rom aussi représentaient une "race" dangereuse,
une menace pour la "race" supérieure arienne. Le Rom était un nomade,
voleur, escroc, assassin, pour des raisons génétiques, donc génératrices d'un
comportement non-modifiable.
A
Auschwitz, pendant une certaine période, il y eut une section expressément
réservée aux familles gitanes, même si la présence de Rom a pu être vérifiée
avant la construction d'un camp prévu exprès pour eux. Le Zigeunerlager commença de fonctionner à la fin février 1943 et il
cessa d'exister début août 1944, lorsque tous ceux qui, à cette date-là avaient
survécu, furent conduits aux chambres à gaz. C'est seulement au cours des
années '80, que l'Allemagne reconnut la dignité de victimes aux Rom.
C'est-à-dire qu'elle reconnut qu'ils avaient été victimes d'une persécution
raciale.
Fermons
là cette brève parenthèse sur la persécution du peuple Rom et poursuivons le
récit du voyage.
Le
soir, le groupe arrive à Cracovie et le lendemain matin départ vers Auschwitz.
C'est une belle journée de soleil mais il fait froid; il y a encore de la neige
et le thermomètre indique quelques degrés au-dessous de zéro.
La
route croise plusieurs fois les rails d'une voie ferrée. Lorsque l'on traverse
des villages, on voit de petites gares. Une certaine angoisse serre la poitrine
du professeur; à ces endroits, dans ces gares, sont passés, se sont arrêtés les
wagons chargés d'êtres humains…
Le
bus s'égare…, le chauffeur n'est jamais venu à Auschwitz, il ne connaît pas la
route, il lui manque des indications… il n'y a pas de signalisations, il n'y a
pas un panneau qui indique la route vers l'endroit. Ici aussi, refoulement, oubli,
négation. Le silence paraît exprimer une culpabilité…, ou bien… encore de
l'hostilité ?
Finalement
avec presqu'une heure de retard, le bus arrive au parking. Il est environ onze
heures du matin, il fait un froid glacial et mordant, sans doute – 15°, la
terre est couverte de neige très blanche, la lumière, aveuglante. C'est cela
qui contraste avec l'image que nous avons d'Auschwitz, image construite par
presque tous les films sur la Shoah. Là, la terre est toujours un amas de boue
et le ciel est toujours de plomb. La visite commence. Quelques professeurs et
des élèves entrent tout de suite dans la salle où est projeté un documentaire. Ca
va comme çà. Le professeur a déjà vu beaucoup de documentaires, ce qu'il
cherche, c'est une sensation, un son, une voix… quelque chose de réel,
d'authentique…, qui fasse sentir ce
qu'a été Auschwitz et donc, il avance avec les autres élèves. Le froid est
mordant. Le professeur a presque honte d'avoir froid. Ses pieds sont bien
chaussés dans de grosses chaussures, le blouson rembourré le protège du vent, sa
tête est couverte d'un chapeau. Ceux qui ont été déportés ici, étaient tout de
suite déshabillés et on leur donnait une misérable veste à rayures, totalement
inutile pour les protéger du froid. Dans le silence, une cloche sonne sans
discontinuer. Ici, où les ordres étaient hurlés avec violence, où les ordres se
mêlaient à l'aboiement rageur des chiens… maintenant une cloche sonne de façon
répétitive.
La
visite des baraques commence. Dans la première, une énorme photo montre
l'arrivée d'un convoi de Juifs hongrois. Les visages des déportés sont
stupéfaits. Ils se fixent dans les yeux et dans les cœurs des visiteurs, comme
ils se sont fixés sur la plaque photographique. Quelques élèves ne parviennent
pas à supporter la vue des photographies des enfants soumis aux sévices abjects
de Mengele et ils s'enfuient en regardant par terre.
Les
élèves restent stupéfaits, pendant qu'ils regardent les boites contenant le gaz
qui a tué des millions de personnes, pendant qu'ils observent les cheveux des
femmes, la montagne de chaussures, l'énorme quantité de lunettes qui
appartenaient aux personnes qui ont été tuées, ici. Lorsqu'ils arrivent devant la
vitrine qui contient des milliers de valises, les regards se figent.
Les
élèves cherchent parmi les noms, comme s'il fallait retrouver quelque partent
ou quelque ami:
Maria
Kafka. "Professeur, c'était une parente de l'écrivain ?",
Julius
Levi. "Professeur, regardez, "Levi", comme l'écrivain italien
dont vous nous avez parlé en classe".
La
visite continue. On visite des bureaux, des cellules, les lieux indécents
dédiés aux besoins corporels, l'endroit des tortures, le lieu des exécutions.
Ici,
près d'une salle, plusieurs dessins représentent des scènes du camp. L'un
d'entre eux est glaçant. Un condamné à mort est trainé sur le lieu de son
exécution. Il sort d'une cellule de la prison. La porte de la cellule est
encore ouverte. A travers les barreaux on entrevoit trois femmes, nues en
pleurs. Le dessin ne laisse place à aucune équivoque. Qu'est-ce que les nazis lui
auront dit: "Allez, vite, avant de crever, tape-toi une dernière fois ces
putains". Trois femmes. Laquelle aura-t-il choisi ? Comment cette
sélection aura-t-elle été faite ? "Toi tu iras travailler, toi aux fours
et toi, tu seras putain".
Deux
heures se sont déjà écoulées. Le bus attend pour entrer à Birkenau. Le
professeur pensait que les deux sites étaient limitrophes, qu'il n'y avait
qu'un petit tiret qui les séparait, un peu comme celui qu'on utilise pour
écrire Auschwitz-Birkenau. Au contraire, la route est plutôt longue, les
énormes distances font deviner (mais on ne réussit pas vraiment à comprendre),
combien pouvait être énorme le massacre qui a été accompli ici. Non, on ne
réussit pas à comprendre. Birkenau vous remplit d'angoisse. Il n'y a seulement
qu'un énorme espace, qui paraît presque infini. Des fils électriques dont on
voit où ils commencent mais pas où ils finissent.
Le
vent est fort, froid et glacé. On marche longtemps le long d'une voie ferrée. A
la fin de la voie il y a des ruines. Un écriteau permet de comprendre: par
cette échelle, on descendait au déshabilloir; tout de suite après, le local des
douches; de là, on entrait dans une chambre à gaz et au-dessus il y avait les
fours. Si les allemands avaient utilisé leurs capacités d'organisation et leurs
dons pour l'ingénierie dans un but positif, vraiment, ils seraient devenus les
maîtres du monde.
Tout
près, il y a un monument…, ce sont les plaques qui rappellent ce qui s'est
passé. Une personne à genoux pleure justement devant la plaque écrite en
italien. Le professeur regarde autour de lui. Le ciel est très beau, propre,
lumineux. La lumière brille sur la neige. Le vent froid secoue lentement les
bouleaux. Comment a-t-il pu se faire que dans un endroit comme celui-ci, avec
une nature aussi belle, on ait pu mener à terme un projet aussi fou ? Il ne
peut y avoir d'excuses d'aucune sorte. Comment a-t-il été possible que le
peuple qui a donné Kant, Hegel, Beethoven, Heisenberg, Gödel à l'humanité, se
soit laissé entraine dans la plus grande et tragique farce de l'histoire de
l'humanité.
Oui,
ces deux mots, tragique et farce, sont justes.
"Tragique",
parce qu'il a été question de la plus grande tragédie de l'histoire de
l'humanité.
Mais
"farce" aussi est le mot juste. Comment définir autrement les projets
millénaristes d'Adolf Hitler ? Comment définir autrement les rassemblements
océaniques de présumés surhommes qui s'exhibent au grotesque pas de l'oie ?
Comment ne pas éprouver de peine devant les scènes filmées dans les tribunaux
de l'après-guerre, où tous ces surhommes pleurnichaient que, eux n'étaient pas
coupables, qu'ils avaient seulement obéi aux ordres supérieurs.
Non.
A ce moment là, le professeur regarde tout autour de lui. Il ne réussit pas à
imaginer les hurlements, les aboiements des chiens, le hurlement des sirènes,
la puanteur, la faim, le froid qui emporte les déportés, la maladie, les
parasites, la peur. La peur permanente. L'humiliation permanente. Le risque
incessant que chaque minute puisse être le dernier de sa vie. Que sa propre vie
puisse prendre fin pour un prétexte quelconque. Par hasard. Toujours par
hasard.
On
ne peut rien éprouver de ce qui a été éprouvé ici, on ne peut même pas
comprendre. Le professeur sent que ni son intelligence ni celle d'aucun autre
être humain ne peut comprendre au fond, ce qui s'est passé ici. C'est trop. Qui
n'a pas vécu l'expérience d'Auschwitz sur sa propre peau, ne peut ressentir
Auschwitz. Oui, ce qui est arrivé, on ne peut le comprendre mais… il faut
savoir.
Il
faut savoir et il faut faire savoir.
Chacun
est tenu de maintenir vivante cette mémoire. C'est cela le devoir de chacun.
Cela
est surtout le devoir de chaque éducateur.
Et
donc, il faut dire. Il faut dire au plus grand nombre de personnes, de jeunes,
surtout. Mais comment ?
C'est
ainsi, que pendant le voyage de retour, que le professeur conçoit le projet
d'une exposition.
Chapitre X: La petite - grande
exposition
Et
bien, oui. Ce fut justement au cours du voyage de retour d'Auschwitz, que le professeur
commença à penser à rassembler toutes les idées, les informations, les images,
les textes découverts et lus, dans une seule grande exposition. Une exposition
à présenter à l'école, une exposition qui aurait pu être aussi organisée dans
d'autres écoles, dans des centres culturels…
Et
ainsi, le professeur et son autre collègue italien commencent à trier les
matériaux examinés jusqu'alors. Et naturellement, ils continuent à recueillir
d'autres matériaux, d'autres informations, d'autres images. Ils font traduire
en hongrois tous les textes sélectionnés, par des collègues du lycée
Peu
à peu l'exposition prend forme. Une pauvre exposition. Une trentaine de
panneaux en carton, quelque objet prêté par le musée, des photographies, des
images en blanc et noir, quelques textes d'explication, quelques poésies. Une
exposition pauvre en matériau mais personne n'a prêté attention à cela.
Le
titre: très simplement "Pécs 1944".
Le
texte introductif de l'exposition: la phrase de Primo Levi:
"Chaque
homme civilisé est tenu de savoir qu'Auschwitz a existé, Et ce qui s'y est
perpétré: si comprendre est impossible, connaître est nécessaire".
L'exposition
fut inaugurée en mai 2005, en présence des représentants de la communauté juive
et du rabbin, chef de la petite communauté de Pécs, qui a rappelé les jeunes de
l'école à la responsabilité de la mémoire.
Le
professeur n'oubliera jamais les regards des jeunes, ce matin-là.
Regards
attentifs et sérieux, comme ils ne le furent jamais pendant les cours de
mathématiques ou de physique.
Regards
sérieux des jeunes; mieux, de personnes aujourd'hui adultes, qui lisent.
Qui
lisent une phrase tirée de ce livre désespérément poétique et révélateur:
"Yossl
Rakover s'adresse à Dieu".
"Je
suis fier de ma condition de Juif. Parce qu'être Juif est un art. Parce qu'être
Juif est difficile. Ce n'est pas un art d'être anglais, américain ou français.
C'est sans doute plus facile et plus commode d'être un des leurs mais ce n'est
certainement pas plus honorable. Oui, c'est un honneur que d'être Juif!
J'aurais honte d'appartenir aux peuples qui ont généré et élevé les scélérats,
responsables des crimes perpétrés contre nous."
Regards
sérieux qui contemplent la photo d'une petite fille.
Une
très belle petite fille, aux cheveux bruns, noués en deux tresses, le regard
profond et, sur la poitrine, sur le cœur, l'étoile de David avec au milieu le
mot "Jude".
Une
petite créature innocente. Une petite créature destinée au massacre.
Une
petite créature destinée au massacre parce qu'elle effrayait à mort les grands
hommes, les grands surhommes à la croix gammée.
Regards
sérieux qui contemplent les autres images. Des hommes contraints au travail,
des hommes sous-alimentés, des hommes morts. Des survivants, hommes et femmes,
qui mangent près des cadavres.
Des
regards sérieux qui lisent, pour la première fois, la célèbre poésie:
Vous
qui vivez à l'abri,
Dans
vos maisons,
Vous
qui rentrant chez vous trouvez,
Le
manger chaud et les visages amis,
Considérez
si c'est vraiment un homme,
Celui
qui travaille dans la boue,
Celui
qui ne connaît pas la paix,
Celui
qui lutte pour un demi-pain,
Celui
qui meurt pour un oui pou pour un non.
Considérez
si c'est vraiment une femme
Celle,
sans cheveux et sans nom,
Celle,
sans même la force de se souvenir,
Les
yeux vides et le sein froid,
Comme
une grenouille, l'hiver.
Méditez,
cela a existé:
Je
vous commande ces mots,
Gravez-les
dans votre cœur,
Lorsque
vous êtes chez vous ou vous marchez dehors,
Vous
vous couchez et vous vous levez,
Répétez-les
à vos enfants.
Ou
alors, que votre maison se détruise,
Que
la maladie vous empêche,
Que
vos fils détournent de vous leur visage.
Regards
sérieux, pleins d'effroi, pendant qu'ils contemplent les panneaux aux images
qui montrent des gitans, de jeunes gitans, des gitans vieux, des enfants
gitans… montrés comme s'ils avaient été des délinquants; regards incrédules
lorsqu'ils lisent les quelques mots qui racontent le calvaire de ce peuple
orgueilleux.
Regards
pensifs, regards lourds, pendant qu'ils lisent encore une poésie d'Edith Bruck,
la poétesse hongroise, survivante, qui vit aujourd'hui en Italie
Pour
nous survivants
C'est
tous les jours un miracle
Si
nous aimons, si nous aimons fort
Comme
si la personne aimée
Pouvait
disparaître à tout moment
Et
nous aussi.
Pour
nous survivants
Le
ciel est parfois très beau, parfois très laid
Les
demi-mesures
Les
nuances
Sont
interdites.
Avec
nous, survivants
Il
faut y aller doucement
Parce
que un simple regard de travers
Celui
de tous les jours
Va
se joindre aux autres terribles
Et
chaque souffrance
Fait
partie s'une seule souffrance
Qui
fait battre notre sang.
Nous
ne sommes pas des gens normaux
Nous
sommes des survivants
Pour
les autres.
Regards
sérieux, aiguisés, intelligents pendant qu'ils lisent une réflexion très brève
mais très pointue sur les deux pôles entre lesquels se joue la vie de chaque
être humain: le destin et la liberté.
Une
phrase d'Imre Kertesz, le premier prix Noble survivant… une phrase tirée de
" Être sans destin".
"S'il
existe un destin, alors la liberté est impossible, si néanmoins la liberté
existe, alors il n'y a pas de destin, ce qui signifie que c'est nous-mêmes qui
sommes le destin".
Le
destin ou les dieux se demandaient les grecs. Kertesz donne sa réponse.
Regards
tendus et pleins d'espoir devant le panneau dédié aux "justes" parmi
lesquels Giorgio Perlasca… ce commerçant italien qui au cours de l'hiver
1944-45, à Budapest, réussit à tromper les nazis allemands et les fascistes
hongrois, se faisant passer pour un diplomate espagnol et sauva ainsi environ 4
000 Juifs. Ils sourient et acquiescent lorsqu'ils lisent sa célèbre
déclaration: "Je l'ai fait… Vous
qu'auriez vous fait à ma place ? Au fond, j'ai été un magnifique
imposteur".
Mais
Perlasca ne fut pas le seul. Des milliers de Juifs furent sauvés par le roi de
Suède par l'intermédiaire de son ambassadeur à Budapest, par le nonce
apostolique Angelo Rotta, par Raoul Wallenberg qui disparut tout de suite à la
fin de la guerre, sans doute trucidé par ceux qui avaient découvert et n'avaient
pas apprécié son action en faveur des juifs.
Regards
absolument pas amusés, et même embarrassés, devant la série de caricatures, de
vignettes satiriques, de tracts antisémites, conservés au musée d'histoire de
la ville de Pécs. Caricatures et dessins avec l'habituel répertoire de lieux
communs et de vulgarités sur les Juifs: nez crochu, le Juifs avide qui ôte
toutes les ressources au peuple qui l'héberge, le juif sale…
Regards
presque incrédules devant la carte de leur
ville sur laquelle étaient mises en évidence, la synagogue, l'école juive, le
ghetto, le cimetière juif et même un édifice qui existe encore près de
l'Université, qui eut pour fonction d'être le point de rassemblement des Juifs
de la région en attente d'être embarqués sur des trains pour Auschwitz.
Regards
sérieux et silencieux, devant les photos de plusieurs pierres tombales du
cimetière juif, celles qui portent les noms qui sont écrits dans le livre des
larmes.
Regards
sérieux et silencieux devant les derniers panneaux, ceux dédiés au livre des
larmes.
3
000 noms. On a vite fait de dire 3 000 noms.
Mais
les voir tous ensemble, toutes les pages ouvertes là, sous nos yeux…
Pour
les lire tous à haute voix, il faudrait presque toute une matinée… chaque nom,
peu de secondes qui renferment un visage, un sourire, des sentiments, de
l'amour, des joies, des souffrances, une intelligence, une histoire, un passé,
un savoir. "Et tout cela s'est
perdu…".
Mais
le professeur n'oubliera jamais non plus, le regard perdu, perdu loin dans le
temps, d'un représentant de la communauté juive, un survivant qui, après s'être
reconnu, montre où il se trouvait dans une photo de classe. Il indique, en tremblant,
écrasé par un terrible sentiment de culpabilité, lui-même , unique survivant,
au milieu de tous ses camarades de classe, près de ses professeurs, tous
déportés, tous morts, comme tous les autres élèves et tous les autres
professeurs de l'école.
Et
il se repose encore une fois la même question: pourquoi le hasard l'a-t-il
choisi, lui ? Pourquoi le hasard choisi de sauver justement lui !?
L'histoire
de l'exposition est terminée. Ce récit aussi est presque fini.
Le
besoin de ne pas perdre la mémoire ne finira jamais. C'est l'objet de ce récit.
Pour
clore cette rencontre, nous avons préparé un cadeau à votre intention. La
semence. La semence de la mémoire. Un petit signe pour aider la mémoire. Dans
ce panier, nous avons mis des étoiles de David en papier et sur chaque étoile
nous avons écrit un nom. Un nom que nous avons pris dans le livre des larmes.
Un
nom de l'un de ces morts qui ne nous laissent pas reposer en paix.
Nous
voulons vous les offrir. Nous voulons vous offrir votre Dybbuk.
Ce
que nous vous demandons maintenant, c'est de ne pas enterrer ce nom.
Ce
que nous vous demandons maintenant c'est de lui donner vie, de le faire vivre.
Lui donner cette vie qui lui a été prise injustement. Et pour lui donner vie,
il faut lui donner de la "mémoire".
Et
"UN" moyen, certainement pas le seul, de lui donner de la"
mémoire", c'est de faire en sorte que cette rencontre puisse se
renouveler. Dans les écoles, les centres culturels, les églises, les
synagogues, même dans les maisons; et pourquoi pas, même devant peu de gens,
devant quelques amis, parce que chaque graine, chaque grain même unique, est
important et a de la valeur. Il a la valeur d'un acte de réparation.
Merci
pour votre attention.