domenica 24 febbraio 2019

Naufrages


Naufrages
  
    Luigi Fusani

  
Traduit de l'italien par Claude VALENZA



                         Janvier 2019



La scène est déserte. Seul un bout de tronc décortiqué est posé à peu près au centre du plateau; entouré de quelques pierres.
Une longue toile bleue azur, traverse le plateau dans toute sa largeur; elle est entortillée par endroits et par moments, elle est soulevée par une onde qui le parcourt.
Un homme entre, évidemment un naufragé, traînant derrière lui une grosse malle. Il est épuisé, il se couche par terre, devant le tronc et soupire.





·        Putain de bordel… où est-ce que j'ai échoué cette fois-ci ?... Il n'y a personne ici… C'est pas une ile… c'est un caillou…
Espérons qu'un bateau passe vite, qu'on me recueille… sinon, cette fois-ci... mon pauvre vieux… sans manger, sans boire… au soleil…
Putain qu'il fait chaud…ce soleil qui frappe comme un marteau…on va me trouver aussi sec qu'un vieux bout de bois… si on me trouve… aussi dur qu'un stockfish… si les oiseaux ne m'ont pas bouffé avant…
J'en ai vu pas mal dans ma vie mais ça, ça ne me plairait vraiment pas… devenir une merde de mouette…
Non, quelle horreur… ça vraiment, ça ne me plaît pas…
Et ensuite je servirai à faire de l'engrais…
Mais qu'est-ce que c'est que cette ile?... Ben… on dirait une ile carrée… j'ai jamais vu une ile pareille… même pas sur les cartes marines…
Et puis, aussi isolée… oh! On ne voit rien… même pas à l'horizon…
Au moins une fumée… qui fasse penser à une autre ile… une terre…
Des fois que ce serait une ile ensorcelée? Une ile magique… qui va peut-être disparaitre tout d'un coup et je me retrouve dans la flotte encore une fois…
Mii quelle situation! Parce qu'après, si c'est une ile ensorcelée,  alors, peut-être que quand je dors, plein d'esprits sortent… Comment c'était, cette histoire de l'ile de la Tempête… qu'on avait jouée… Il y avait un esprit… gentil… celui qui… qui était léger et qui volait, et l'autre méchant et qui puait comme une bête et rampait comme un ver, je crois…
C'était comment cette histoire? Je m'en souviens plus… je me rappelle seulement qu'il y avait un magicien… qui avait une fille… et qui avait été abandonné par son frère sur un rocher au milieu de la mer… je m'en souviens pas.
Mais maintenant j'ai peur… parce que si sur l'ile il y a des esprits… cette nuit lorsque je dormirai… ils viendront me tourmenter… et peut-être même qu'ils me rejetteront à l'eau… et les poissons croiront que je suis mort et ils me mangeront tout cru… et quand je serai mort… ils prendront ma malle… et là, oui, je serai vraiment mort!
Il s'assoit sur la malle.
·        Voilà qui est fait… voilà! Venez la prendre maintenant, ma malle… il vous faudra m'abattre… parce que moi  je bougerai pas… sachez-le! Moi, je bouge pas!
Moi, je vais même dormir là-dessus mais je ne lâcherai pas la malle... Cette malle est toute ma vie… sans mon histoire, moi… je ne suis rien…, rien… un bout de bois, une pierre… qu'est qu'on peut faire avec une pierre?
On peut parler avec une pierre? Nooon!
Une pierre peut te raconter une histoire? Nooon!
Et alors, qu'est-ce que tu fais ? Lorsque tu en trouves un qui te barre la route… tu lui balances un coup de pied et tu la dégages…
Voilà ce qui arrive aux pierres!
Mais moi, je ne suis pas une pierre… non! Moi j'en ai une d'histoire à raconter… mon histoire… c'est une belle histoire…
Esprits?..., Esprits?..., vous voulez entendre mon histoire?
Esprits?... faisons un pacte…, moi je vous raconte mon histoire… au moins un petit bout… Si ça vous plaît, vous cette nuit, vous me laissez me reposer tranquillement… et puis demain, je vous en raconte encore un bout… d'accord?... , d'accord?...
Silence de mort… ils sont durs, ceux-là… ils font feinte de ne pas être là…. Et puis quand tu t'y attends le moins…zak !.. Ils t'enfilent!
Bon… voyons… voyons par où commencer… avec les histoires, le problème est toujours de savoir par où commencer…
Voyons voir ce qu'il y a là-dedans…


Il ouvre la malle et en sort un masque de soldat avec des moustaches et des sourcils très fournis…
·        Nous étions au début du 16ème siècle… à cette époque, l'Italie était le champ de bataille d'armées étrangères qui, au service des rois et des empereurs de toute l'Europe, se disputaient les lambeaux du Saint empire Romain Germanique.
Mes parents étaient une famille de pauvres paysans qui travaillaient la terre dans les environs de Pavie.
Un jour, arriva une poignée de mercenaires… ce devaient être des lansquenets.

Il revêt le masque du soldat et parle avec un accent allemand
·        Tok tok tok… ouvrir de cette porte! Si fous pas vouloir que moi abattre avec très grand coup de pied de moi.

La porte s'ouvre en grinçant
·        Bon, moi je voir vous compris que mieux ne pas moquer de Kapitain Spakamaron!
Toi, femme… quoi toi préparer pour mange?
Faire voir quoi il y a dans marmite… Mm mm... Bonne soupe de fayots avec chou rouge…
Pourquoi pas aussi bon morceau de lard de cochon?
Comment? Fous pas afoir cochon! Tous paysans afoir cochon.
Toi… patron de maison… paysan bête et écoïste… trouver tout de suite lard cochon pour cuire afec fayots et chou rouge!
Comment? Toi dire encore que toi pauvre paysan, ne pas avoir couenne cochon?
Si toi ne porte pas tout de suite bon morceau viande cochon, moi amuser avec morceau de belle paysanne…

Il ôte le masque
·        Et ça se passa ainsi… il n'y avait pas de morceau de couenne de porc…
Mon père fut pris et attaché à un cerisier près de la maison…
Ma mère fut prise par les soldats pour leur divertissement… Mais comme elle continuait à pleurer, les soldats s'énervèrent et ils la tuèrent et, pour ne pas faire les choses à moitié, ils décidèrent de pendre mon père.
Moi, je vis tout de loin… les soldats me cherchèrent pendant un moment, puis ils prirent tout ce qu'ils purent prendre… le pain, le blé, la farine, les légumes et ils partirent… je cherchai de l'aide dans la campagne alentour mais les soldats avaient déjà fait leur razzia et personne ne pouvait me venir en aide.
Et comme ça,  j'arrivai à la ville.

On m'avait dit que peut-être là-bas, quelqu'un m'aurait pris dans quelque boutique.
Peut-être qu'on m'aurait donné quelque chose à manger et une place pour dormir… je marchai pendant deux jours.
Lorsque j'arrivai, il y avait un grand mouvement de foule.
C'étaient les jours de la fête du Saint. Une sorte de moine qui était venu d'Afrique; qui s'appelait Nacotio… saint Nacotio… on l'avait chassé de son  pays parce qu'i s'était converti au christianisme. Alors, pour le punir, le roi de son pays l'avait fait lier au mat d'une barque; il l'avait fait mener au large et là-bas, il l'avait fait abandonner.
Mais la barque,  avait été prise dans un courant marin qui avec le vent, l'avait poussée vers la côte ligure… les gens disaient que c'était un miracle… mais moi je ne crois pas beaucoup aux miracles… de toutes façons, les gens disaient que… sans que personne ne la guide, la barque était arrivée dans un petit port, qu'elle s'était approchée de la rive toute seule et qu' elle avait accosté là. A ce moment-là, ceux qui étaient présents… les pêcheurs, les femmes, avaient que vu les cordes qui le maintenaient attaché… s'étaient défaites toutes seules et le saint était descendu à terre… on dit qu'il avait marché sur les eaux sans se mouiller et lorsqu'il parvint à la rive…
Lorsqu'il parvint à la rive… il vit un petit enfant qui était dans une poussette parce qu'il ne pouvait pas marcher… ses jambes semblaient n'avoir que les os… mais lui, le prit par la main… et alors le gamin se  leva et commença à marcher.
Le saint resta quelques jours dans le village, là sur la côte; il y avait tellement de gens qui avaient besoin d'être soignés et lui, il avait un remède et une prière pour chacun… mais pas seulement… tous les jours, les pêcheurs rentraient de la pêche, leurs barques pleines de poisson.
Quelque temps après, le saint quitta le village et s'en alla vers la ville, parce que là-bas aussi il y avait beaucoup de gens qui avaient besoin d'être soignés…
On dit qu'il vécut jusqu'à cent ans et même, qu'après sa mort, si quelqu'un touchait sa tombe ou sa statue et récitait une prière… le saint le guérissait.
Pour moi, tout ça c'est des légendes… mais quand même, en son honneur, chaque année, au printemps, toute la ville célébrait la fête de San Nacotio. En cette occasion, les paysans arrivaient avec toute leur famille…
Il y avait des moines qui racontaient les épisodes de la vie du saint… ils avaient de grands panneaux divisés en plusieurs carrés et chaque carré contenait un miracle, une guérison ou une conversion… les gens écoutaient bouche bée… certains même s'émouvaient… pleuraient…et ensuite les moines recueillaient les aumônes…

Il y a des jours que quand on se réveille le matin, on pense que ce jour-là sera comme tous les autres.
Et pourtant, ce jour-là il se passe quelque chose.
Quelque chose inattendue qui te change la vie.
Ça peut être quelque chose d'extraordinairement beau,
Ça peut être la rencontre imprévue
Avec celle qui sera l'amour de ta vie,
Ou au contraire ça peut être quelque chose de dramatique, de terrible.
Parfois, les deux choses en même temps.
Parfois il arrive que l'on ne se rende même pas compte que ce jour-là, sa vie a pris un tournant…
Et pourtant, depuis ce jour-là, pour toi tout sera différent.

Pour moi, ce jour fut celui de mon arrivée en ville.
Je regardais tous ces palais… tous ces palais avec des draps colorés aux fenêtres… couleur lie de vin… qui était la couleur du saint… parce que le saint était un africain…très beau. 
Quand j'arrivai sur la grand place… celle où d'un côté il y avait l'église de Saint Nacotio et de l'autre la maison du capitaine… il y a avait un tas de gens qui riaient…
Qu'est-ce qu'ils avaient à rire?...
Je m'approchai… il y avait une petite estrade… une estrade… vraiment petite, à peu près 3 mètres sur 4… Dessus, trois acteurs… une femme et deux hommes.
Les hommes portaient un masque. L'un, maigre, était costumé en soldat et il ressemblait précisément aux lansquenets qui avaient tué mes parents; l'autre petit et gras était l'aubergiste et la femme, son épouse.

Le soldat jouait au tyran et rien ne lui convenait de tout ce que l'aubergiste mettait dans son assiette… d'abord il mangeait puis, il disait que ça ne lui convenait pas, que c'était dégoûtant et il jetait son plat en l'air.
" Moi pas payer cette soupe dégueulasse… toi donne manger çà à tes cochons... toi croire que moi etre ton cochon?...
Porte rôti…"
L'autre retournait prendre un rôti et lui, de nouveau:
"Mais que toi faire avec ce pôvre mouton? Toi veut que moi meurt?"
Et entre deux esclandres il avait les mains baladeuses sur la belle hôtesse et tentait de l'embrasser en tirant une langue sale et toute rouge mais, elle à chaque fois lui mettait en mains un pot de vin et le contraignait à boire à sa santé…
Peu après le soldat était complètement saoul… il ne réussissait même pas à tenir en mains le coutelas et le piron… une sorte de fourchette avec seulement deux dents qu'on utilisait alors…
Il se trompait et au lieu de couper une cuisse de poulet il se taillait la main…
A un certain moment il était tellement rond qu'il tombait tout endormi, la tête dans le cul d'un cochon… et là c'était le plus beau… L'aubergiste et sa femme le frappaient d'abord  à coups de gourdin, puis lui volaient tous ses sous, puis ils lui ôtaient tous ses vêtements…
Ils le retournaient de tous côtés comme un sac de patates et à la fin, lorsqu'il n'avait plus que ses caleçons, ils l'enfilaient dans un sac de farine, après lui avoir balancé une dernière salve de coups
"Frappe-le toi !
Non, frappe-le toi…
Non, d'abord toi…
Allez, ensemble! Pif !
Encore une ! Paf !
Plus fort ! Voilà, comme ça, Pif,  comme çà Paf, comme çà Pif, comme çà Paf"
Magnifique !
Et alors, ils le soulevaient el le jetaient dans le fleuve…
Magnifique !

Rendez-vous compte… j'avais trouvé un endroit où toutes les fripouilles, les tyrans et tous les malandrins, tous les assassins du monde sont battus et bastonnés comme il se doit…
J'avais trouvé le théâtre !
Oh… vous ne le croirez pas mais je me sentais… je me sentais… comment dire… comme si on m'avait vengé… parfaitement, vengé.
Et à ce moment-là exactement, je pris ma décision… je voulais moi aussi faire partie du théâtre, et prendre part moi aussi à la bastonnade des malandrins, tyrans, fripouilles et assassins.
Ce jour-là ma vie fut changée, changée totalement, changée pour toujours.


Une fois le public parti…
… à la fin du spectacle, presque tous les spectateurs… étaient allés voir les comiques et ils avaient apporté des miches de pain, du vin, deux poulets, du lait, du miel et même un morceau de porc séché… parce qu'à la fin du spectacle, chacun apportait quelque chose…
Lorsque tout le monde fut parti, je suis allé voir l'aubergiste pour lui dire qu'il avait bien fait de fiche une raclée au soldat.
Juste à ce moment-là arriva le soldat, qui se portait à merveille.
J'eus un peu peur, parce que je croyais qu'il  avait été laissé à moitié mort, alors qu'au contraire il était là… debout droit comme un i, riant et mangeant une pomme… il n'était même pas saoul… mais avant… oh… il était tellement saoul qu'il n'arrivait même pas à parler…
L'aubergiste vit que j'avais peur…
"… Mais alors vous ne l'avez pas battu pour de bon…"
"… Bien sûr que non ! Sinon, comment ferons-nous demain, pour le battre à nouveau ?"
"… Parce que… vous le battez à nouveau tous les jours? "
" Oui, et c'est ça qui est beau dans la Comédie… nous pouvons battre… nous pouvons aussi tuer quelqu'un… un soldat, un prêtre…même un roi ou une reine... Mais c'est pour rire. A la fin du spectacle, les morts se relèvent…
Pour mourir à nouveau lors du prochain spectacle."
" Et lui, il est d'accord pour que vous le battiez tous les jours? "
" Mais bien sûr ! "
Ça, ça me plaisait vraiment !
Non seulement j'avais trouvé un endroit où les fripouilles, les tyrans, les malandrins et les assassins sont bastonnés… mais en plus, cette chose se répétait tous les jours.
Je voulais moi aussi rester avec l'aubergiste et l'aider à bastonner le soldat !
Je le lui dis… et j'eus de la chance.
Vous devez savoir que l'aubergiste et l'hôtesse étaient réellement mari et femme à la ville et s'appelaient Baptiste et Isabelle, ils avaient un fils qui avait à peu près mon âge. Ce fils s'appelait Jean, il travaillait avec eux et faisait le bateleur… il faisait des tours de cartes… il était un peu magicien, un peu valet, un peu musicien…
Il jouait du fifre et du luth… il écrivait des chansons et il chantait sur les places… mais surtout il faisait du théâtre avec Baptiste et Isabelle.
Ce fils était mort…
Une fois… Isabelle… un jour qu'elle était triste, me raconta que lorsqu'ils étaient en France pour leur travail… en Savoie, dans les Alpes… Jean s'était senti mal et il avait eu un accès de fièvre… et à l'hospice ils n'en avaient pas voulu car ils craignaient qu'il n'ait la peste… et personne n'avait voulu l'héberger … toujours par peur de la peste… et ainsi, en quelques jours, Jean mourut.
Isabelle me dit que les plus mauvais avaient été les prêtres parce que personne, aucun prêtre n'avait voulu donner à Jean une sépulture chrétienne  à l'église ou dans un cimetière, parce qu'ils disaient qu'ils étaient des acteurs… qu'ils étaient pour ainsi dire des hérétiques… ou les femmes…, des traînées… et alors, pour l'enterrer, ils leur fallut aller dans les bois… et creuser un trou profond, et le jeter dedans, enveloppé dans un sac… et un prêtre disait des prières en latin et répétait sans arrêt "anathème, anathème" et, lorsque le trou fut rebouché, il leur dit:
" Et maintenant partez, gent maudite par Dieu et ne revenez plus profaner ces terres chrétiennes ! " et de la main il avait montré le chemin de la plaine…
Mais ce n'était pas vrai… Ce n'étaient pas des gens maudits par Dieu. C'étaient de braves gens… et même sympathiques et divertissants… et puis, ils avaient besoin d'un fils et moi d'une famille. Ils me gardèrent avec eux.
L'autre, celui qui faisait le soldat, celui-là était avec eux dès le début…, depuis qu'ils avaient commencé de tourner sur les places.
Ce devait être un français… il disait s'appeler Louis de Ferdinand…
C'était un poète…, quelqu'un qui écrivait des chansons…, qui inventait des histoires… Quand il se baladait, il écoutait une histoire, il l'arrangeait un peu et puis, il allait sur les places ou dans les tavernes… les gens faisaient le cercle… et lui, il racontait.
Il vivait ainsi… et c'est ainsi qu'il avait rencontré Baptiste et Isabelle… sur une place… ils avaient sympathisé et ils avaient décidé de se mettre ensemble et de créer une société.
Il leur avait tout appris parce qu'il avait déjà participé à des spectacles avec un groupe, en France… puis, ses compagnons avaient été arrêtés parce qu'ils s'étaient moqués d'un comte, un catholique fanatique… le comte avait envoyé ses gens, il avait fait bruler leur baraque… Louis disait qu'il avait réussi en s'en tirer parce que cette nuit-là, il était parvenu à convaincre une servante… une domestique… de le rejoindre dans une grange, dans un coin tranquille… Lorsqu'il était retourné sur la place… à la place du théâtre, il y avait un tas de cendres… et quant aux autres compagnons… le chef était mort , brûlé dans l'incendie… les autres… étaient blessés et on les avait emmenés en prison… et les femmes… les femmes, on ne sait pas…Peut –être, qu'on les avait jugées pour sorcellerie…

Lorsqu'ils dirent à Louis que j'entrais dans la famille, il dit tout de suite qu'on devait remettre en scène la farce du meunier…
C'était une histoire très amusante. Je ne l'oublierai jamais…
Alors… l'histoire était comme ça…
Donc… Louis faisait le meunier et Isabelle, sa femme… ils étaient à table et mangeaient… Louis mangeait vraiment comme un porc et il riait car il avait roulé ses ouvriers… il avait trouvé des excuses pour ne pas les payer…
" Les clients ne me paient pas… cette année, c'est la famine… les gens n'ont rien à donner à moudre…" Mais ce n'était pas vrai, au contraire, c'était lui qui volait le peu de grain qui sortait de la meule…
Bref… c'était lui qui mangeait et buvait comme une bête, sa femme faisait la cuisine et moi j'étais le domestique qui servait… et à un moment donné, le meunier eut un terrible mal de ventre… tellement fort, qu'il crût qu'il allait passer… et comme il savait être une fripouille, il voulut que j'aille tout de suite chercher un prêtre pour se confesser et libérer sa conscience avant de mourir. Même sa femme voulut que je me hâte mais, au lieu de m'envoyer chez le curé, elle me dit d'aller chercher un moine qui était dans un couvent, pas très loin de là… un moine  chez qui elle allait à confesse toutes les semaines.
J'y allai et pendant ce temps, lui continuait à être mal et à appeler à l'aide:
 " Au secours… au secours..., je meurs…, appelez un prêtre…"
Puis, il pétait et disait: " vous entendez ? C'est mon âme qui s'enfuit " … et tous riaient comme des fous… et entre temps elle, changeait de tenue… elle se faisait toute belle… et elle remettait tout en place sur la table… tout cela on le comprenait lorsque j'arrivai en compagnie du moine… qui était Baptiste… et le moine commençait par lui donner un coup de poing sur la tête et l'assommait, puis commençait à embrasser et peloter la belle meunière. A ce moment-là, j'intervenais et je menaçais les deux amants… " Lorsqu'il se réveillera je le lui dirai ! ", puis j'allais à la fenêtre et je me mettais à hurler … " Ils s'embrassent ! Ils s'embrassent ! "…
En somme, il y avait sur la scène, quatre belles charognes, l'une plus pourrie que l'autre. Le moine me donnait quelques sous, pour me faire tenir tranquille… je les prenais mais tout de suite je me mettais à casser les pieds à nouveau. Les sous ne me suffisaient jamais.
La femme tentait de m'envoyer acheter quelque chose… du mouton… dehors… Moi, je faisais toujours semblant  de partir… mais ensuite, j'avais besoin de nouvelles indications… "  - Mais elle se trouve où, la boutique ? - Mais je dois en prendre combien ? – Mais je dois prendre un gigot ou la poitrine ? – Mais moi, je préfère le gigot -mais je dois prendre un morceau à cuire ou déjà cuit ?.. "  Bref, je ne m'en allais jamais.
A un moment donné, le meunier revenait à lui… juste au moment où sa femme et le moine… étaient tombés sur le lit… mais comme son ventre était sur le point d'éclater, il me demandait de le porter au cabinet… le cabinet était derrière une tenture qui était là sur la scène… Dès que nous étions arrivés là derrière… merde ! On aurait dit qu'un volcan entrait en éruption… une tempête… tron-to-to-ton… des éclairs… un désastre.
Puis quelques instants de silence… … … puis le meunier réapparaissait et allait très bien maintenant … il s'était vidé… et il tenait en main une balayette pourrie.
Le moine prenait un rouleau à pâtisserie qui traînait par là et tous les deux commençaient à tourner dans la pièce comme s'ils allaient se battre en duel.
Chaque fois que le moine passait près de moi, je lui donnai des coups de pied au cul  et dans les tibias… ou bien je lui donnais des coups de louche…
Alors, la meunière intervenait et les menaçait tous les deux; le mari et l'amant. Le mari devait se calmer, ou bien elle raconterait partout comment il volait les ouvriers et les clients… le moine devait se calmer ou bien elle raconterait à tout le monde ce qui se passait chaque semaine quand elle allait à confesse… et enfin, moi, je devais rendre tous les sous que j'avais obtenus avant et la remercier… de ne pas me renvoyer.
Là, elle embrassait le moine et lui donnait rendez-vous samedi, puis elle posait devant son mari un gigot d'agneau pour le consoler d'avoir été cocu, et moi, elle m'envoyait faire la vaisselle à la cuisine et s'adressant au public, lui disait:
"… Et vous, qu'est-ce que vous faites encore là ? Il n'y a plus rien à voir ici… rentrez chez vous…mais avant de partir, laissez ce que vos poches, votre divertissement et votre bon cœur vous disent de laisser…"
Les gens s'amusaient… s'amusaient comme des fous… et lorsque les gens s'amusent il est plus facile pour eux d'être généreux.
Je dois dire que pour nous tout allait bien.
De temps en temps on nous demandait de nous produire dans les palais des seigneurs ou des comtes et alors, cela allait encore mieux… d'autres fois, au contraire, les autorités… religieuses ou policières, nous empêchaient de travailler mais ce n'était pas un gros problème pour nous. On se déplaçait au village voisin et on travaillait là-bas.
On s'amusait… J'apprenais à chanter, à faire de la musique, à jouer en scène… c'était bien.

·        Puis un jour, nous parvînmes à donner une représentation à Gênes.
Gênes… vous  pouvez pas imaginer… Gênes…
Gênes est une très grande ville. Il y a un tas de places. C'est pas comme les petits villages… où il y a quelques maisons… un petit espace… tu peux faire un spectacle, deux au maximum…, et puis des pauvres gens… qui doivent travailler… et qui n'ont pas grand-chose à te donner… là-bas, tu peux jouer un jour, puis y rester pour dormir une nuit, dans une grange… dans une étable… puis le lendemain tu dois partir vite pour arriver au bourg suivant… qui peut être se trouve à dix ou quinze miles et tu dois marcher quatre ou cinq heures, avec la charrette, avec toutes les malles, avec tous les costumes, les masques…
Non… à Gênes, il y a un tas de places… un tas d'endroits où donner des représentations… il y a des pêcheurs, il y a des soldats, il y a les femmes… il y a les palais des nobles, il y a les tavernes… et dans les tavernes, on mange de bonnes choses… on boit du bon vin… on peut faire la fête…
Le jour de notre arrivée, Louis nous a dit d'aller tout de suite nous installer à l'auberge… A l'auberge on aurait pris deux chambres et le soir, on aurait festoyé … chanté… dansé… joué quelque saynète… comme çà, juste pour nous faire connaître… pour faire savoir dans le quartier que les comiques étaient arrivés… et donner rendez-vous le lendemain, sur la place, pour le spectacle…
Nous sommes allés à l'auberge… nous avons pris les chambres… l'aubergiste a voulu que nous payions de suite. Nous avons pensé qu'il n'avait pas confiance… et nous avons payé…
Puis plus tard, nous sommes descendus dans la salle où on mangeait et Louis a apporté son luth… il a commencé à chanter… à raconter des histoires, à faire la fête…il y avait de l'ambiance… ça s'entendait même de dehors, sur la placette… et les gens entraient. Moi aussi je chantai et je racontai des histoires. Peu à peu l'auberge se remplissait. L'aubergiste était très content.

A un moment donné, entra un groupe … c'étaient cinq ou six soldats… qui allèrent parler au patron… ils parlaient de nous… puis ils s'assirent et… ils restèrent là, à manger et à boire…tranquilles….
Louis, qui était quelqu'un qui connaissait le monde, me fit un clin d'œil. Comme pour dire… " Si ceux-là fichent le bazar, reste calme…t'inquiète pas… laisse-moi faire…"
D'accord… lui répondis-je en clignant de l'œil moi aussi… et nous avons continué à faire la fête.
Ce fut vraiment une belle soirée…
Jusque-là, ce fut vraiment une belle soirée.

·        Ce dont je ne me souviens pas, c'est comme ça s'est terminé…
C’est-à-dire… C'est comme si je m'étais endormi tout d'un coup.
Quand je me suis réveillé, même, lorsqu'on m'a réveillé…
J'ai reçu un seau d'eau salée en pleine figure…
Mais un seau grand comme çà !
J'étais trempé, tous mes vêtements, mes chaussures… tout… tout trempé… et quelqu'un là-bas me regardait… un type avec un foulard rouge sur la tête, avec plein de dessins blancs et noirs…
Il me tenait la figure comme çà… il me tenait la bouche ouverte… et regardait dedans… comme à un cheval…
" Mais qu'est-ce que vous avez amené ?"
" L'autre a réussi à s'échapper avant…"
" T'as quel  âge?"
" Douze ans, peut-être treize… je crois…"
" Treize ans… imbéciles… qu'est-ce que je vais en faire…?"
" On le met en bas, à la rame "
" Vous voyez pas que c'est un gosse ? Il ne peut que faire perdre la cadence aux autres…",
Puis il se leva, "… on ne peut pas le garder, il sert à rien… Bosco… jette-le à la baille…".
Deux soldats me soulevèrent à bout de bras… je ne touchai même pas le sol… ils me tenaient si fermement qu'il n'y avait aucune possibilité de me libérer mais, ce qui me paralysait vraiment, complètement… fut ce que je vis alors…
Ce que je vis, je ne l'avais encore jamais vu …
De l'eau… tellement d'eau… comme un ciel d'eau… un ciel d'eau noire, épouvantable… de partout.
J'étais sur un bateau… un bateau énorme, effrayant… quelque chose qui avançait au gré du vent… et maintenant, on était en train de me jeter dans ce ciel d'eau noire. J'avais peur… oui messieurs, j'avais peur et je commençai à ruer comme un… animal pris au piège. Tous riaient.
" Attendez ! "… Attendez… dit une voix qui semblait être celle d'un commandant… " Attendez ! ".
On me descendit.
Un type s'avança… un type un peu pelé, avec une petite barbe, taillée avec soin… il avait un truc blanc… comme une tarte, autour du cou… un truc qui s'appelait collerette et il avait aussi une sorte de jupette bouffante autour du cul d'où sortaient deux petites jambes avec des chaussettes longues, blanches, très fines… et des petites chaussures, blanches avec un petit nœud. Je n'avais jamais vu quelqu'un habillé de la sorte. Il s'adressa à celui qui avait le foulard sur la tête… " Qu'est-ce qui se passe ? "
" Je les avais envoyés à terre pour trouver du renfort… de la réserve, au cas où nous aurions eu des pertes parmi les rameurs… Ils m'ont ramené ce gamin… Il ne nous sert à rien, pire, c'est  seulement un poids ".
" Où l'avez-vous trouvé ?  "
" Dans une taverne ",
" Et, qu'est-ce que tu faisais dans une taverne ? "
" On chantait, on faisait la fête pour nous faire connaître… nous sommes des comédiens… nous donnons des spectacles sur les places ",
" Et où sont les autres ? "
" Lorsque nous avons pris le gamin… ils ont réussi à s'enfuir… Il y avait aussi une femme avec eux…"
" Donc tu es un comédien ? "
" Oui Monsieur ! "
" Bon, alors fais-moi rire, allez…".
Je vis la malle des masques de la compagnie… Ils l'avaient ouverte et sorti quelques masques.
C'était l'unique chance que j'avais de ne pas finir comme repas pour les poissons et de sauver ma peau. Je pris le masque de la jeune fille et celui du vieux va-nu-pieds et je commençai à raconter l'histoire de la lavandière qui un jour, alors qu'elle se rendait au fleuve pour laver son linge, rencontra l'ermite boiteux… Cà c'est une histoire qui marche toujours… et cette fois-ci aussi, tous se mirent à rire… et ils riaient tellement que celui qui avait des chaussures blanches, celui qui commandait dit qu'il voulait me prendre comme valet de chambre  et il me sauva la vie… et chaque jour, après qu'il eut mangé, il voulait que je lui raconte une histoire ou que je lui chante une chanson. Heureusement que Louis… Louis de Ferdinand m'en avait apprises tellement, que chaque jour je pouvais lui en raconter de différentes, et lui était content.

Nous naviguâmes pendant au moins une semaine, certains jours il n'y avait pas un souffle de vent et le navire n'avançait pas, et alors il y avait ceux qui maniaient le fouet, les argousins, qu'on les appelait… descendaient près des rameurs et à coups de nerfs de bœuf, les faisaient ramer, et le bateau avançait quand même jusqu'à ce que nous fussions arrivés à Messine.
A ce que je compris… le Pape avait fait se rassembler à Messine tous les navires des pays chrétiens, pour faire la guerre aux musulmans qui voulaient chasser les chrétiens de toutes les terres qu'ils avaient occupées dans toute la méditerranée, depuis l'époque des croisades.
Les musulmans ne supportaient pas que les chrétiens commandent à Chypre, à Nicosie, en Terre Sainte, en Dalmatie, sur toute la côte, de Venise à la Grèce, dans tous le nord de l'Afrique… Et alors, le fils de Soliman avait rassemblé une grande flotte et il s'apprêtait à attaquer la république de Venise.
En somme, c'était une guerre qui durait depuis une centaine d'années et les chrétiens étaient décidés à en finir une fois pour toutes.
Lorsque nous arrivâmes à Messine… Le nombre de bateaux qu'il y avait était impressionnant… longs et étroits, avec des canons, sans canons, avec des voiles de toutes les couleurs, de toutes les formes… effrayant.
J'avais aussi peur qu'on n'entre en collision et qu'il n'arrive un désastre avec tous ces navires… Au contraire, notre bateau arriva au centre du port sans aucun problème.
En fait, mon bateau… celui du monsieur aux petites chaussures blanches, dont j'étais le valet de chambre… Vous savez, celui qui m'avait sauvé la vie… c'était Don Juan d'Autriche… l'amiral…, le chef… le frère du roi d'Espagne… Celui qui commandait la flotte chrétienne.
A un certain moment, tous les généraux commencèrent à arriver sur notre bateau… Il y avait un conseiller de Don Juan, qui chaque fois que les chefs arrivaient, les annonçait par leur nom… Marcantonio Colonna… Niccolò Doria… Agostino Barbarigo et Sebastiano Veniero… Monsignor Odescalchi… Le légat du Pape…
Ils s'enfermèrent dans le carré de Don Juan et ils y restèrent à discuter pendant des  heures. Ils préparaient les plans de la bataille de Lépante.
Quelques jours plus tard, toute la flotte fit route vers Corfou et de là vers Céphalonie. Il faisait nuit mais personne ne dormait… Les galériens tremblaient… Même moi j'avais été envoyé en-dessous… moi, avec mes masques… sur le pont, je ne pouvais que gêner.

C'était peu avant l'aube. Don Juan, Sebastiano Veniero et Marcantonio Colonna montèrent sur une frégate et passèrent entre les galères en incitant les troupes à la bataille.
" Hommes, nous combattrons côte à côte comme des frères… Ensemble nous courrons sus à l'ennemi, nous combattrons vaillamment, jusqu'à ce que la Sainte Ligue ne triomphe! "
A l'aube, la flotte turque apparut à l'horizon.

Don Juan, calme… maitre de la situation, ordonna de donner le signal; on tira un coup de canon.
Les galères se rapprochèrent tellement qu'il y avait à peine un espace pour ramer.
" Avec l'aide de Dieu et par notre valeur, nous vaincrons le turc. "
L'étendard de la Ligue fut hissé sur le vaisseau amiral… un drap de soie avec l'image du Christ en croix, et tous se découvrirent, et se signèrent.
Don Juan ordonna qu'on désentrave tous les forçats, … " et après la victoire, ils seront remis en liberté ! "
Les turcs avancèrent à toute vitesse pour nous éperonner… mais nos galéasses, dès que les turcs furent à portée de tir, commencèrent à faire feu et ce fut le début du massacre.
Nos galères aussi avançaient à coups de rames, à toute vitesse.
Le choc fut terrible, terrifiant. Le navire de Don Juan fut éperonné et commença à couler à pic. Don Juan se réfugia sur la galère de Marcantonio Colonna.
Je m'agrippai à ma malle et le courant m'emmena à l'abri.
Lorsque je fus assez loin, j'entendis sonner les trompettes et crier " Victoire, victoire…". La mer était recouverte de cadavres… des turcs et des chrétiens… je ne sais pas combien d'hommes moururent ce jour-là… des milliers et des milliers… je les voyais flotter près de moi, il s'en fallut de peu que je ne coule… je restai agrippé à ma malle... j'étais tellement fatigué, je n'avais pas dormi de la nuit… et je m'endormis… espérant de ne pas glisser dans l'eau et de me réveiller.

·        Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi…un bon moment… beaucoup sans doute… De temps en temps je me réveillais, je regardais autour de moi, je ne voyais rien que la mer… aucune terre, aucun navire… je restais là, accroché à ma malle… tantôt c'était le jour, tantôt il faisait nuit… je restais là, un peu comme ça… puis je me rendormais…
Une fois… une fois que je m'étais encore endormi, une vague me heurta, moi et ma malle et me traîna sur le rivage, sur la plage… je tombai.
Je me réveillai… tout d'un coup. Je pris la malle, qu'une vague était déjà en train de le ramener à la mer et  la portai au sec, en lieu sûr. Je n'avais rien d'autre… si je perdais aussi la malle…
Je regardai autour de moi… oh! Il n'y avait rien… un désert… déserte la plage, déserte la mer… comme cette ile, là…
Un bon bout de temps avait du s'écouler, parce que je n'étais plus un enfant… maintenant j'étais un homme… je devais avoir 25 ans… ne me demandez pas comment cela est arrivé car je ne sais pas… je sais seulement que je me mis à marcher, avec ma malle… aussi parce que…, c’est-à-dire, la faim… la faim, c'est la faim…
Alors… je me mis à marcher le long du rivage… peu après, derrière une dune, il y avait une espèce de rade … et là au milieu… un voilier… si grand…
Il était grand… mais ce n'était pas un de ceux de la bataille de Lépante. Il avait un drapeau blanc, rouge et bleu… mais il n'avait pas de rames…
Il y avait deux barcasses sur la plage  et quatre hommes qui étaient là… ils fumaient… on aurait dit qu'ils montaient la garde.
Je me dis… " On dirait pas que ce sont des gens de guerre… je crois pas que ces types me prendront et m'emporteront pour aller me battre…" Je m'approchai.

A mesure que je m'approchai d'eux… au fur et à mesure, on sentait une puanteur…une puanteur… oh, une horreur… et je vis qu'il y en avait d'autres types , sur le bateau, qui entraient puis ressortaient avec des seaux, pleins de saleté… mais une saleté… on aurait dit de la merde, ça puait aussi la merde et la pisse , ils jetaient tout à la mer puis balançaient les seaux à l'eau avec une corde et ils les remontaient pleins d'eau propre… c’est-à-dire, et oui, en somme, assez propre… puis ils retournaient à l'intérieur du bateau.
Je m'approchai de ceux qui étaient à terre, et qui fumaient près des barques. 
Oh ! L'un d'eux, quand il me vit … il commença… je ne comprenais pas ce qu'il disait… je crois qu'il jurait  et, sortant un pistolet, il le pointa vers moi.
" Oh, oooh… on se calme hein ! ", je levai tout de suite les mains…" du calme ! Je me rends…".
Je laissai tomber la malle. L'autre s'approcha… et il continua à parler et il gesticulait comme pour dire " Ouvre la malle ! Ouvre la malle ! ". Je l'ouvris il vit les masques, les autres arrivèrent… je ne sais pas ce qu'ils dirent… mais ils commencèrent à rire… l'un d'eux prit un masque et le posa sur son visage et il prit une petite voix (Réf. Pulcinella ou Puch) et il bougeait comme s'il était fait de bois. Tous riaient et alors cette fois-ci encore, je compris que je m'étais sans doute tiré d'affaire.
Celui qui avait pris le masque, me le rendit ensuite et commença à dire des mots que je ne comprenais pas, jusqu'à ce qu'il commence (note: accent anglais) " Monsieur, Monsieur tu parles italien ? Roma, Napoli, manger… ? "
" Oui, oui, je parle italien… oui, manger, je veux manger ". Lui se mit à rire, il parla avec les autres, puis le chef, celui qui avait le pistolet lui dit de me dire quelque chose.
" Toi veux, Toi peux venir avec nous… toi travaille, toi mange…"
" Quel travail ? "
" Toi nettoyer, toi garder hommes nous porte en Amérique… puis vend "
Je n'avais pas bien compris ce qu'il disait… Amérique, vendre hommes… j'avais un peu peur que nettoyer, ce fut enlever la merde de dedans et la jeter dehors, comme le faisaient ceux du bateau… mais la faim… la faim… je ne sais même pas depuis quand je n'avais pas mangé… au pire, plus tard je filerai.
Je fis comprendre que j'étais d'accord.
Ils me firent monter sur une barque et ils m'emmenèrent jusqu'au navire.
Ils appelèrent ceux qui s'y trouvaient… qui jetèrent une petite échelle et me firent monter, moi et ma malle.
Le bateau s'appelait Prince Edouard…
Ceux qui nettoyaient se mirent à rire… et tant pis… on fera comme çà…
Ils me montrèrent un endroit où je pouvais me mettre avec ma malle..., qui ne pouvait même pas contenir la malle toute seule et puis ils me firent entrer à l'intérieur…, à l'intérieur… là où il fallait nettoyer…
Je jure que si j'ai pas vomi c'est juste parce que j'avais rien mangé !
Le travail… il fallait prendre la saleté qui était par terre, avec la pelle, la jeter dans des seaux puis, quand les seaux étaient pleins, il fallait aller dehors, les vider, les nettoyer et porter de l'eau en bas pour tenter de laver le parquet… ils nous donnaient aussi un peu de vinaigre pour laver… comment ils avaient pu réduire le bateau dans cet état, je ne sais pas… ou plutôt, je ne le savais pas encore.
Quand même, lorsque nous eûmes nettoyé la plus grande partie, à la fin, ils nous donnèrent du riz, du maïs, un fruit… quelque chose que je ne sais pas comment ça s'appelle mais cependant, quand on a faim… on n'est pas beaucoup regardant…
Nous avons continué comme ça encore quelques jours. Puis un après-midi, peu après douze heures… nous avons commencé à entendre des cris à terre, sur la plage… un bordel…
Une foule… environ 500 personnes… une trentaine était des blancs, les autres étaient noirs, mais noirs !.. Je n'avais jamais vu des hommes noirs de la sorte. Ils les appelaient nigga… nigga. C'étaient des hommes grands et gros, certains étaient entravés deux par deux… certains avaient un truc  en fer qui leur serrait le cou, comme une tenaille, mais double, comme çà, avec le même fer on en attachait deux. D'autres avaient un pied enchaîné au pied d'un autre … il y avait des chaînes de trente ou quarante hommes, tous liés les uns aux autres. Il leur était presque impossible de marcher… les pauvres, pratiquement impossible de s'échapper.
Dans ces conditions, ils étaient contraints de porter des paniers pleins de choses à manger… certains avaient des choses blanches… longues… moi, je n'en avais jamais vues… je ne sais même pas à quoi elles pouvaient servir… des défenses… ça s'appelait des défenses… d'autres encore avaient des peaux de bêtes…
Ils m'expliquèrent qu'ils les emportaient en Amérique… c'est un endroit qu'il faut traverser une mer pour y aller…, qu'il faut deux mois, trois mois… parfois même six mois, pour arriver… et puis, quand on est arrivé, ceux qui ont survécu… ils s'arrangent, ils se lavent… ils vont au marché… et on les vend… comme des chèvres… comme des poules… des animaux. Seulement, les animaux se vendent pour être mangés, ceux-là se vendaient pour travailler… dans les plantations de café, de cacao, de canne à sucre… même dans les mines…
En premier lieu, ils ont apporté à bord les paniers et ils les ont placés dans une sorte de magasin… puis ils ont commencé à charger les nigga. Une dizaine de blancs avaient des fusils, les autres, préparaient les nigga… d'abord ils les déshabillaient… nus, complètement nus, puis ils leur rasaient tout le corps… les cheveux, les poils, tout… toujours en les maintenant entravés, sans pouvoir bouger. Puis, par groupes de trente, quarante, ils les portaient sur le bateau, puis les descendaient en-dessous et là, ils les liaient étendus par terre ou assis, qu'ils ne pouvaient même pas se lever. De toute façon, l'endroit, la soute était si basse qu'eux-mêmes ne pouvaient se tenir debout.
Même les femmes, ils les  déshabillaient, nues, ils les rasaient elles aussi mais elles, ils les mettaient dans un autre endroit… parce que les femmes, ensuite, la nuit… les blancs descendaient… et ils les prenaient… ils les prenaient là où elles étaient enchaînées…
 Ils mirent presque trois jours à remplir le bateau…
Dès que nous fûmes prêts, nous partîmes parce que le capitaine ne voulait pas perdre de temps…
Une fois partis, sortis de la baie, le bateau  commença à bouger " comme çà "… que certains commencèrent à vomir… et alors la puanteur… une heure plus tard, tout le monde vomissait… moi aussi j'ai vomi… je dois le dire… j'ai vomi moi aussi…
C'était affreux… certains avaient aussi fait leurs besoins… et quand le bateau penchait, il y avait par terre une saleté de vomi, de merde et de pisse qui se déplaçait… et il fallait faire attention que ça ne vienne pas sur toi, parce que… comment dire… essayez d'imaginer…
Là-dessous, c'était la panique… les hommes enchaînés qui hurlaient… les argousins avec leurs fouets, qui frappaient ceux qui hurlaient… moi et deux autres avec des pelles et des seaux, qui tentions de recueillir ce que nous pouvions et nous le jetions à l'extérieur…
Il y avait un noir, un type grand et gros, qui hurlait et secouait ses chaînes… comme une bête..., un taureau… là où les chaînes le serraient, du sang s'écoulait… rouge, rouge… je ne sais pas si c'était aussi rouge, parce que sur la peau noire, ça se voyait plus…
Le tortionnaire s'approcha de lui et commença à fouetter… à fouetter… mais tellement fort… et plus il fouettait, plus le noir s'agitait…à un certain moment, il y avait même des morceaux de peau qui sautaient à chaque coup de fouet… des morceaux de peau comme çà…
Tous dans sa rangée s'étaient agités et tous commençaient à secouer leurs chaînes… regarde… je te jure que je souhaitais qu'il meure… pour lui… désormais il était devenu fou, complètement fou !
A un moment donné un type descendit… le chef des gardes, avec un fusil, un mousquet… il le lui appuya sur la figure, sur l'œil, puis tira. Mort. Mort sur le coup… il ne bougeait plus…
Le chef repartit… en silence…il y avait un silence effrayant… un des mousses, un type comme moi, me dit de le suivre, puis il me dit de le prendre par les pieds, pour le monter… il était tellement lourd que nous avons dû nous mettre à quatre pour le porter en haut… et quand nous l'avons monté… moi je faisais comme les autres… nous l'avons jeté… à la mer… dans l'eau…
Ce fut une chose horrible… horrible…
La mer s'était un peu calmée… je retournai en bas et je me remis à pelleter la saleté… la puanteur était encore répugnante… je devais faire quelque chose… je devais faire quelque chose parce que si je ne faisais rien j'allais devenir fou… je devais faire quelque chose… j'ai pelleté toute la nuit… parmi les lamentations, le remous des vagues, le souffle du vent. Au matin, je m'écroulai. Je m'endormis là, près de l'échelle…
Ils me réveillèrent… avec un coup de pied… le soleil était déjà haut….
Il fallait porter à manger aux nigga… il fallait y aller avec un seau plein de bouillie mélangée de riz et de maïs, cuits... et verser une louche dans la main des prisonniers, et puis eux mangeaient comme ça, dans les mains, comme des chiens.
L'argousin avait décidé que ceux qui avaient foutu le bordel ne devaient pas manger aujourd'hui…
Lorsque nous eûmes fini de distribuer le paston… je rejoignis ma place… il y avait un nègre qui n'avait rien eu à manger… et qui me regardait… un masque noir…
De temps en temps il ouvrait et fermait sa bouche vide comme s'il voulait dire… j'ai faim….
" J'ai faim "… et qu'est-ce que je pouvais faire, moi ?
Je me souvins d'une chose que j'avais vue faire par un comique… sur une place… un type qui faisait le paysan…
C'était un paysan qui n'avait rien à manger… un type qui mourait de faim depuis des jours et des jours… et qui racontait aux gens qu'il aurait aimé manger… un poulet, un dindon… un cochon… un saucisson… une tarte… un type qui avait tellement faim  qu'il aurait même mangé toute la table, et même la maison et même toute la ville, avec le maire et l'évêque… et aussi le Pape et le Roi… mais il n'avait rien, même pas les semelles de ses chaussures… mais à un moment donné, par chance… par chance, il parvenait à attraper une grosse mouche… belle, grasse… et alors un petit bout à la fois… d'abord les ailes, puis les pattes, puis la tête et le corps… bref, il la mangeait entièrement et finalement, le ventre plein, il s'endormait rassasié et heureux.
Tous riaient, sur la place, lorsque le comique racontait cette histoire… et alors, je suis monté… là-haut où était ma malle… j'ai pris un masque noir… et je suis redescendu dans la cale…et je leur ai fait moi, la scène du paysan qui mange la mouche…
Au début, lorsque je mis le masque noir, ils eurent peur… puis ils comprirent et quelqu'un se mit à rire et à la fin, ils riaient tous… c'était trop beau de les voir rire tous, et alors je compris… je compris que c'était trop beau lorsque les gens sont libres et rient, et tous ces hommes et toutes ces femmes, avaient le droit d'être libres et de vivre… et ils ne pouvaient pas vivre toute une vie d'esclaves… alors, je pris ma décision… cette nuit, je les aurai tous libérés.
Le capitaine avait approuvé que je fasse mon petit spectacle et que tous les prisonniers se soient calmés et en remerciement, il m'offrit une bouteille de rhum… j'acceptai, même si je ne buvais pas… mais j'en offris à mes compagnons, qui burent toute la bouteille.
A la fin de la soirée, lorsque tout le monde se fut tranquillement endormi… je laissai glisser en mer une des deux chaloupes, sur l'autre, je chargeai ma malle et je la mis à la mer, puis je pris à la cuisine quelques braises et je les jetai sur les voiles et sur quelques bâches qui étaient là sur le pont… le navire prit feu en quelques instants;  je vis tout en m'éloignant… les officiers, les marins, les mousses… tous couraient à l'avant et à l'arrière en tentant d'éteindre le feu mais désormais l'incendie était hors de contrôle… peu avant l'aube, le Prince Edouard coula à pic avec tout son chargement… avec les défenses, avec les peaux, avec les officiers, avec les matelots, avec les domestiques comme moi… tous morts…
Avec les esclaves noirs nus, rasés et affamés, avec les esclaves noires nues, rasées et affamées… tous libérés…
Je sais que j'ai tué six ou sept cents personnes… je le sais… mais je suis convaincu d'avoir fait quelque chose de juste… ou du moins c'est ce que ma conscience me dit… et en fait, à l'aube… je me suis assoupi, serein et j'ai dormi… je ne sais pas combien de temps j'ai dormi.

·        Je sais que je me suis réveillé sur un bateau… français…
Je le compris tout de suite parce que j'avais reconnu la langue que Louis de Ferdinand parlait de temps en temps…
Il avait dû s'écouler pas mal de temps parce que ceux qui m'avaient pris à leur bord, portaient d''étranges vêtements…
Ma malle était près de moi…
" Ah ben, dis donc… il s'est réveillé… enfin "
" Avez-vous bien dormi, Monsieur ? "... Tous riaient
A ce que je compris… cela faisait trois jours qu'ils m'avaient pris à leur bord, moi et ma malle… et pendant trois jours, je n'avais cessé de dormir.
Ils allèrent chercher le capitaine. Il avait demandé à être averti à mon réveil, parce qu'il voulait m'interroger, il voulait savoir qui j'étais, d'où je venais… bref…, toute mon histoire…et je la lui ai racontée, toute… toute sans rien oublier, comme je viens de vous la raconter, maintenant… avec les masques et tout…
A la fin, il dit quelque chose… comme… genre… " Bien fou… bien fou ce mec-là " qui, pour le peu de français que je sais, je crois que ça veut dire … " ce type-là est vraiment fou "
Un de ses officiers répondit " Il a pris trop de soleil "
Il a pris trop de soleil… et tout le monde riait…
Alors le capitaine dit que je me portais bien quand même… il ordonna de me vêtir et de m'instruire.
On me fit rentrer à l'intérieur du bateau… un bateau qui se nommait Olympia… Olympia… et qui était différent de tous ceux que j'avais vu jusqu'alors… c’est-à-dire… je ne comprenais pas où étaient les voiles… A vrai dire, dans un certain sens, de voiles, il n'y en avait pas à proprement parler… il y avait un tube… un tube gros comme çà… qui crachait de la fumée … et le bateau avançait.
On me fit entrer dans le bateau… on me donna un uniforme avec une veste bleue… elle était un peu grande… mais en somme… ça pouvait aller…
Puis on me donna à manger et puis, on m'apprit à manier un fusil… nettoyer, monter, démonter, charger… j'ai même tiré… on me fit tirer cinq fois sur un mannequin, un mannequin qui portait une veste blanche pleine de paille.
Au soir, on vit une côte… où il y avait une ville… un port, puis derrière une colline… et sur la colline, une église…
Marsei… la ville s'appelait Marsei…
Nous nous couchâmes parce que le lendemain matin, à l'aube nous devions débarquer…
En bas, là où nous dormions, il y avait plein de soldats comme moi… c’est-à-dire vêtus comme moi, qui parlaient français et qui venait d'un endroit nommé Aljié. Ils étaient assez basanés, mais pas comme les nigga… ils ressemblaient plus aux turcs de la bataille de Lépante… sauf que cette fois-ci, ils n'étaient plus les ennemis… cette fois-ci moi… nous les blancs, nous combattions à leurs côtés.
Peu après être entrés au port et descendus à terre, on nous organisa en bataillons et on nous fit partir… en marche à travers les campagnes… nous traversâmes aussi des cols au milieu de montagnes… j'avais pu obtenir d'emporter ma malle avec moi … il n'y avait pas de place sur les chariots mais elle n'était pas trop lourde… et de temps en temps, l'un de mes compagnons me donnait un coup de main. A un certain moment… je n'ai pas reconnu vraiment le lieu… mais il me sembla que c'était vraiment l'endroit où j'étais né… où ma famille travaillait la terre…
A ce que je compris, nous étions en train d'aller à la célèbre bataille de Magenta…c’est-à-dire... donc…d'un côté, il y avait les autrichiens… les austro-hongrois… qui étaient vêtus de blanc comme le mannequin, sur lequel on m'avait fait tirer... de l'autre, il y avait nous… à savoir les français… nous étions presque tous algériens… et avec nous il y avait les piémontais…
Nous marchâmes longtemps…
Un matin… un matin à l'aube… nous parvint l'ordre de se préparer… puis à chacun d'entre nous fut donnée une bouteille de liqueur… comme de la grappa… très forte… j'en bus une gorgée mais je la recrachai de suite… vraiment… ça brulait la bouche, je n'avais jamais éprouvé quelque chose comme ça...
Les autres, au contraire… les algériens, commencèrent à boire… certains, une demi-heure plus tard, étaient saouls… tellement saouls qu'ils ne pouvaient plus tenir debout… A ce moment-là, l'ordre fut donné d'avancer arme au poing et de tirer à vue sur les soldats vêtus de blanc.
Nous commençâmes  à marcher vers… vers l'endroit où le soleil pointait. .. Nous ne voyions presque rien devant nous… A un moment, nous nous retrouvâmes embourbés dans une espèce de marais… les autrichiens avaient inondé les rizières… on s'enfonçait jusqu'au-dessus des chevilles… moi je m'enfonçais encore plus, parce qu'avec la malle… c'était un poids… et donc je restai un peu en arrière… ce fut ma chance… les autres, saouls, aveuglés par le soleil, tombaient l'un après l'autre… les autrichiens et les hongrois tiraient… et les algériens tombaient… ils tiraient aussi mais ils tiraient n'importe où…
Puis…,  moi je ne m'y connais pas en batailles… les français et les piémontais ont attaqué par un autre côté... c'était un piège... et les autrichiens ont battu en retraite…
Dans les rizières inondées, gisaient tous les algériens morts… les rizières étaient un lac de sang… pendant des années on n'a pu cueillir du riz… on a dû attendre des mois et des mois que la pluie lave la terre… du sang, de la poudre à fusil, des restes…; même si on avait ramassé les cadavres… il y avait quand même des restes… des chaussures, des morceaux d'étoffe…
Lorsque le massacre fut terminé… j'aurais dû retourner à l'arrière… mais je ne voulus pas… je trainai ma malle et j'avançais… j'arrivai au fleuve… le Tessin… et là je me laissai aller au fil de l'eau… avec ma malle… je pensai que tous les fleuves vont à la mer… et peut-être, en me laissant porter par le courant, tôt ou tard, je serais arrivé à la mer… et en mer… peut-être…
Pendant que l'eau m'emmenait vers la mer… je repensai à ces algériens qu'on avait emmenés mourir à Magenta… pour faire l'Italie… Si ce n'avait été une tragédie, il y a aurait eu de quoi rire.

Je m'endormis… le courant m'emportait… moi et la malle nous glissions le long du fleuve au milieu des eaux impétueuses…
En ces moments-là… pour la première fois… pour la première fois j'ai fait un rêve… un très beau rêve… j'ai rêvé que c'était l'aube d'un nouveau siècle… un siècle qui naissait sous le signe du progrès, de la science, de la technique… et au début de ce siècle, on avait construit un très beau bateau… un bateau comme on n'en avait jamais vu auparavant… grand… grand comme un pays… il y avait des milliers de personnes sur ce bateau… mais aucun esclave… il y avait des travailleurs; çà oui mais des esclaves, il n'y en avait pas… il y avait beaucoup de pièces et, dans chaque pièce habitaient deux ou trois personnes … il y avait des femmes avec de très beaux habits et, lorsqu'elles passaient on sentait le parfum des plus belles fleurs des champs… et dans les salles, il y avait des glaces et des lumières; beaucoup de lumières… des lumières très fortes, pas comme celles des chandelles… il y avait des tables, des grandes tables, où les dames avec de très beaux habits et des messieurs vêtus de noir mais avec une chemise blanche, mangeaient des choses… qui devaient être très bonnes mais qui étaient aussi très belles… il y avait des hommes en veste blanche qui portaient les choses aux tables et les mettaient dans les assiettes. Ces gens goûtaient des vins parfumés et souvent ils buvaient du champagne. Les hommes étaient gentils avec les dames et les dames souriaient.
J'étais aussi sur ce bateau… moi je faisais de la musique, sur ce bateau… il y avait une salle, un grand salon, avec un parquet en bois et sur ce parquet, les couples dansaient. Il y avait un petit orchestre, nous étions une douzaine… je jouais du violon.
Je jouais le soir… nous commencions lorsque les gens allaient dîner et nous continuions jusqu'à minuit, lorsque les derniers couples cessaient de danser.
Puis nous avions tout le temps de nous reposer… nous mangions bien nous aussi, et nous étions bien payés. C'était magnifique et j'espérai que cela ne finisse jamais. Je pensai: " quelle chance ils ont ", ceux qui pourront vivre dans ce siècle qui vient de commencer… mais à un moment donné, le rêve finissait mal… parce qu'un soir, pendant que les messieurs et les dames dansaient et que nous nous jouions… un soir donc, le bateau, dans le noir, heurta un énorme bloc de glace et se fracassa en deux… beaucoup de personnes se sauvèrent… d'autres se noyèrent… mais lorsque les deux parties du bateau coulèrent à pic le rêve du nouveau siècle prit fin et je me réveillai. La descente du fleuve était finie et je me retrouvai en pleine mer… je m'installai au mieux sur ma malle… et je me rendormis…

·        Je me réveillai en entendant crier…
On appelait depuis une grosse barque… c'était une grosse barque chargée à ras bord de noirs… ils appelaient… ils étaient là… arrêtés en pleine mer… le moteur avait du se casser, ou alors il n'y avait plus de  carburant…
Le courant m'emmenait vers eux…
Ils étaient noirs…noirs comme ceux des bateaux des esclaves… comme ceux du bateau auquel j'avais mis le feu, autrefois… il y a longtemps.
Ils hurlaient parce que la grosse barque était en train de se remplir d'eau… ils étaient terrorisés… il y avait aussi des femmes qui hurlaient.
Lorsque je fus proche, presque à pouvoir les toucher, la grosse barque commença à giter… un des hommes qui étaient à bord tendait une main vers moi… (Réf. Adam et Dieu, de Michel-Ange) et la grosse barque se renversa.
Une catastrophe… la mer… on aurait dit que l'eau bouillait…, tous agitaient leurs bras… l'autre qui me tendait la main… nous parvînmes à nous saisir les mains… et à nous tenir... comme çà… en serrant fortement…
Nous commençâmes à descendre au fond… tous les deux… lentement… d'une main je tenais la sienne… et de l'autre je tenais la malle… et nous descendions… Nous descendions… et tout autour, tous les autres… je ne sais pas combien ils étaient… plus de cent…tous descendaient comme nous…il aurait fallu un peintre pour peindre cette foule qui descendait vers le fond de la mer… avec des vêtements qui…on aurait dit qu'ils dansaient… certains souriaient... d'autres avaient les yeux fermés… et on aurait dit qu'ils dormaient… ils dormaient et dansaient.
Nous continuâmes de descendre très longtemps…
Puis il se passa quelque chose de très étrange… lorsque nous fûmes arrivés, au fond, il y avait une foule de gens… des hommes des femmes, des jeunes, des enfants… et tous marchaient…avançaient…très doucement… sur le sable…sur les rochers…ils respiraient lentement… c'était comme une promenade en montagne… ils avançaient les yeux fermés et, de temps en temps, quand quelqu'un passait près de moi, il ouvrait les yeux et alors, j'entendais ses pensées… Je vous le jure, regardez… je les ai écrites…
(Note: à chaque pensée, on change de masque)
·        La reconnaissance de la dignité de tous les êtres humains et de leurs droits, égaux et inaliénables, constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
·        Le mépris des droits humains a conduit à des actes de barbarie qui offensent la conscience de l'humanité.
·        Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et droits… chaque individu a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa propre personne… tous ont droit à une même protection contre toute discrimination…tout individu a droit à l'instruction…
·        Aucun individu ne pourra être réduit à l'état d'esclave ou de servitude.
·        Aucun individu ne pourra être soumis à la torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant.
·        Chaque individu a le droit, en tout lieu, à la reconnaissance de sa personnalité juridique et personne ne pourra faire l'objet d'arrestation ou de détention arbitraires.
·        Tout individu a droit à la liberté d'aller et venir et de résidence, à l'intérieur des frontières de chaque état.
·        Tout individu a le droit de quitter quelque pays que ce soit, y compris le sien propre.

L'homme qui me tenait la main ouvrit les yeux et j'entendis sa pensée.
" Tu as entendu ces paroles ? "
" Bien sûr "…
" Ce sont des phrases écrites dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme… "
" Je pense que ce sont des phrases qui disent des choses justes…"
" C'est vrai… Elles disent des choses justes…"
"Ces phrases ont été écrites et souscrites par tous les gouvernements de tous les états du monde… peu après la fin de la seconde guerre mondiale…"
Je ne compris pas bien ce que voulait dire "seconde guerre mondiale"... mais je ne dis rien…
"Aujourd'hui cependant, trop de gens… en Europe, en Amérique, dans le monde… ont oublié d'avoir souscrit à ces principes…"
" Et alors ? "
" Et alors, à nouveau… racisme, hypocrisie… discrimination, murs… des murs fortifiés, infranchissables… des prisons… des camps de concentration…Toute l'Afrique est devenue un immense camp de concentration… de concentration et d'extermination… d'où il est impossible de fuir "
Nous restâmes silencieux pendant un moment… pendant que des centaines et des centaines de personnes, au fond de la mer, peu à peu, avançaient lentement en silence.
" Et où allez-vous ? "
" Nous venons chez vous…, nous marcherons jusqu'à ce que nous ayons remonté toute cette vallée engloutie… nous marcherons jusqu'à ce que nous arrivions sur vos plages, dans vos villes… et alors nous sortirons… "
" Vous n'avez pas peur qu'on vous jette à nouveau à la mer, qu'on vous arrête, là sur le rivage et qu'on vous empêche d'avancer ? "
L'homme sourit. " Mais non… mais bien sûr que non…
C'est sûr qu'ils seront terrorisés et ils feront tout…, ils fuiront… ils tenteront de fuir… mais tout cela sera inutile…
Nous sommes désormais plus lourds que le plomb, plus forts que n'importe quelle machine qui ait jamais existé ou qui sera jamais construite… aucun mur ne pourra jamais nous arrêter… aucune armée ne pourra jamais nous arrêter… aucune arme ne pourra jamais nous érafler… nous avancerons jusqu'au centre des villes, nous entrerons dans toutes les maisons des blancs… nous serons assis à leur table et nous les regarderons manger… nous entrerons dans leurs chambres à coucher et nous les regarderons dormir… nous entrerons dans leurs cœurs, dans leurs esprits et jusque dans leurs rêves… pour toujours…"
" Ces rêves deviendront des cauchemars…"
" Tout comme notre vie et notre mort ont  été un cauchemar… "
" Et moi, qu'est-ce que je peux faire ? … Je ne suis qu'un comique… je mets des masques… je raconte des histoires… je chante des chansons… je fais rire les gens, les petits enfants… qu'est-ce que je peux faire ? "
" Va chez eux… dis ce que tu as entendu… raconte ce que tu as vu…… ce que tu as compris… "
" Ce sera difficile d'être écouté… d'être cru… "
" C'est vrai… beaucoup ne voudront pas t'écouter et beaucoup ne te croiront pas… Mais toi rappelle-leur une chose… une simple chose…
La paix, même leur paix, ne se construit pas en construisant des murs, en s'isolant et en s'entourant de gardes armés… la paix se construit en travaillant pour la justice… en rendant justice à celui qui n'en a jamais eu et qui a seulement subi les abus et la violence des tyrans… "
" La paix se construit en travaillant pour la justice… d'accord… je l'écris tout de suite…"
L'homme lâcha ma main et à ce moment-là ma malle commença à me tirer vers le haut… eux étaient restés au fond… et moi je montais… je montais et plus je montais, plus je voyais qu'ils étaient une multitude innombrable… une marée… et plus j'en voyais, plus je montais… jusqu'à… jusqu'à ce que… me voici.
Une ile déserte et carrée… A qui je vais la raconter mon histoire, maintenant…sur une ile déserte et carrée…
Qui sait si un bateau passe… si on me prend à bord… si seulement…
Et j'ai une de ces faim… je me demande si je ne vais pas mettre ma malle à l'eau et me faire porter par le courant… autrement ici…je crois que je vais mourir de faim…
Bon… essayons… de toute façon…