Naufrages
Luigi Fusani
Traduit de l'italien par Claude VALENZA
Janvier
2019
La scène est déserte. Seul un bout de
tronc décortiqué est posé à peu près au centre du plateau; entouré de quelques
pierres.
Une longue toile bleue azur, traverse le
plateau dans toute sa largeur; elle est entortillée par endroits et par moments,
elle est soulevée par une onde qui le parcourt.
Un homme entre, évidemment un naufragé,
traînant derrière lui une grosse malle. Il est épuisé, il se couche par terre,
devant le tronc et soupire.
·
Putain de bordel… où est-ce que j'ai
échoué cette fois-ci ?... Il n'y a personne ici… C'est pas une ile… c'est un
caillou…
Espérons qu'un
bateau passe vite, qu'on me recueille… sinon, cette fois-ci... mon pauvre
vieux… sans manger, sans boire… au soleil…
Putain
qu'il fait chaud…ce soleil qui frappe comme un marteau…on va me trouver aussi
sec qu'un vieux bout de bois… si on me trouve… aussi dur qu'un stockfish… si
les oiseaux ne m'ont pas bouffé avant…
J'en
ai vu pas mal dans ma vie mais ça, ça ne me plairait vraiment pas… devenir une
merde de mouette…
Non,
quelle horreur… ça vraiment, ça ne me plaît pas…
Et
ensuite je servirai à faire de l'engrais…
Mais
qu'est-ce que c'est que cette ile?... Ben… on dirait une ile carrée… j'ai
jamais vu une ile pareille… même pas sur les cartes marines…
Et
puis, aussi isolée… oh! On ne voit rien… même pas à l'horizon…
Au
moins une fumée… qui fasse penser à une autre ile… une terre…
Des
fois que ce serait une ile ensorcelée? Une ile magique… qui va peut-être
disparaitre tout d'un coup et je me retrouve dans la flotte encore une fois…
Mii
quelle situation! Parce qu'après, si c'est une ile ensorcelée, alors, peut-être que quand je dors, plein d'esprits
sortent… Comment c'était, cette histoire de l'ile de la Tempête… qu'on avait
jouée… Il y avait un esprit… gentil… celui qui… qui était léger et qui volait,
et l'autre méchant et qui puait comme une bête et rampait comme un ver, je
crois…
C'était
comment cette histoire? Je m'en souviens plus… je me rappelle seulement qu'il y
avait un magicien… qui avait une fille… et qui avait été abandonné par son
frère sur un rocher au milieu de la mer… je m'en souviens pas.
Mais
maintenant j'ai peur… parce que si sur l'ile il y a des esprits… cette nuit
lorsque je dormirai… ils viendront me tourmenter… et peut-être même qu'ils me
rejetteront à l'eau… et les poissons croiront que je suis mort et ils me
mangeront tout cru… et quand je serai mort… ils prendront ma malle… et là, oui,
je serai vraiment mort!
Il
s'assoit sur la malle.
·
Voilà qui est fait… voilà! Venez la
prendre maintenant, ma malle… il vous faudra m'abattre… parce que moi je bougerai pas… sachez-le! Moi, je bouge pas!
Moi,
je vais même dormir là-dessus mais je ne lâcherai pas la malle... Cette malle
est toute ma vie… sans mon histoire, moi… je ne suis rien…, rien… un bout de
bois, une pierre… qu'est qu'on peut faire avec une pierre?
On
peut parler avec une pierre? Nooon!
Une
pierre peut te raconter une histoire? Nooon!
Et
alors, qu'est-ce que tu fais ? Lorsque tu en trouves un qui te barre la route…
tu lui balances un coup de pied et tu la dégages…
Voilà
ce qui arrive aux pierres!
Mais
moi, je ne suis pas une pierre… non! Moi j'en ai une d'histoire à raconter… mon
histoire… c'est une belle histoire…
Esprits?...,
Esprits?..., vous voulez entendre mon histoire?
Esprits?...
faisons un pacte…, moi je vous raconte mon histoire… au moins un petit bout… Si
ça vous plaît, vous cette nuit, vous me laissez me reposer tranquillement… et
puis demain, je vous en raconte encore un bout… d'accord?... , d'accord?...
Silence
de mort… ils sont durs, ceux-là… ils font feinte de ne pas être là…. Et puis
quand tu t'y attends le moins…zak !.. Ils t'enfilent!
Bon…
voyons… voyons par où commencer… avec les histoires, le problème est toujours
de savoir par où commencer…
Voyons
voir ce qu'il y a là-dedans…
Il ouvre la
malle et en sort un masque de soldat avec des moustaches et des sourcils très
fournis…
·
Nous étions au début du 16ème
siècle… à cette époque, l'Italie était le champ de bataille d'armées étrangères
qui, au service des rois et des empereurs de toute l'Europe, se disputaient les
lambeaux du Saint empire Romain Germanique.
Mes
parents étaient une famille de pauvres paysans qui travaillaient la terre dans
les environs de Pavie.
Un
jour, arriva une poignée de mercenaires… ce devaient être des lansquenets.
Il revêt le
masque du soldat et parle avec un accent allemand
·
Tok tok tok… ouvrir de cette porte! Si fous
pas vouloir que moi abattre avec très grand coup de pied de moi.
La porte s'ouvre en grinçant
·
Bon, moi je voir vous compris que mieux
ne pas moquer de Kapitain Spakamaron!
Toi,
femme… quoi toi préparer pour mange?
Faire
voir quoi il y a dans marmite… Mm mm... Bonne soupe de fayots avec chou rouge…
Pourquoi
pas aussi bon morceau de lard de cochon?
Comment?
Fous pas afoir cochon! Tous paysans afoir cochon.
Toi…
patron de maison… paysan bête et écoïste… trouver tout de suite lard cochon
pour cuire afec fayots et chou rouge!
Comment?
Toi dire encore que toi pauvre paysan, ne pas avoir couenne cochon?
Si
toi ne porte pas tout de suite bon morceau viande cochon, moi amuser avec
morceau de belle paysanne…
Il ôte le
masque
·
Et ça se passa ainsi… il n'y avait pas
de morceau de couenne de porc…
Mon
père fut pris et attaché à un cerisier près de la maison…
Ma
mère fut prise par les soldats pour leur divertissement… Mais comme elle
continuait à pleurer, les soldats s'énervèrent et ils la tuèrent et, pour ne pas
faire les choses à moitié, ils décidèrent de pendre mon père.
Moi,
je vis tout de loin… les soldats me cherchèrent pendant un moment, puis ils
prirent tout ce qu'ils purent prendre… le pain, le blé, la farine, les légumes
et ils partirent… je cherchai de l'aide dans la campagne alentour mais les
soldats avaient déjà fait leur razzia et personne ne pouvait me venir en aide.
Et
comme ça, j'arrivai à la ville.
On
m'avait dit que peut-être là-bas, quelqu'un m'aurait pris dans quelque
boutique.
Peut-être
qu'on m'aurait donné quelque chose à manger et une place pour dormir… je
marchai pendant deux jours.
Lorsque
j'arrivai, il y avait un grand mouvement de foule.
C'étaient
les jours de la fête du Saint. Une sorte de moine qui était venu d'Afrique; qui
s'appelait Nacotio… saint Nacotio… on l'avait chassé de son pays parce qu'i s'était converti au
christianisme. Alors, pour le punir, le roi de son pays l'avait fait lier au
mat d'une barque; il l'avait fait mener au large et là-bas, il l'avait fait
abandonner.
Mais
la barque, avait été prise dans un
courant marin qui avec le vent, l'avait poussée vers la côte ligure… les gens
disaient que c'était un miracle… mais moi je ne crois pas beaucoup aux
miracles… de toutes façons, les gens disaient que… sans que personne ne la
guide, la barque était arrivée dans un petit port, qu'elle s'était approchée de
la rive toute seule et qu' elle avait accosté là. A ce moment-là, ceux qui
étaient présents… les pêcheurs, les femmes, avaient que vu les cordes qui le maintenaient
attaché… s'étaient défaites toutes seules et le saint était descendu à terre…
on dit qu'il avait marché sur les eaux sans se mouiller et lorsqu'il parvint à
la rive…
Lorsqu'il
parvint à la rive… il vit un petit enfant qui était dans une poussette parce
qu'il ne pouvait pas marcher… ses jambes semblaient n'avoir que les os… mais
lui, le prit par la main… et alors le gamin se leva et commença à marcher.
Le
saint resta quelques jours dans le village, là sur la côte; il y avait
tellement de gens qui avaient besoin d'être soignés et lui, il avait un remède
et une prière pour chacun… mais pas seulement… tous les jours, les pêcheurs
rentraient de la pêche, leurs barques pleines de poisson.
Quelque
temps après, le saint quitta le village et s'en alla vers la ville, parce que
là-bas aussi il y avait beaucoup de gens qui avaient besoin d'être soignés…
On
dit qu'il vécut jusqu'à cent ans et même, qu'après sa mort, si quelqu'un
touchait sa tombe ou sa statue et récitait une prière… le saint le guérissait.
Pour
moi, tout ça c'est des légendes… mais quand même, en son honneur, chaque année,
au printemps, toute la ville célébrait la fête de San Nacotio. En cette
occasion, les paysans arrivaient avec toute leur famille…
Il
y avait des moines qui racontaient les épisodes de la vie du saint… ils avaient
de grands panneaux divisés en plusieurs carrés et chaque carré contenait un
miracle, une guérison ou une conversion… les gens écoutaient bouche bée…
certains même s'émouvaient… pleuraient…et ensuite les moines recueillaient les
aumônes…
Il
y a des jours que quand on se réveille le matin, on pense que ce jour-là sera
comme tous les autres.
Et
pourtant, ce jour-là il se passe quelque chose.
Quelque
chose inattendue qui te change la vie.
Ça
peut être quelque chose d'extraordinairement beau,
Ça
peut être la rencontre imprévue
Avec
celle qui sera l'amour de ta vie,
Ou
au contraire ça peut être quelque chose de dramatique, de terrible.
Parfois,
les deux choses en même temps.
Parfois
il arrive que l'on ne se rende même pas compte que ce jour-là, sa vie a pris un
tournant…
Et
pourtant, depuis ce jour-là, pour toi tout sera différent.
Pour
moi, ce jour fut celui de mon arrivée en ville.
Je
regardais tous ces palais… tous ces palais avec des draps colorés aux fenêtres…
couleur lie de vin… qui était la couleur du saint… parce que le saint était un
africain…très beau.
Quand
j'arrivai sur la grand place… celle où d'un côté il y avait l'église de Saint
Nacotio et de l'autre la maison du capitaine… il y a avait un tas de gens qui
riaient…
Qu'est-ce
qu'ils avaient à rire?...
Je
m'approchai… il y avait une petite estrade… une estrade… vraiment petite, à peu
près 3 mètres sur 4… Dessus, trois acteurs… une femme et deux hommes.
Les
hommes portaient un masque. L'un, maigre, était costumé en soldat et il
ressemblait précisément aux lansquenets qui avaient tué mes parents; l'autre
petit et gras était l'aubergiste et la femme, son épouse.
Le
soldat jouait au tyran et rien ne lui convenait de tout ce que l'aubergiste
mettait dans son assiette… d'abord il mangeait puis, il disait que ça ne lui
convenait pas, que c'était dégoûtant et il jetait son plat en l'air.
"
Moi pas payer cette soupe dégueulasse… toi donne manger çà à tes cochons... toi
croire que moi etre ton cochon?...
Porte
rôti…"
L'autre
retournait prendre un rôti et lui, de nouveau:
"Mais
que toi faire avec ce pôvre mouton? Toi veut que moi meurt?"
Et
entre deux esclandres il avait les mains baladeuses sur la belle hôtesse et
tentait de l'embrasser en tirant une langue sale et toute rouge mais, elle à
chaque fois lui mettait en mains un pot de vin et le contraignait à boire à sa
santé…
Peu
après le soldat était complètement saoul… il ne réussissait même pas à tenir en
mains le coutelas et le piron… une sorte de fourchette avec seulement deux
dents qu'on utilisait alors…
Il
se trompait et au lieu de couper une cuisse de poulet il se taillait la main…
A
un certain moment il était tellement rond qu'il tombait tout endormi, la tête
dans le cul d'un cochon… et là c'était le plus beau… L'aubergiste et sa femme
le frappaient d'abord à coups de
gourdin, puis lui volaient tous ses sous, puis ils lui ôtaient tous ses
vêtements…
Ils
le retournaient de tous côtés comme un sac de patates et à la fin, lorsqu'il n'avait
plus que ses caleçons, ils l'enfilaient dans un sac de farine, après lui avoir
balancé une dernière salve de coups
"Frappe-le
toi !
Non,
frappe-le toi…
Non,
d'abord toi…
Allez,
ensemble! Pif !
Encore
une ! Paf !
Plus
fort ! Voilà, comme ça, Pif, comme çà
Paf, comme çà Pif, comme çà Paf"
Magnifique
!
Et
alors, ils le soulevaient el le jetaient dans le fleuve…
Magnifique
!
Rendez-vous
compte… j'avais trouvé un endroit où toutes les fripouilles, les tyrans et tous
les malandrins, tous les assassins du monde sont battus et bastonnés comme il
se doit…
J'avais trouvé le théâtre !
Oh…
vous ne le croirez pas mais je me sentais… je me sentais… comment dire… comme
si on m'avait vengé… parfaitement, vengé.
Et
à ce moment-là exactement, je pris ma décision… je voulais moi aussi faire
partie du théâtre, et prendre part moi aussi à la bastonnade des malandrins, tyrans,
fripouilles et assassins.
Ce
jour-là ma vie fut changée, changée totalement, changée pour toujours.
Une
fois le public parti…
…
à la fin du spectacle, presque tous les spectateurs… étaient allés voir les
comiques et ils avaient apporté des miches de pain, du vin, deux poulets, du
lait, du miel et même un morceau de porc séché… parce qu'à la fin du spectacle,
chacun apportait quelque chose…
Lorsque
tout le monde fut parti, je suis allé voir l'aubergiste pour lui dire qu'il
avait bien fait de fiche une raclée au soldat.
Juste
à ce moment-là arriva le soldat, qui se portait à merveille.
J'eus
un peu peur, parce que je croyais qu'il
avait été laissé à moitié mort, alors qu'au contraire il était là… debout
droit comme un i, riant et mangeant une pomme… il n'était même pas saoul… mais
avant… oh… il était tellement saoul qu'il n'arrivait même pas à parler…
L'aubergiste
vit que j'avais peur…
"…
Mais alors vous ne l'avez pas battu pour de bon…"
"…
Bien sûr que non ! Sinon, comment ferons-nous demain, pour le battre à nouveau
?"
"…
Parce que… vous le battez à nouveau tous les jours? "
"
Oui, et c'est ça qui est beau dans la Comédie… nous pouvons battre… nous
pouvons aussi tuer quelqu'un… un soldat, un prêtre…même un roi ou une reine...
Mais c'est pour rire. A la fin du spectacle, les morts se relèvent…
Pour
mourir à nouveau lors du prochain spectacle."
"
Et lui, il est d'accord pour que vous le battiez tous les jours? "
"
Mais bien sûr ! "
Ça,
ça me plaisait vraiment !
Non
seulement j'avais trouvé un endroit où les fripouilles, les tyrans, les
malandrins et les assassins sont bastonnés… mais en plus, cette chose se répétait
tous les jours.
Je
voulais moi aussi rester avec l'aubergiste et l'aider à bastonner le soldat !
Je
le lui dis… et j'eus de la chance.
Vous
devez savoir que l'aubergiste et l'hôtesse étaient réellement mari et femme à
la ville et s'appelaient Baptiste et Isabelle, ils avaient un fils qui avait à
peu près mon âge. Ce fils s'appelait Jean, il travaillait avec eux et faisait
le bateleur… il faisait des tours de cartes… il était un peu magicien, un peu
valet, un peu musicien…
Il
jouait du fifre et du luth… il écrivait des chansons et il chantait sur les
places… mais surtout il faisait du théâtre avec Baptiste et Isabelle.
Ce
fils était mort…
Une
fois… Isabelle… un jour qu'elle était triste, me raconta que lorsqu'ils étaient
en France pour leur travail… en Savoie, dans les Alpes… Jean s'était senti mal
et il avait eu un accès de fièvre… et à l'hospice ils n'en avaient pas voulu
car ils craignaient qu'il n'ait la peste… et personne n'avait voulu l'héberger
… toujours par peur de la peste… et ainsi, en quelques jours, Jean mourut.
Isabelle
me dit que les plus mauvais avaient été les prêtres parce que personne, aucun
prêtre n'avait voulu donner à Jean une sépulture chrétienne à l'église ou dans un cimetière, parce qu'ils
disaient qu'ils étaient des acteurs… qu'ils étaient pour ainsi dire des
hérétiques… ou les femmes…, des traînées… et alors, pour l'enterrer, ils leur
fallut aller dans les bois… et creuser un trou profond, et le jeter dedans,
enveloppé dans un sac… et un prêtre disait des prières en latin et répétait
sans arrêt "anathème, anathème" et, lorsque le trou fut rebouché, il
leur dit:
"
Et maintenant partez, gent maudite par Dieu et ne revenez plus profaner ces
terres chrétiennes ! " et de la main il avait montré le chemin de la
plaine…
Mais
ce n'était pas vrai… Ce n'étaient pas des gens maudits par Dieu. C'étaient de
braves gens… et même sympathiques et divertissants… et puis, ils avaient besoin
d'un fils et moi d'une famille. Ils me gardèrent avec eux.
… L'autre, celui qui faisait le soldat,
celui-là était avec eux dès le début…, depuis qu'ils avaient commencé de
tourner sur les places.
Ce
devait être un français… il disait s'appeler Louis de Ferdinand…
C'était
un poète…, quelqu'un qui écrivait des chansons…, qui inventait des histoires… Quand
il se baladait, il écoutait une histoire, il l'arrangeait un peu et puis, il
allait sur les places ou dans les tavernes… les gens faisaient le cercle… et
lui, il racontait.
Il
vivait ainsi… et c'est ainsi qu'il avait rencontré Baptiste et Isabelle… sur
une place… ils avaient sympathisé et ils avaient décidé de se mettre ensemble
et de créer une société.
Il
leur avait tout appris parce qu'il avait déjà participé à des spectacles avec
un groupe, en France… puis, ses compagnons avaient été arrêtés parce qu'ils
s'étaient moqués d'un comte, un catholique fanatique… le comte avait envoyé ses
gens, il avait fait bruler leur baraque… Louis disait qu'il avait réussi en
s'en tirer parce que cette nuit-là, il était parvenu à convaincre une servante…
une domestique… de le rejoindre dans une grange, dans un coin tranquille…
Lorsqu'il était retourné sur la place… à la place du théâtre, il y avait un tas
de cendres… et quant aux autres compagnons… le chef était mort , brûlé dans
l'incendie… les autres… étaient blessés et on les avait emmenés en prison… et
les femmes… les femmes, on ne sait pas…Peut –être, qu'on les avait jugées pour
sorcellerie…
Lorsqu'ils
dirent à Louis que j'entrais dans la famille, il dit tout de suite qu'on devait
remettre en scène la farce du meunier…
C'était
une histoire très amusante. Je ne l'oublierai jamais…
Alors…
l'histoire était comme ça…
Donc…
Louis faisait le meunier et Isabelle, sa femme… ils étaient à table et
mangeaient… Louis mangeait vraiment comme un porc et il riait car il avait
roulé ses ouvriers… il avait trouvé des excuses pour ne pas les payer…
"
Les clients ne me paient pas… cette année, c'est la famine… les gens n'ont rien
à donner à moudre…" Mais ce n'était pas vrai, au contraire, c'était lui
qui volait le peu de grain qui sortait de la meule…
Bref…
c'était lui qui mangeait et buvait comme une bête, sa femme faisait la cuisine
et moi j'étais le domestique qui servait… et à un moment donné, le meunier eut
un terrible mal de ventre… tellement fort, qu'il crût qu'il allait passer… et
comme il savait être une fripouille, il voulut que j'aille tout de suite
chercher un prêtre pour se confesser et libérer sa conscience avant de mourir.
Même sa femme voulut que je me hâte mais, au lieu de m'envoyer chez le curé,
elle me dit d'aller chercher un moine qui était dans un couvent, pas très loin
de là… un moine chez qui elle allait à
confesse toutes les semaines.
J'y
allai et pendant ce temps, lui continuait à être mal et à appeler à l'aide:
" Au secours… au secours..., je meurs…,
appelez un prêtre…"
Puis,
il pétait et disait: " vous entendez ? C'est mon âme qui s'enfuit " …
et tous riaient comme des fous… et entre temps elle, changeait de tenue… elle
se faisait toute belle… et elle remettait tout en place sur la table… tout cela
on le comprenait lorsque j'arrivai en compagnie du moine… qui était Baptiste…
et le moine commençait par lui donner un coup de poing sur la tête et l'assommait,
puis commençait à embrasser et peloter la belle meunière. A ce moment-là,
j'intervenais et je menaçais les deux amants… " Lorsqu'il se réveillera je
le lui dirai ! ", puis j'allais à la fenêtre et je me mettais à hurler …
" Ils s'embrassent ! Ils s'embrassent ! "…
En
somme, il y avait sur la scène, quatre belles charognes, l'une plus pourrie que
l'autre. Le moine me donnait quelques sous, pour me faire tenir tranquille… je
les prenais mais tout de suite je me mettais à casser les pieds à nouveau. Les
sous ne me suffisaient jamais.
La
femme tentait de m'envoyer acheter quelque chose… du mouton… dehors… Moi, je
faisais toujours semblant de partir…
mais ensuite, j'avais besoin de nouvelles indications… " - Mais elle se trouve où, la boutique ? -
Mais je dois en prendre combien ? – Mais je dois prendre un gigot ou la
poitrine ? – Mais moi, je préfère le gigot -mais je dois prendre un morceau à
cuire ou déjà cuit ?.. " Bref, je
ne m'en allais jamais.
A
un moment donné, le meunier revenait à lui… juste au moment où sa femme et le
moine… étaient tombés sur le lit… mais comme son ventre était sur le point
d'éclater, il me demandait de le porter au cabinet… le cabinet était derrière
une tenture qui était là sur la scène… Dès que nous étions arrivés là derrière…
merde ! On aurait dit qu'un volcan entrait en éruption… une tempête…
tron-to-to-ton… des éclairs… un désastre.
Puis
quelques instants de silence… … … puis le meunier réapparaissait et allait très
bien maintenant … il s'était vidé… et il tenait en main une balayette pourrie.
Le
moine prenait un rouleau à pâtisserie qui traînait par là et tous les deux
commençaient à tourner dans la pièce comme s'ils allaient se battre en duel.
Chaque
fois que le moine passait près de moi, je lui donnai des coups de pied au
cul et dans les tibias… ou bien je lui
donnais des coups de louche…
Alors,
la meunière intervenait et les menaçait tous les deux; le mari et l'amant. Le
mari devait se calmer, ou bien elle raconterait partout comment il volait les
ouvriers et les clients… le moine devait se calmer ou bien elle raconterait à
tout le monde ce qui se passait chaque semaine quand elle allait à confesse… et
enfin, moi, je devais rendre tous les sous que j'avais obtenus avant et la
remercier… de ne pas me renvoyer.
Là,
elle embrassait le moine et lui donnait rendez-vous samedi, puis elle posait
devant son mari un gigot d'agneau pour le consoler d'avoir été cocu, et moi, elle
m'envoyait faire la vaisselle à la cuisine et s'adressant au public, lui
disait:
"…
Et vous, qu'est-ce que vous faites encore là ? Il n'y a plus rien à voir ici…
rentrez chez vous…mais avant de partir, laissez ce que vos poches, votre
divertissement et votre bon cœur vous disent de laisser…"
Les
gens s'amusaient… s'amusaient comme des fous… et lorsque les gens s'amusent il
est plus facile pour eux d'être généreux.
Je
dois dire que pour nous tout allait bien.
De
temps en temps on nous demandait de nous produire dans les palais des seigneurs
ou des comtes et alors, cela allait encore mieux… d'autres fois, au contraire,
les autorités… religieuses ou policières, nous empêchaient de travailler mais
ce n'était pas un gros problème pour nous. On se déplaçait au village voisin et
on travaillait là-bas.
On
s'amusait… J'apprenais à chanter, à faire de la musique, à jouer en scène…
c'était bien.
·
Puis un jour, nous parvînmes à donner
une représentation à Gênes.
Gênes…
vous pouvez pas imaginer… Gênes…
Gênes
est une très grande ville. Il y a un tas de places. C'est pas comme les petits
villages… où il y a quelques maisons… un petit espace… tu peux faire un
spectacle, deux au maximum…, et puis des pauvres gens… qui doivent travailler…
et qui n'ont pas grand-chose à te donner… là-bas, tu peux jouer un jour, puis y
rester pour dormir une nuit, dans une grange… dans une étable… puis le
lendemain tu dois partir vite pour arriver au bourg suivant… qui peut être se
trouve à dix ou quinze miles et tu dois marcher quatre ou cinq heures, avec la
charrette, avec toutes les malles, avec tous les costumes, les masques…
Non…
à Gênes, il y a un tas de places… un tas d'endroits où donner des
représentations… il y a des pêcheurs, il y a des soldats, il y a les femmes… il
y a les palais des nobles, il y a les tavernes… et dans les tavernes, on mange
de bonnes choses… on boit du bon vin… on peut faire la fête…
Le
jour de notre arrivée, Louis nous a dit d'aller tout de suite nous installer à
l'auberge… A l'auberge on aurait pris deux chambres et le soir, on aurait
festoyé … chanté… dansé… joué quelque saynète… comme çà, juste pour nous faire
connaître… pour faire savoir dans le quartier que les comiques étaient arrivés…
et donner rendez-vous le lendemain, sur la place, pour le spectacle…
Nous
sommes allés à l'auberge… nous avons pris les chambres… l'aubergiste a voulu
que nous payions de suite. Nous avons pensé qu'il n'avait pas confiance… et
nous avons payé…
Puis
plus tard, nous sommes descendus dans la salle où on mangeait et Louis a
apporté son luth… il a commencé à chanter… à raconter des histoires, à faire la fête…il
y avait de l'ambiance… ça s'entendait même de dehors, sur la placette… et les
gens entraient. Moi aussi je chantai et je racontai des histoires. Peu à peu
l'auberge se remplissait. L'aubergiste était très content.
A
un moment donné, entra un groupe … c'étaient cinq ou six soldats… qui allèrent
parler au patron… ils parlaient de nous… puis ils s'assirent et… ils restèrent
là, à manger et à boire…tranquilles….
Louis,
qui était quelqu'un qui connaissait le monde, me fit un clin d'œil. Comme pour
dire… " Si ceux-là fichent le bazar, reste calme…t'inquiète pas…
laisse-moi faire…"
D'accord…
lui répondis-je en clignant de l'œil moi aussi… et nous avons continué à faire
la fête.
Ce
fut vraiment une belle soirée…
Jusque-là,
ce fut vraiment une belle soirée.
·
Ce dont je ne me souviens pas, c'est
comme ça s'est terminé…
C’est-à-dire…
C'est comme si je m'étais endormi tout d'un coup.
Quand
je me suis réveillé, même, lorsqu'on m'a réveillé…
J'ai
reçu un seau d'eau salée en pleine figure…
Mais
un seau grand comme çà !
J'étais
trempé, tous mes vêtements, mes chaussures… tout… tout trempé… et quelqu'un
là-bas me regardait… un type avec un foulard rouge sur la tête, avec plein de
dessins blancs et noirs…
Il
me tenait la figure comme çà… il me tenait la bouche ouverte… et regardait
dedans… comme à un cheval…
"
Mais qu'est-ce que vous avez amené ?"
"
L'autre a réussi à s'échapper avant…"
"
T'as quel âge?"
"
Douze ans, peut-être treize… je crois…"
"
Treize ans… imbéciles… qu'est-ce que je vais en faire…?"
"
On le met en bas, à la rame "
"
Vous voyez pas que c'est un gosse ? Il ne peut que faire perdre la cadence aux
autres…",
Puis
il se leva, "… on ne peut pas le garder, il sert à rien… Bosco… jette-le à
la baille…".
Deux
soldats me soulevèrent à bout de bras… je ne touchai même pas le sol… ils me
tenaient si fermement qu'il n'y avait aucune possibilité de me libérer mais, ce
qui me paralysait vraiment, complètement… fut ce que je vis alors…
Ce
que je vis, je ne l'avais encore jamais vu …
De
l'eau… tellement d'eau… comme un ciel d'eau… un ciel d'eau noire, épouvantable…
de partout.
J'étais
sur un bateau… un bateau énorme, effrayant… quelque chose qui avançait au gré
du vent… et maintenant, on était en train de me jeter dans ce ciel d'eau noire.
J'avais peur… oui messieurs, j'avais peur et je commençai à ruer comme un…
animal pris au piège. Tous riaient.
"
Attendez ! "… Attendez… dit une voix qui semblait être celle d'un
commandant… " Attendez ! ".
On
me descendit.
Un
type s'avança… un type un peu pelé, avec une petite barbe, taillée avec soin…
il avait un truc blanc… comme une tarte, autour du cou… un truc qui s'appelait
collerette et il avait aussi une sorte de jupette bouffante autour du cul d'où
sortaient deux petites jambes avec des chaussettes longues, blanches, très
fines… et des petites chaussures, blanches avec un petit nœud. Je n'avais jamais
vu quelqu'un habillé de la sorte. Il s'adressa à celui qui avait le foulard sur
la tête… " Qu'est-ce qui se passe ? "
" Je les
avais envoyés à terre pour trouver du renfort… de la réserve, au cas où nous
aurions eu des pertes parmi les rameurs… Ils m'ont ramené ce gamin… Il ne nous
sert à rien, pire, c'est seulement un
poids ".
" Où
l'avez-vous trouvé ? "
" Dans une
taverne ",
" Et,
qu'est-ce que tu faisais dans une taverne ? "
"
On chantait, on faisait la fête pour nous faire connaître… nous sommes des
comédiens… nous donnons des spectacles sur les places ",
" Et où
sont les autres ? "
"
Lorsque nous avons pris le gamin… ils ont réussi à s'enfuir… Il y avait aussi
une femme avec eux…"
" Donc tu
es un comédien ? "
" Oui
Monsieur ! "
" Bon,
alors fais-moi rire, allez…".
Je vis la malle
des masques de la compagnie… Ils l'avaient ouverte et sorti quelques masques.
C'était l'unique
chance que j'avais de ne pas finir comme repas pour les poissons et de sauver
ma peau. Je pris le masque de la jeune fille et celui du vieux va-nu-pieds et
je commençai à raconter l'histoire de la lavandière qui un jour, alors qu'elle
se rendait au fleuve pour laver son linge, rencontra l'ermite boiteux… Cà c'est
une histoire qui marche toujours… et cette fois-ci aussi, tous se mirent à
rire… et ils riaient tellement que celui qui avait des chaussures blanches,
celui qui commandait dit qu'il voulait me prendre comme valet de chambre et il me sauva la vie… et chaque jour, après
qu'il eut mangé, il voulait que je lui raconte une histoire ou que je lui
chante une chanson. Heureusement que Louis… Louis de Ferdinand m'en avait
apprises tellement, que chaque jour je pouvais lui en raconter de différentes,
et lui était content.
Nous naviguâmes
pendant au moins une semaine, certains jours il n'y avait pas un souffle de
vent et le navire n'avançait pas, et alors il y avait ceux qui maniaient le
fouet, les argousins, qu'on les appelait… descendaient près des rameurs et à
coups de nerfs de bœuf, les faisaient ramer, et le bateau avançait quand même
jusqu'à ce que nous fussions arrivés à Messine.
A ce que je
compris… le Pape avait fait se rassembler à Messine tous les navires des pays
chrétiens, pour faire la guerre aux musulmans qui voulaient chasser les
chrétiens de toutes les terres qu'ils avaient occupées dans toute la
méditerranée, depuis l'époque des croisades.
Les musulmans
ne supportaient pas que les chrétiens commandent à Chypre, à Nicosie, en Terre
Sainte, en Dalmatie, sur toute la côte, de Venise à la Grèce, dans tous le nord
de l'Afrique… Et alors, le fils de Soliman avait rassemblé une grande flotte et
il s'apprêtait à attaquer la république de Venise.
En somme,
c'était une guerre qui durait depuis une centaine d'années et les chrétiens
étaient décidés à en finir une fois pour toutes.
Lorsque nous
arrivâmes à Messine… Le nombre de bateaux qu'il y avait était impressionnant…
longs et étroits, avec des canons, sans canons, avec des voiles de toutes les
couleurs, de toutes les formes… effrayant.
J'avais aussi
peur qu'on n'entre en collision et qu'il n'arrive un désastre avec tous ces
navires… Au contraire, notre bateau arriva au centre du port sans aucun
problème.
En fait, mon
bateau… celui du monsieur aux petites chaussures blanches, dont j'étais le
valet de chambre… Vous savez, celui qui m'avait sauvé la vie… c'était Don Juan
d'Autriche… l'amiral…, le chef… le frère du roi d'Espagne… Celui qui commandait
la flotte chrétienne.
A un certain
moment, tous les généraux commencèrent à arriver sur notre bateau… Il y avait
un conseiller de Don Juan, qui chaque fois que les chefs arrivaient, les
annonçait par leur nom… Marcantonio Colonna… Niccolò Doria… Agostino Barbarigo
et Sebastiano Veniero… Monsignor Odescalchi… Le légat du Pape…
Ils
s'enfermèrent dans le carré de Don Juan et ils y restèrent à discuter pendant
des heures. Ils préparaient les plans de
la bataille de Lépante.
Quelques jours
plus tard, toute la flotte fit route vers Corfou et de là vers Céphalonie. Il
faisait nuit mais personne ne dormait… Les galériens tremblaient… Même moi
j'avais été envoyé en-dessous… moi, avec mes masques… sur le pont, je ne
pouvais que gêner.
C'était peu
avant l'aube. Don Juan, Sebastiano Veniero et Marcantonio Colonna montèrent sur
une frégate et passèrent entre les galères en incitant les troupes à la
bataille.
"
Hommes, nous combattrons côte à côte comme des frères… Ensemble nous courrons
sus à l'ennemi, nous combattrons vaillamment, jusqu'à ce que la Sainte Ligue ne
triomphe! "
A l'aube, la
flotte turque apparut à l'horizon.
Don Juan,
calme… maitre de la situation, ordonna de donner le signal; on tira un coup de
canon.
Les galères se
rapprochèrent tellement qu'il y avait à peine un espace pour ramer.
" Avec
l'aide de Dieu et par notre valeur, nous vaincrons le turc. "
L'étendard de
la Ligue fut hissé sur le vaisseau amiral… un drap de soie avec l'image du
Christ en croix, et tous se découvrirent, et se signèrent.
Don Juan
ordonna qu'on désentrave tous les forçats, … " et après la victoire, ils
seront remis en liberté ! "
Les turcs
avancèrent à toute vitesse pour nous éperonner… mais nos galéasses, dès que les
turcs furent à portée de tir, commencèrent à faire feu et ce fut le début du
massacre.
Nos galères
aussi avançaient à coups de rames, à toute vitesse.
Le choc fut
terrible, terrifiant. Le navire de Don Juan fut éperonné et commença à couler à
pic. Don Juan se réfugia sur la galère de Marcantonio Colonna.
Je m'agrippai à
ma malle et le courant m'emmena à l'abri.
Lorsque je fus
assez loin, j'entendis sonner les trompettes et crier " Victoire,
victoire…". La mer était recouverte de cadavres… des turcs et des
chrétiens… je ne sais pas combien d'hommes moururent ce jour-là… des milliers
et des milliers… je les voyais flotter près de moi, il s'en fallut de peu que
je ne coule… je restai agrippé à ma malle... j'étais tellement fatigué, je
n'avais pas dormi de la nuit… et je m'endormis… espérant de ne pas glisser dans
l'eau et de me réveiller.
·
Je ne sais pas combien de temps j'ai
dormi…un bon moment… beaucoup sans doute… De temps en temps je me réveillais,
je regardais autour de moi, je ne voyais rien que la mer… aucune terre, aucun
navire… je restais là, accroché à ma malle… tantôt c'était le jour, tantôt il
faisait nuit… je restais là, un peu comme ça… puis je me rendormais…
Une
fois… une fois que je m'étais encore endormi, une vague me heurta, moi et ma
malle et me traîna sur le rivage, sur la plage… je tombai.
Je
me réveillai… tout d'un coup. Je pris la malle, qu'une vague était déjà en
train de le ramener à la mer et la
portai au sec, en lieu sûr. Je n'avais rien d'autre… si je perdais aussi la
malle…
Je
regardai autour de moi… oh! Il n'y avait rien… un désert… déserte la plage,
déserte la mer… comme cette ile, là…
Un
bon bout de temps avait du s'écouler, parce que je n'étais plus un enfant…
maintenant j'étais un homme… je devais avoir 25 ans… ne me demandez pas comment
cela est arrivé car je ne sais pas… je sais seulement que je me mis à marcher,
avec ma malle… aussi parce que…, c’est-à-dire, la faim… la faim, c'est la faim…
Alors…
je me mis à marcher le long du rivage… peu après, derrière une dune, il y avait
une espèce de rade … et là au milieu… un voilier… si grand…
Il
était grand… mais ce n'était pas un de ceux de la bataille de Lépante. Il avait
un drapeau blanc, rouge et bleu… mais il n'avait pas de rames…
Il
y avait deux barcasses sur la plage et
quatre hommes qui étaient là… ils fumaient… on aurait dit qu'ils montaient la
garde.
Je
me dis… " On dirait pas que ce sont des gens de guerre… je crois pas que
ces types me prendront et m'emporteront pour aller me battre…" Je
m'approchai.
A
mesure que je m'approchai d'eux… au fur et à mesure, on sentait une
puanteur…une puanteur… oh, une horreur… et je vis qu'il y en avait d'autres
types , sur le bateau, qui entraient puis ressortaient avec des seaux, pleins
de saleté… mais une saleté… on aurait dit de la merde, ça puait aussi la merde
et la pisse , ils jetaient tout à la mer puis balançaient les seaux à l'eau
avec une corde et ils les remontaient pleins d'eau propre… c’est-à-dire, et oui,
en somme, assez propre… puis ils retournaient à l'intérieur du bateau.
Je
m'approchai de ceux qui étaient à terre, et qui fumaient près des barques.
Oh
! L'un d'eux, quand il me vit … il commença… je ne comprenais pas ce qu'il
disait… je crois qu'il jurait et,
sortant un pistolet, il le pointa vers moi.
"
Oh, oooh… on se calme hein ! ", je levai tout de suite les mains…" du
calme ! Je me rends…".
Je
laissai tomber la malle. L'autre s'approcha… et il continua à parler et il
gesticulait comme pour dire " Ouvre la malle ! Ouvre la malle ! ". Je
l'ouvris il vit les masques, les autres arrivèrent… je ne sais pas ce qu'ils
dirent… mais ils commencèrent à rire… l'un d'eux prit un masque et le posa sur
son visage et il prit une petite voix (Réf.
Pulcinella ou Puch) et il bougeait comme s'il était fait de bois. Tous
riaient et alors cette fois-ci encore, je compris que je m'étais sans doute
tiré d'affaire.
Celui
qui avait pris le masque, me le rendit ensuite et commença à dire des mots que
je ne comprenais pas, jusqu'à ce qu'il commence (note: accent anglais) " Monsieur, Monsieur tu parles italien ?
Roma, Napoli, manger… ? "
"
Oui, oui, je parle italien… oui, manger, je veux manger ". Lui se mit à
rire, il parla avec les autres, puis le chef, celui qui avait le pistolet lui
dit de me dire quelque chose.
"
Toi veux, Toi peux venir avec nous… toi travaille, toi mange…"
"
Quel travail ? "
"
Toi nettoyer, toi garder hommes nous porte en Amérique… puis vend "
Je
n'avais pas bien compris ce qu'il disait… Amérique, vendre hommes… j'avais un
peu peur que nettoyer, ce fut enlever la merde de dedans et la jeter dehors,
comme le faisaient ceux du bateau… mais la faim… la faim… je ne sais même pas
depuis quand je n'avais pas mangé… au pire, plus tard je filerai.
Je
fis comprendre que j'étais d'accord.
Ils
me firent monter sur une barque et ils m'emmenèrent jusqu'au navire.
Ils
appelèrent ceux qui s'y trouvaient… qui jetèrent une petite échelle et me
firent monter, moi et ma malle.
Le
bateau s'appelait Prince Edouard…
Ceux
qui nettoyaient se mirent à rire… et tant pis… on fera comme çà…
Ils
me montrèrent un endroit où je pouvais me mettre avec ma malle..., qui ne
pouvait même pas contenir la malle toute seule et puis ils me firent entrer à
l'intérieur…, à l'intérieur… là où il fallait nettoyer…
Je
jure que si j'ai pas vomi c'est juste parce que j'avais rien mangé !
Le
travail… il fallait prendre la saleté qui était par terre, avec la pelle, la
jeter dans des seaux puis, quand les seaux étaient pleins, il fallait aller
dehors, les vider, les nettoyer et porter de l'eau en bas pour tenter de laver
le parquet… ils nous donnaient aussi un peu de vinaigre pour laver… comment ils
avaient pu réduire le bateau dans cet état, je ne sais pas… ou plutôt, je ne le
savais pas encore.
Quand
même, lorsque nous eûmes nettoyé la plus grande partie, à la fin, ils nous
donnèrent du riz, du maïs, un fruit… quelque chose que je ne sais pas comment ça
s'appelle mais cependant, quand on a faim… on n'est pas beaucoup regardant…
Nous
avons continué comme ça encore quelques jours. Puis un après-midi, peu après
douze heures… nous avons commencé à entendre des cris à terre, sur la plage… un
bordel…
Une
foule… environ 500 personnes… une trentaine était des blancs, les autres
étaient noirs, mais noirs !.. Je n'avais jamais vu des hommes noirs de la
sorte. Ils les appelaient nigga… nigga. C'étaient des hommes grands et gros,
certains étaient entravés deux par deux… certains avaient un truc en fer qui leur serrait le cou, comme une
tenaille, mais double, comme çà, avec le même fer on en attachait deux.
D'autres avaient un pied enchaîné au pied d'un autre … il y avait des chaînes
de trente ou quarante hommes, tous liés les uns aux autres. Il leur était
presque impossible de marcher… les pauvres, pratiquement impossible de
s'échapper.
Dans
ces conditions, ils étaient contraints de porter des paniers pleins de choses à
manger… certains avaient des choses blanches… longues… moi, je n'en avais
jamais vues… je ne sais même pas à quoi elles pouvaient servir… des défenses…
ça s'appelait des défenses… d'autres encore avaient des peaux de bêtes…
Ils
m'expliquèrent qu'ils les emportaient en Amérique… c'est un endroit qu'il faut
traverser une mer pour y aller…, qu'il faut deux mois, trois mois… parfois même
six mois, pour arriver… et puis, quand on est arrivé, ceux qui ont survécu… ils
s'arrangent, ils se lavent… ils vont au marché… et on les vend… comme des
chèvres… comme des poules… des animaux. Seulement, les animaux se vendent pour
être mangés, ceux-là se vendaient pour travailler… dans les plantations de
café, de cacao, de canne à sucre… même dans les mines…
En
premier lieu, ils ont apporté à bord les paniers et ils les ont placés dans une
sorte de magasin… puis ils ont commencé à charger les nigga. Une dizaine de
blancs avaient des fusils, les autres, préparaient les nigga… d'abord ils les
déshabillaient… nus, complètement nus, puis ils leur rasaient tout le corps…
les cheveux, les poils, tout… toujours en les maintenant entravés, sans pouvoir
bouger. Puis, par groupes de trente, quarante, ils les portaient sur le bateau,
puis les descendaient en-dessous et là, ils les liaient étendus par terre ou
assis, qu'ils ne pouvaient même pas se lever. De toute façon, l'endroit, la
soute était si basse qu'eux-mêmes ne pouvaient se tenir debout.
Même
les femmes, ils les déshabillaient,
nues, ils les rasaient elles aussi mais elles, ils les mettaient dans un autre
endroit… parce que les femmes, ensuite, la nuit… les blancs descendaient… et
ils les prenaient… ils les prenaient là où elles étaient enchaînées…
Ils mirent presque trois jours à remplir le
bateau…
Dès
que nous fûmes prêts, nous partîmes parce que le capitaine ne voulait pas
perdre de temps…
Une
fois partis, sortis de la baie, le bateau commença à bouger " comme çà "… que
certains commencèrent à vomir… et alors la puanteur… une heure plus tard, tout
le monde vomissait… moi aussi j'ai vomi… je dois le dire… j'ai vomi moi aussi…
C'était
affreux… certains avaient aussi fait leurs besoins… et quand le bateau
penchait, il y avait par terre une saleté de vomi, de merde et de pisse qui se
déplaçait… et il fallait faire attention que ça ne vienne pas sur toi, parce
que… comment dire… essayez d'imaginer…
Là-dessous,
c'était la panique… les hommes enchaînés qui hurlaient… les argousins avec
leurs fouets, qui frappaient ceux qui hurlaient… moi et deux autres avec des
pelles et des seaux, qui tentions de recueillir ce que nous pouvions et nous le
jetions à l'extérieur…
Il
y avait un noir, un type grand et gros, qui hurlait et secouait ses chaînes…
comme une bête..., un taureau… là où les chaînes le serraient, du sang
s'écoulait… rouge, rouge… je ne sais pas si c'était aussi rouge, parce que sur
la peau noire, ça se voyait plus…
Le
tortionnaire s'approcha de lui et commença à fouetter… à fouetter… mais
tellement fort… et plus il fouettait, plus le noir s'agitait…à un certain
moment, il y avait même des morceaux de peau qui sautaient à chaque coup de
fouet… des morceaux de peau comme çà…
Tous
dans sa rangée s'étaient agités et tous commençaient à secouer leurs chaînes…
regarde… je te jure que je souhaitais qu'il meure… pour lui… désormais il était
devenu fou, complètement fou !
A
un moment donné un type descendit… le chef des gardes, avec un fusil, un
mousquet… il le lui appuya sur la figure, sur l'œil, puis tira. Mort. Mort sur
le coup… il ne bougeait plus…
Le
chef repartit… en silence…il y avait un silence effrayant… un des mousses, un
type comme moi, me dit de le suivre, puis il me dit de le prendre par les
pieds, pour le monter… il était tellement lourd que nous avons dû nous mettre à
quatre pour le porter en haut… et quand nous l'avons monté… moi je faisais
comme les autres… nous l'avons jeté… à la mer… dans l'eau…
Ce
fut une chose horrible… horrible…
La
mer s'était un peu calmée… je retournai en bas et je me remis à pelleter la
saleté… la puanteur était encore répugnante… je devais faire quelque chose… je
devais faire quelque chose parce que si je ne faisais rien j'allais devenir
fou… je devais faire quelque chose… j'ai pelleté toute la nuit… parmi les
lamentations, le remous des vagues, le souffle du vent. Au matin, je
m'écroulai. Je m'endormis là, près de l'échelle…
Ils
me réveillèrent… avec un coup de pied… le soleil était déjà haut….
Il
fallait porter à manger aux nigga… il fallait y aller avec un seau plein de
bouillie mélangée de riz et de maïs, cuits... et verser une louche dans la main
des prisonniers, et puis eux mangeaient comme ça, dans les mains, comme des
chiens.
L'argousin
avait décidé que ceux qui avaient foutu le bordel ne devaient pas manger aujourd'hui…
Lorsque
nous eûmes fini de distribuer le paston… je rejoignis ma place… il y avait un
nègre qui n'avait rien eu à manger… et qui me regardait… un masque noir…
De
temps en temps il ouvrait et fermait sa bouche vide comme s'il voulait dire…
j'ai faim….
"
J'ai faim "… et qu'est-ce que je pouvais faire, moi ?
Je
me souvins d'une chose que j'avais vue faire par un comique… sur une place… un
type qui faisait le paysan…
C'était
un paysan qui n'avait rien à manger… un type qui mourait de faim depuis des
jours et des jours… et qui racontait aux gens qu'il aurait aimé manger… un
poulet, un dindon… un cochon… un saucisson… une tarte… un type qui avait
tellement faim qu'il aurait même mangé
toute la table, et même la maison et même toute la ville, avec le maire et
l'évêque… et aussi le Pape et le Roi… mais il n'avait rien, même pas les
semelles de ses chaussures… mais à un moment donné, par chance… par chance, il
parvenait à attraper une grosse mouche… belle, grasse… et alors un petit bout à
la fois… d'abord les ailes, puis les pattes, puis la tête et le corps… bref, il
la mangeait entièrement et finalement, le ventre plein, il s'endormait rassasié
et heureux.
Tous
riaient, sur la place, lorsque le comique racontait cette histoire… et alors,
je suis monté… là-haut où était ma malle… j'ai pris un masque noir… et je suis
redescendu dans la cale…et je leur ai fait moi, la scène du paysan qui mange la
mouche…
Au
début, lorsque je mis le masque noir, ils eurent peur… puis ils comprirent et
quelqu'un se mit à rire et à la fin, ils riaient tous… c'était trop beau de les
voir rire tous, et alors je compris… je compris que c'était trop beau lorsque
les gens sont libres et rient, et tous ces hommes et toutes ces femmes, avaient
le droit d'être libres et de vivre… et ils ne pouvaient pas vivre toute une vie
d'esclaves… alors, je pris ma décision… cette nuit, je les aurai tous libérés.
Le
capitaine avait approuvé que je fasse mon petit spectacle et que tous les prisonniers
se soient calmés et en remerciement, il m'offrit une bouteille de rhum…
j'acceptai, même si je ne buvais pas… mais j'en offris à mes compagnons, qui
burent toute la bouteille.
A
la fin de la soirée, lorsque tout le monde se fut tranquillement endormi… je
laissai glisser en mer une des deux chaloupes, sur l'autre, je chargeai ma
malle et je la mis à la mer, puis je pris à la cuisine quelques braises et je
les jetai sur les voiles et sur quelques bâches qui étaient là sur le pont… le
navire prit feu en quelques instants; je
vis tout en m'éloignant… les officiers, les marins, les mousses… tous couraient
à l'avant et à l'arrière en tentant d'éteindre le feu mais désormais l'incendie
était hors de contrôle… peu avant l'aube, le Prince Edouard coula à pic avec
tout son chargement… avec les défenses, avec les peaux, avec les officiers,
avec les matelots, avec les domestiques comme moi… tous morts…
Avec
les esclaves noirs nus, rasés et affamés, avec les esclaves noires nues, rasées
et affamées… tous libérés…
Je
sais que j'ai tué six ou sept cents personnes… je le sais… mais je suis
convaincu d'avoir fait quelque chose de juste… ou du moins c'est ce que ma
conscience me dit… et en fait, à l'aube… je me suis assoupi, serein et j'ai
dormi… je ne sais pas combien de temps j'ai dormi.
·
Je sais que je me suis réveillé sur un
bateau… français…
Je
le compris tout de suite parce que j'avais reconnu la langue que Louis de
Ferdinand parlait de temps en temps…
Il
avait dû s'écouler pas mal de temps parce que ceux qui m'avaient pris à leur
bord, portaient d''étranges vêtements…
Ma
malle était près de moi…
"
Ah ben, dis donc… il s'est réveillé… enfin "
"
Avez-vous bien dormi, Monsieur ? "... Tous riaient
A
ce que je compris… cela faisait trois jours qu'ils m'avaient pris à leur bord,
moi et ma malle… et pendant trois jours, je n'avais cessé de dormir.
Ils
allèrent chercher le capitaine. Il avait demandé à être averti à mon réveil,
parce qu'il voulait m'interroger, il voulait savoir qui j'étais, d'où je
venais… bref…, toute mon histoire…et je la lui ai racontée, toute… toute sans
rien oublier, comme je viens de vous la raconter, maintenant… avec les masques
et tout…
A
la fin, il dit quelque chose… comme… genre… " Bien fou… bien fou ce mec-là
" qui, pour le peu de français que je sais, je crois que ça veut dire …
" ce type-là est vraiment fou "
Un
de ses officiers répondit " Il a pris trop de soleil "
Il
a pris trop de soleil… et tout le monde riait…
Alors
le capitaine dit que je me portais bien quand même… il ordonna de me vêtir et
de m'instruire.
On
me fit rentrer à l'intérieur du bateau… un bateau qui se nommait Olympia…
Olympia… et qui était différent de tous ceux que j'avais vu jusqu'alors…
c’est-à-dire… je ne comprenais pas où étaient les voiles… A vrai dire, dans un
certain sens, de voiles, il n'y en avait pas à proprement parler… il y avait un
tube… un tube gros comme çà… qui crachait de la fumée … et le bateau avançait.
On
me fit entrer dans le bateau… on me donna un uniforme avec une veste bleue…
elle était un peu grande… mais en somme… ça pouvait aller…
Puis
on me donna à manger et puis, on m'apprit à manier un fusil… nettoyer, monter,
démonter, charger… j'ai même tiré… on me fit tirer cinq fois sur un mannequin,
un mannequin qui portait une veste blanche pleine de paille.
Au
soir, on vit une côte… où il y avait une ville… un port, puis derrière une
colline… et sur la colline, une église…
Marsei…
la ville s'appelait Marsei…
Nous
nous couchâmes parce que le lendemain matin, à l'aube nous devions débarquer…
En
bas, là où nous dormions, il y avait plein de soldats comme moi… c’est-à-dire
vêtus comme moi, qui parlaient français et qui venait d'un endroit nommé Aljié.
Ils étaient assez basanés, mais pas comme les nigga… ils ressemblaient plus aux
turcs de la bataille de Lépante… sauf que cette fois-ci, ils n'étaient plus les
ennemis… cette fois-ci moi… nous les blancs, nous combattions à leurs côtés.
Peu
après être entrés au port et descendus à terre, on nous organisa en bataillons
et on nous fit partir… en marche à travers les campagnes… nous traversâmes
aussi des cols au milieu de montagnes… j'avais pu obtenir d'emporter ma malle avec
moi … il n'y avait pas de place sur les chariots mais elle n'était pas trop
lourde… et de temps en temps, l'un de mes compagnons me donnait un coup de
main. A un certain moment… je n'ai pas reconnu vraiment le lieu… mais il me
sembla que c'était vraiment l'endroit où j'étais né… où ma famille travaillait
la terre…
A
ce que je compris, nous étions en train d'aller à la célèbre bataille de
Magenta…c’est-à-dire... donc…d'un côté, il y avait les autrichiens… les austro-hongrois…
qui étaient vêtus de blanc comme le mannequin, sur lequel on m'avait fait
tirer... de l'autre, il y avait nous… à savoir les français… nous étions
presque tous algériens… et avec nous il y avait les piémontais…
Nous
marchâmes longtemps…
Un
matin… un matin à l'aube… nous parvint l'ordre de se préparer… puis à chacun
d'entre nous fut donnée une bouteille de liqueur… comme de la grappa… très forte…
j'en bus une gorgée mais je la recrachai de suite… vraiment… ça brulait la
bouche, je n'avais jamais éprouvé quelque chose comme ça...
Les
autres, au contraire… les algériens, commencèrent à boire… certains, une
demi-heure plus tard, étaient saouls… tellement saouls qu'ils ne pouvaient plus
tenir debout… A ce moment-là, l'ordre fut donné d'avancer arme au poing et de
tirer à vue sur les soldats vêtus de blanc.
Nous
commençâmes à marcher vers… vers
l'endroit où le soleil pointait. .. Nous ne voyions presque rien devant nous… A
un moment, nous nous retrouvâmes embourbés dans une espèce de marais… les
autrichiens avaient inondé les rizières… on s'enfonçait jusqu'au-dessus des
chevilles… moi je m'enfonçais encore plus, parce qu'avec la malle… c'était un
poids… et donc je restai un peu en arrière… ce fut ma chance… les autres,
saouls, aveuglés par le soleil, tombaient l'un après l'autre… les autrichiens
et les hongrois tiraient… et les algériens tombaient… ils tiraient aussi mais
ils tiraient n'importe où…
Puis…,
moi je ne m'y connais pas en batailles…
les français et les piémontais ont attaqué par un autre côté... c'était un
piège... et les autrichiens ont battu en retraite…
Dans
les rizières inondées, gisaient tous les algériens morts… les rizières étaient
un lac de sang… pendant des années on n'a pu cueillir du riz… on a dû attendre
des mois et des mois que la pluie lave la terre… du sang, de la poudre à fusil,
des restes…; même si on avait ramassé les cadavres… il y avait quand même des
restes… des chaussures, des morceaux d'étoffe…
Lorsque
le massacre fut terminé… j'aurais dû retourner à l'arrière… mais je ne voulus
pas… je trainai ma malle et j'avançais… j'arrivai au fleuve… le Tessin… et là
je me laissai aller au fil de l'eau… avec ma malle… je pensai que tous les
fleuves vont à la mer… et peut-être, en me laissant porter par le courant, tôt
ou tard, je serais arrivé à la mer… et en mer… peut-être…
Pendant
que l'eau m'emmenait vers la mer… je repensai à ces algériens qu'on avait
emmenés mourir à Magenta… pour faire l'Italie… Si ce n'avait été une tragédie,
il y a aurait eu de quoi rire.
Je
m'endormis… le courant m'emportait… moi et la malle nous glissions le long du
fleuve au milieu des eaux impétueuses…
En
ces moments-là… pour la première fois… pour la première fois j'ai fait un rêve…
un très beau rêve… j'ai rêvé que c'était l'aube d'un nouveau siècle… un siècle
qui naissait sous le signe du progrès, de la science, de la technique… et au
début de ce siècle, on avait construit un très beau bateau… un bateau comme on
n'en avait jamais vu auparavant… grand… grand comme un pays… il y avait des
milliers de personnes sur ce bateau… mais aucun esclave… il y avait des
travailleurs; çà oui mais des esclaves, il n'y en avait pas… il y avait
beaucoup de pièces et, dans chaque pièce habitaient deux ou trois personnes …
il y avait des femmes avec de très beaux habits et, lorsqu'elles passaient on
sentait le parfum des plus belles fleurs des champs… et dans les salles, il y
avait des glaces et des lumières; beaucoup de lumières… des lumières très
fortes, pas comme celles des chandelles… il y avait des tables, des grandes
tables, où les dames avec de très beaux habits et des messieurs vêtus de noir
mais avec une chemise blanche, mangeaient des choses… qui devaient être très
bonnes mais qui étaient aussi très belles… il y avait des hommes en veste
blanche qui portaient les choses aux tables et les mettaient dans les
assiettes. Ces gens goûtaient des vins parfumés et souvent ils buvaient du
champagne. Les hommes étaient gentils avec les dames et les dames souriaient.
J'étais
aussi sur ce bateau… moi je faisais de la musique, sur ce bateau… il y avait
une salle, un grand salon, avec un parquet en bois et sur ce parquet, les
couples dansaient. Il y avait un petit orchestre, nous étions une douzaine… je
jouais du violon.
Je
jouais le soir… nous commencions lorsque les gens allaient dîner et nous
continuions jusqu'à minuit, lorsque les derniers couples cessaient de danser.
Puis
nous avions tout le temps de nous reposer… nous mangions bien nous aussi, et
nous étions bien payés. C'était magnifique et j'espérai que cela ne finisse
jamais. Je pensai: " quelle chance ils ont ", ceux qui pourront vivre
dans ce siècle qui vient de commencer… mais à un moment donné, le rêve
finissait mal… parce qu'un soir, pendant que les messieurs et les dames
dansaient et que nous nous jouions… un soir donc, le bateau, dans le noir,
heurta un énorme bloc de glace et se fracassa en deux… beaucoup de personnes se
sauvèrent… d'autres se noyèrent… mais lorsque les deux parties du bateau
coulèrent à pic le rêve du nouveau siècle prit fin et je me réveillai. La
descente du fleuve était finie et je me retrouvai en pleine mer… je m'installai
au mieux sur ma malle… et je me rendormis…
·
Je me réveillai en entendant crier…
On
appelait depuis une grosse barque… c'était une grosse barque chargée à ras bord
de noirs… ils appelaient… ils étaient là… arrêtés en pleine mer… le moteur avait
du se casser, ou alors il n'y avait plus de
carburant…
Le
courant m'emmenait vers eux…
Ils
étaient noirs…noirs comme ceux des bateaux des esclaves… comme ceux du bateau
auquel j'avais mis le feu, autrefois… il y a longtemps.
Ils
hurlaient parce que la grosse barque était en train de se remplir d'eau… ils
étaient terrorisés… il y avait aussi des femmes qui hurlaient.
Lorsque
je fus proche, presque à pouvoir les toucher, la grosse barque commença à
giter… un des hommes qui étaient à bord tendait une main vers moi… (Réf. Adam et Dieu, de Michel-Ange) et la
grosse barque se renversa.
Une
catastrophe… la mer… on aurait dit que l'eau bouillait…, tous agitaient leurs
bras… l'autre qui me tendait la main… nous parvînmes à nous saisir les mains…
et à nous tenir... comme çà… en serrant fortement…
Nous
commençâmes à descendre au fond… tous les deux… lentement… d'une main je tenais
la sienne… et de l'autre je tenais la malle… et nous descendions… Nous
descendions… et tout autour, tous les autres… je ne sais pas combien ils
étaient… plus de cent…tous descendaient comme nous…il aurait fallu un peintre
pour peindre cette foule qui descendait vers le fond de la mer… avec des
vêtements qui…on aurait dit qu'ils dansaient… certains souriaient... d'autres
avaient les yeux fermés… et on aurait dit qu'ils dormaient… ils dormaient et
dansaient.
Nous
continuâmes de descendre très longtemps…
Puis
il se passa quelque chose de très étrange… lorsque nous fûmes arrivés, au fond,
il y avait une foule de gens… des hommes des femmes, des jeunes, des enfants…
et tous marchaient…avançaient…très doucement… sur le sable…sur les rochers…ils
respiraient lentement… c'était comme une promenade en montagne… ils avançaient
les yeux fermés et, de temps en temps, quand quelqu'un passait près de moi, il
ouvrait les yeux et alors, j'entendais ses pensées… Je vous le jure, regardez…
je les ai écrites…
(Note: à
chaque pensée, on change de masque)
·
La reconnaissance de la dignité de tous
les êtres humains et de leurs droits, égaux et inaliénables, constitue le
fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
·
Le mépris des droits humains a conduit
à des actes de barbarie qui offensent la conscience de l'humanité.
·
Tous les êtres humains naissent libres
et égaux en dignité et droits… chaque individu a droit à la vie, à la liberté
et à la sécurité de sa propre personne… tous ont droit à une même protection
contre toute discrimination…tout individu a droit à l'instruction…
·
Aucun individu ne pourra être réduit à
l'état d'esclave ou de servitude.
·
Aucun individu ne pourra être soumis à
la torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant.
·
Chaque individu a le droit, en tout
lieu, à la reconnaissance de sa personnalité juridique et personne ne pourra
faire l'objet d'arrestation ou de détention arbitraires.
·
Tout individu a droit à la liberté
d'aller et venir et de résidence, à l'intérieur des frontières de chaque état.
·
Tout individu a le droit de quitter
quelque pays que ce soit, y compris le sien propre.
L'homme
qui me tenait la main ouvrit les yeux et j'entendis sa pensée.
"
Tu as entendu ces paroles ? "
"
Bien sûr "…
"
Ce sont des phrases écrites dans la Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme… "
"
Je pense que ce sont des phrases qui disent des choses justes…"
"
C'est vrai… Elles disent des choses justes…"
"Ces phrases ont été écrites et
souscrites par tous les gouvernements de tous les états du monde… peu après la
fin de la seconde guerre mondiale…"
Je
ne compris pas bien ce que voulait dire "seconde guerre mondiale"...
mais je ne dis rien…
"Aujourd'hui cependant, trop de
gens… en Europe, en Amérique, dans le monde… ont oublié d'avoir souscrit à ces
principes…"
"
Et alors ? "
" Et alors, à nouveau… racisme,
hypocrisie… discrimination, murs… des murs fortifiés, infranchissables… des
prisons… des camps de concentration…Toute l'Afrique est devenue un immense camp
de concentration… de concentration et d'extermination… d'où il est impossible
de fuir "
Nous
restâmes silencieux pendant un moment… pendant que des centaines et des
centaines de personnes, au fond de la mer, peu à peu, avançaient lentement en
silence.
"
Et où allez-vous ? "
" Nous venons chez vous…, nous
marcherons jusqu'à ce que nous ayons remonté toute cette vallée engloutie… nous
marcherons jusqu'à ce que nous arrivions sur vos plages, dans vos villes… et
alors nous sortirons… "
" Vous n'avez pas peur qu'on vous
jette à nouveau à la mer, qu'on vous arrête, là sur le rivage et qu'on vous
empêche d'avancer ? "
L'homme
sourit. " Mais non… mais bien sûr que non…
C'est
sûr qu'ils seront terrorisés et ils feront tout…, ils fuiront… ils tenteront de
fuir… mais tout cela sera inutile…
Nous
sommes désormais plus lourds que le plomb, plus forts que n'importe quelle
machine qui ait jamais existé ou qui sera jamais construite… aucun mur ne
pourra jamais nous arrêter… aucune armée ne pourra jamais nous arrêter… aucune
arme ne pourra jamais nous érafler… nous avancerons jusqu'au centre des villes,
nous entrerons dans toutes les maisons des blancs… nous serons assis à leur
table et nous les regarderons manger… nous entrerons dans leurs chambres à
coucher et nous les regarderons dormir… nous entrerons dans leurs cœurs, dans
leurs esprits et jusque dans leurs rêves… pour toujours…"
"
Ces rêves deviendront des cauchemars…"
"
Tout comme notre vie et notre mort ont
été un cauchemar… "
" Et moi, qu'est-ce que je peux
faire ? … Je ne suis qu'un comique… je mets des masques… je raconte des
histoires… je chante des chansons… je fais rire les gens, les petits enfants…
qu'est-ce que je peux faire ? "
" Va chez eux… dis ce que tu as
entendu… raconte ce que tu as vu…… ce que tu as compris… "
"
Ce sera difficile d'être écouté… d'être cru… "
" C'est vrai… beaucoup ne voudront
pas t'écouter et beaucoup ne te croiront pas… Mais toi rappelle-leur une chose…
une simple chose…
La
paix, même leur paix, ne se construit pas en construisant des murs, en
s'isolant et en s'entourant de gardes armés… la paix se construit en
travaillant pour la justice… en rendant justice à celui qui n'en a jamais eu et
qui a seulement subi les abus et la violence des tyrans… "
" La paix se construit en
travaillant pour la justice… d'accord… je l'écris tout de suite…"
L'homme
lâcha ma main et à ce moment-là ma malle commença à me tirer vers le haut… eux
étaient restés au fond… et moi je montais… je montais et plus je montais, plus
je voyais qu'ils étaient une multitude innombrable… une marée… et plus j'en
voyais, plus je montais… jusqu'à… jusqu'à ce que… me voici.
Une
ile déserte et carrée… A qui je vais la raconter mon histoire, maintenant…sur
une ile déserte et carrée…
Qui
sait si un bateau passe… si on me prend à bord… si seulement…
Et
j'ai une de ces faim… je me demande si je ne vais pas mettre ma malle à l'eau
et me faire porter par le courant… autrement ici…je crois que je vais mourir de
faim…
Bon…
essayons… de toute façon…