mercoledì 11 luglio 2012

MEMOIRES DU SOUS-SOL








Mémoires du sous-sol

Luigi Alcide FUSANI
Librement inspiré du roman éponyme de Fedör Dostoïevski


I
Je… suis un homme malade…Pire, je suis un homme méchant … mais non…, je suis seulement un homme désagréable. Je crois que j'ai mal au foie… même précisément, si je ne sais pas de quoi je souffre. Je ne me soigne pas et je ne me suis jamais soigné… je ne veux pas me soigner, je ne veux pas me soigner, par méchanceté… Il est probable que vous ne compreniez pas cela… moi au contraire, je le comprends… je  sais mieux que quiconque que je fais du mal, uniquement à moi-même. Cependant, je ne me soigne pas... je ne me soigne pas par méchanceté.
Vous croyez que je veuille vous faire rire ? Vous vous trompez !
Je ne suis pas du tout l'homme allègre, que vous imaginez, sans doute !
Ca fait un bon bout de temps que je vis ainsi. Avant je travaillais, j'étais un employé. J'étais un mauvais employé. J'étais un malotru et j'aimais ça... à vrai dire, je ne touchais pas de pots-de-vin… Méchante boutade… je l'ai faite en pensant qu'elle aurait été très subtile… mais maintenant, je me rends compte que je voulais seulement parader d'une façon écœurante…
Pensez, lorsque des postulants s'approchaient de mon bureau, je grinçais des dents… j'étais heureux, chaque fois que je réussissais à faire de la peine à quelqu'un… Mais le drame, c'est qu'à tout moment, même au comble de la colère la plus noire… je me rendais compte que je n'étais pas un homme méchant… non je ne faisais seulement peur qu'aux moineaux…inutilement.
Non, je n'étais pas un mauvais employé! Je faisais seulement des caprices…, en réalité, je n'ai jamais réussi à devenir méchant. Je n'ai jamais réussi à devenir quoi que ce soit, ni méchant ni bon, ni voleur ni honnête, ni héros ni insecte…et maintenant… maintenant que je suis là, dans mon coin…, je me console en pensant… que "l'homme intelligent" ne peut absolument rien devenir… et que seul l'idiot peut devenir quelqu'un.
Et oui! "L'homme intelligent de notre siècle", est moralement obligé… il doit être une créature, privée de caractère. Tandis que l'homme de caractère, l'homme d'action doit être une créature "limitée".
Aujourd'hui j'ai quarante ans… et quarante ans c'est toute une vie. Vivre plus de quarante ans est vulgaire…, c'est immoral! Qui vit plus de quarante ans ? Je vais vous le dire moi, qui ai dépassé la quarantaine: les idiots et les salauds.
J'étais un employé au bas de l'échelle, je travaillais pour gagner de quoi manger… et l'an dernier, lorsqu'un parent m'a laissé six mille roubles dans son testament…, j'ai tout de suite démissionné et je me suis installé dans mon coin… ma chambre est misérable, laide… j'habite en périphérie… le climat de Saint Petersbourg est mauvais pour ma santé et ça me coûte trop cher, vu mes maigres moyens, de vivre à Saint-Pétersbourg. Mais je resterai là, je ne m'en irai pas… non… non… je ne m'en irai pas… je ne m'en irai pas… parce que… parce que… parce que je ne m'en vais pas!
J'ai un énorme amour-propre. Je suis soupçonneux, susceptible, mais il est des moments où, si je devais recevoir une gifle, j'en serais peut-être même content.
De toute façon le premier coupable de tout, c'est toujours moi, coupable sans faute, mieux: coupable selon les lois de la nature… je suis coupable parce que je suis plus intelligent que tous ceux qui m'entourent. Parce que, "l'homme conscient", se sent parfois tellement inférieur à "l'homme normal", qui dans son for intérieur, se considère un rat et non pas un homme. Et donc coupable! Et pendant toute sa vie, il se souviendra de sa honte dans le moindre détail, en y ajoutant chaque fois, des détails encore plus honteux, il inventera des tas d'histoires, au prétexte que celles-là aussi auraient pu arriver: ici se situe un plaisir si subtil, échappant tellement à la conscience, que les hommes aux nerfs solides n'y comprendront absolument rien.
Mes plaisanteries sont de mauvais goût, incohérentes, peu convaincantes. Mais, c'est parce que je ne me respecte pas moi-même. Un homme conscient, peut-il avoir le moindre respect de lui-même? En aucun cas!
Messieurs, je me considère sans doute comme un homme intelligent, seulement parce que, toute ma vie, je n'ai pu rien commencer ni rien conclure… D'accord,… d'accord…, je suis un bavard, je suis un bavard ennuyeux et inoffensif, comme tout le monde. Mais que peut-on y faire, si aujourd'hui l'unique destin d'une personne intelligente est de bavarder ?


II
Ecoutez. J'avais vingt-quatre ans, déjà à l'époque, ma vie était désordonnée. Au travail, je veillais à ne faire attention à personne mais je me rendais bien compte que mes collègues me considéraient comme un original. J'avais toujours l'impression qu'ils me regardaient avec une certaine aversion… Pourquoi personne, à part moi, n'avait l'impression d'être regardé avec dégoût ? L'un des employés de la chancellerie avait un visage répugnant. Avec un visage aussi hideux, je n'aurais même pas eu le courage de lever les yeux. Un autre avait un uniforme tellement usé que déjà à son approche, on sentait de mauvaises odeurs. Et pourtant personne ne paraissait embarrassé. Ni l'un ni l'autre ne considéraient être regardés avec dégoût et même s'ils l'avaient imaginé, ils s'en seraient moqués, dès l'instant que cela ne venait pas de leurs supérieurs.
Je haïssais mon visage, j'allais jusqu'à soupçonner qu'il avait une expression vile et chaque jour, en me présentant à mon travail, je m'efforçais de prendre l'air le plus indépendant possible. "Que la figure soit vilaine, pourvu qu'elle paraisse noble, expressive et surtout extrêmement intelligente".
Je haïssais les employés de notre chancellerie, et je les méprisais tous mais, en même temps, je les craignais. Mais que je les méprise ou que je les juge supérieurs à moi, je baissais les yeux devant tous ceux que je rencontrais. J'allais même jusqu'à faire quelques expériences: aurai-je été capable de soutenir le regard qu'untel aurait porté sur moi ? Je baissais les yeux, toujours le premier.
J'étais un couard et un escalve.je le dis sans aucune gêne. Tout homme de bien à notre époque, doit être un couard et un esclave.
La plupart du temps, j'ai toujours été seul. Chez moi, plus que toute autre occupation, je lisais. La lecture m'aidait beaucoup; je m'émouvais et je me tourmentais. Je n'avais pas d'autres ressources que la lecture; je veux dire, dans mon environnement… il n'y avait rien que je puisse respecter et par quoi j'eus pu me sentir réellement attiré.
L'angoisse me rongeait, une anxiété hystérique me prenait… et alors je m'adonnais au "libertinage"… mais mon libertinage était solitaire, craintif, plein de honte… Je fréquentais des lieux assez mal famés…
Un jour, passant devant une gargote, je vis par la fenêtre éclairée, des hommes qui se battaient autour d'un billard et, à tout d'un coup, ils firent passer l'un d'entre eux par la fenêtre. Une autre fois, j'aurais été dégoûté mais à ce moment-là, comme ça, à l'improviste, j'enviai cet individu, et je l'enviai tellement, que j'entrai dans la gargote en pensant: "peut-être que je me battrai moi aussi et, peut-être qu'ils me défenestreront moi aussi".
Il y avait là un officier: j'étais près du billard et, j'empêchais le passage par mégarde, plus que pour tout autre raison, et ce type devait passer; il me prit par les épaules en silence, sans me prévenir et sans donner d'explication, il me déplaça de l'endroit où je me trouvais vers un autre, et puis, il passa comme s'il ne m'avait même pas remarqué.
Il faisait environ un mètre quatre-vingt-dix. J'aurais pu pardonner des coups mais je ne pouvais pardonner d'avoir été déplacé et ignoré.
J'étais traité comme une mouche! Que n'aurai-je donné pour une vraie bagarre. La bagarre du reste, ne dépendait que de moi: il suffisait de protester un peu et, certainement qu'ils m'auraient passé par la fenêtre.
Je n'eus certes pas peur par lâcheté mais, par vanité. J'avais eu peur, non pas du mètre quatre-vingt-dix ou du fait qu'on m'aurait tabassé allègrement, non… j'aurais eu assez de courage physique mais la force d'âme ne suffisait pas. J'avais eu peur du fait que tous les présents, là autour, du marqueur de points au dernier des lèche-culs, n'auraient pas compris. Ils se seraient seulement tordus de rire et l'officier ne m'aurait pas simplement malmené mais il m'aurait frappé à coups de genoux en me faisant tourner autour du billard et, seulement après, il se serait sans doute apitoyé et il m'aurait passé par la fenêtre.
Cette histoire ne pouvait pas finir ainsi. Après cette soirée, je rencontrai souvent cet officier dans la rue et je l'observai attentivement. Et cela dura ainsi plusieurs années. Bien plus ma colère, grandissait avec les années!
Un matin, j'eus l'idée de parler de cet officier dans une lettre le dénonçant, un pamphlet.
Je le démasquai: je maquillai son nom mais de façon que chacun puisse le reconnaître de suite, puis j'envoyai le manuscrit à une revue de Saint-Pétersbourg. Mais à cette époque on ne consommait pas encore de littérature satirique et mon récit ne fut pas publié. J'étais furieux. La colère m'étouffait. Alors, je décidai de provoquer mon "ami" en duel. Je lui écrivis une lettre très élégante, le suppliant de s'excuser et, en cas de refus, je faisais fortement allusion au duel. La lettre était écrite de telle façon que si l'officier avait eu la moindre idée de ce qu'est une chose élevée, il aurait certainement couru chez moi pour m'offrir son amitié.
Cela aurait été beau! Quelle vie aurions-nous menée! Lui, m'aurait défendu avec sa prestance, moi je l'aurais anobli avec ma culture, avec… mes idées! Mais grâce à Dieu, je n'ai jamais expédié cette lettre.
Les jours de fête, après-midi, je me promenais souvent sur la perspective Nevski, lui aussi, y allait. Il s'écartait devant les généraux et les hauts fonctionnaires mais les gens comme nous, il les écrasait simplement. Il allait directement à leur encontre comme si devant lui, il y avait eu un espace vide.
J'étais furieux, je le regardai et chaque fois, je m'écartais pour le laisser passer. Etait-ce possible, que même dans la rue, je ne pouvais pas être son égal ? "Pourquoi t'écartes-tu toujours le premier ?" Aucune loi ne le prescrit. Ca n'est écrit nulle part!
Tout d'un coup il me vint une idée surprenante. "Et si, pour une fois, je ne me déplaçais pas ? Si je ne me déplaçais pas, exprès ? Même au risque de le bousculer ? C'était une idée extrêmement hardie. Je continuai d'y penser, l'allais exprès sur la perspective Nevski pour imaginer exactement comment j'aurai agi au moment opportun.
Je ne me serais pas déplacé: nous nous serions heurtés... pas de façon à se faire très mal... comme ça, épaule contre épaule. Les préparatifs demandèrent beaucoup de temps.il fallait s'occuper de l'habit. "Au cas où un esclandre public aurait du se produire, il fallait être bien habillé, la chose fait impression et d'une certaine façon cela nous mettra à égalité, aux yeux de la société". Je demandai une avance sur mon salaire et je fis l'acquisition de gants noirs et d'un chapeau convenable. J'avais préparé une chemise avec des boutons de manchette blancs mais ce qui me prit le plus de temps, ce fut le manteau. En réalité, mon manteau était tout autre que méchant, il tenait chaud et était fourré d'ouate mais le col était en raton laveur. Il fallait à tout prix changer le col et en faire poser un en ragondin, du genre de celui des officiers. Je commençai à chercher et je trouvai un ragondin allemand bon marché. Ces ragondins allemands s'usent très vite mais tout de suite après leur achat, ils ont un aspect plus que convenable; et de toute façon, il ne devait me servir qu'une seule fois.
Ca coûtait cher: je me décidai à demander un prêt à Anton Setockin, mon chef de bureau, un homme sérieux qui ne prêtait de l'argent à personne. Ce fut horrible. J'avais honte de demander un prêt d'argent. Anton Setockin s'en étonna, puis il réfléchit et il m'accorda ce prêt (mais il me fit signer un reçu). Finalement, tout était prêt.
Je fis quelques tentatives mais j'avoue que bien vite, je commençai à désespérer: il n'y avait pas moyen se rencontrer. Lorsque je m'approchai de lui, je récitai même des prières, pour que Dieu me donne la force. Au moment où il semblait que nous allions nous heurter, je me rendais compte que je lui avais cédé le pas à nouveau et lui était passé sans me remarquer.
Puis, par chance, cela se résolut mieux que l'on ne pouvait l'espérer.
J'avais désormais décidé de tout laisser tomber, je sortis donc pour la dernière fois sur la prospective Nevski. Tout d'un coup, à trois pas de mon ennemi, je me décidai, je fermai les yeux et…nous nous rencontrâmes en plein, épaule, contre épaule! Je ne cédai pas un pouce et je poursuivis mon chemin…exactement au même niveau que lui.
Il ne  se retourna même pas, il feignit de ne s'en être pas aperçu; mais il fit seulement semblant, j'en suis absolument convaincu. J'avais atteint mon but, j'avais affirmé ma dignité, je n'avais pas cédé le pas et je m'étais publiquement placé au même niveau que lui.
Lorsque je rentrai chez moi, j'étais complètement vengé de tout. L'officier fut ensuite transféré: cela fait maintenant quatorze ans que je ne le vois pas. Qui sait ce qu'il fait aujourd'hui ? Et qui opprime-t-il aujourd'hui, de sa superbe ?


III
Je ressentais parfois une terrible nausée. Mais j'avais une échappatoire: les rêves. J'étais exaspéré: je rêvais parfois, des mois d'affilée. Tout d'un coup je devenais un héros. C'étaient des moments d'une telle griserie, d'un tel bonheur. A ces moments-là, je croyais aveuglément que par quelque miracle, tout s'éclairerait, tout d'un coup, la destinée d'une activité digne, humanitaire, merveilleuse me serait apparue, et voilà: je me présente au monde, couronné de lauriers, chevauchant un blanc destrier.
Je triomphe de tous, tous sont anéantis, et contraints à reconnaitre la moindre de mes perfections et moi, je les pardonne tous. Je suis amoureux, je suis un immense poète, je gagne des millions et des millions, et je les sacrifie de suite pour le genre humain mais, au même moment, je confesse devant tout le peuple mes infamies, qui ne sont pas simplement des infamies mais qui renferment en soi, tant de sublime et d'élévation. Tout le monde pleure et m'embrasse, et moi, pieds-nus et affamé, je vais prêcher les idées neuves et je défais les réactionnaires à Austerlitz, puis je proclame une amnistie, et je pars de Rome, avec le Pape, pour le Brésil, puis un bal, un bal à la Villa Borghèse, sur le lac de Côme, à travers toute l'Italie! Et puis, et puis… et puis… quelle honte! Quelle honte…
Parfois j'éprouvais le besoin d'aller voir mon chef de bureau, Anton Setockin: il a été ma seule connaissance constante dans toute ma vie. Il fallait se présenter le mardi: habituellement il était assis dans son bureau, en compagnie de quelque fonctionnaire. Je n'y ai jamais vu plus de deux ou trois invités, toujours les mêmes. Ils parlaient des taxes, de la paie, de son excellence, et ainsi de suite. Moi, je restais patiemment assis, près de ces gens, comme un imbécile, même pendant quatre heures d'affilée, sans oser engager quelque conversation que ce soit avec eux. Parfois, je me mettais à transpirer, je sentais la paralysie me prendre. Et lorsque je rentrais chez moi, je perdais, pour un long moment, le désir d'embrasser toute l'humanité.
Mais j'avais une autre connaissance: Simonov, un ex-camarade de classe. J'avais beaucoup de camarades de classe à Saint-Pétersbourg, mais je ne les fréquentais pas, j'avais même cessé de les saluer dans la rue. Je voulais couper net avec mon enfance.
Maudites soient cette école et ces années de galère.
Simonov ne se distinguait pas particulièrement, c'était un garçon tranquille. Et je pense qu'il n'était pas non plus très borné. Et ainsi, un jeudi, ne résistant pas à ma solitude, je me souvins de lui et j'allais le trouver: une année s'était écoulée, depuis la dernière fois que je l'avais vu.


IV
Je trouvai chez lui deux autres camarades: ils discutaient. Aucun d'entre eux ne me prêta attention. Ils devaient me mépriser pour le peu de relief de ma carrière; j'étais mal habillé et cela était pour eux, le signe de mon peu de valeur. Simonov  alla même jusqu'à s'étonner de ma venue. Je m'assis avec une certaine angoisse et je me mis à écouter.
C'était une discussion très sérieuse: un repas d'adieu: Zverkov, un de leurs amis, qui était officier, partait pour un gouvernorat lointain. Zverkov avait été aussi l'un de mes camarades de classe. J'avais commencé à le haïr à partir des classes supérieures. Au début il était seulement un petit garçon charmant, vif, bien aimé de tous. En classe il travaillait vraiment mal mais il bénéficiait de protections…
Lors de la dernière année de scolarité, il avait hérité et comme nous autres, ses camarades de classe, étions presque tous pauvres, il avait commencé à fanfaronner avec nous.
Je me rappelle même qu'une fois je m'étais disputé avec lui, parce que plaisantant avec les copains, à propos de ses futurs exploits de séducteur, il avait déclaré à un moment, qu'il n'aurait pas laissé échapper la moindre fille de son village, que c'était son droit de seigneur et que si les paysans avaient osé protester, il les aurait tous fouettés et il aurait remis le couvert pour toutes ces canailles.
Tous applaudirent. Moi j'engageais la querelle.
J'eus le dessus, mais Zverkov était gai et audacieux, il s'en tira donc par une pirouette. La scolarité finie, j'entendis parler de ses succès de lieutenant, de ses frasques, de sa carrière. Je me rappelle l'avoir vu une fois au théâtre, il faisait la cour aux filles d'un général. En peu de temps il paraissait avoir enflé, il avait commencé à grossir. Et c'est donc en l'honneur de ce même Zverkov, qui s'en allait enfin, que nos amis, voulaient organiser un repas.
L'un d'entre eux dit: "Bon, en mettant sept roubles chacun, nous sommes trois, vingt et un billets, on peut faire un bon repas".
"Qu'est-ce que ça veut dire vingt et un ? Si on ajoute ma part, ça ne fait pas vingt et un mais vingt-huit roubles".
Je pensais que ma proposition soudaine, aurait été très appréciée, qu'ils m'auraient regardé avec respect, sympathie; au contraire, Simonov dit sans même me regarder: "pourquoi ? Vous voulez venir vous aussi ?"
"Et pourquoi pas ? Jusqu'à preuve du contraire, je suis un camarade moi aussi, et à ce propos, je regrette que vous ayez tout organisé sans moi".
Ils me répondirent que je n'avais jamais été d'accord avec Zverkov et qu'enfin, si j'y tenais tellement, je n'avais qu'à venir.
"Qu'est-ce qu'il m'avait pris d'aller me fourrer dans cette galère! Et pour un salaud pareil, pour ce porc de Zverkov! Je ne devais pas y aller…"
Mais je savais que j'y serais allé et plus cela aurait paru inconvenant, plus je me serais empressé d'y aller.
Cette nuit-là, je fis des rêves horribles.  Toute la soirée, j'avais été oppressé par mes souvenirs. De lointains parents m'avaient mis dans cette école. J'étais un pauvre orphelin, j'étais toujours silencieux, mes camarades se moquaient de moi.
Et je commençai tout de suite à les détester. Je m'appliquais beaucoup à mes études et je gagnai très vite une place dans les tous premiers. Les railleries cessèrent mais l'antipathie demeura.
Je ne devais pas aller à ce dîner. Mais c'était justement la chose la plus irréalisable. Autrement, je me serais ensuite moi-même moqué de moi, toute ma vie: "Alors, tu as eu peur de la réalité, hein?!"
Je voulais démontrer que je n'étais pas du tout ce lâche que je croyais être. Je rêvais de les conquérir, de les fasciner, de les contraindre à m'aimer pour mes "idées", et pour  mon incontestable finesse. Je rêvais qu'ils auraient abandonné Zverkov, qu'il serait resté assis dans un coin, silencieux et honteux. Puis, peut-être, je me serais réconcilié avec lui et j'aurais bu avec lui à notre santé.
Le lendemain, je louai une voiture de luxe (un demi-rouble!) et j'arrivai à l'Hôtel de Paris comme un vrai monsieur.


V
Il n'y avait personne, j'eus même du mal à trouver notre petite salle. La table n'était pas encore mise. Le dîner avait été prévu à six heures et non pas à cinq… S'ils avaient modifié l'horaire, ils auraient du m'en avertir !
Je dus attendre toute une heure, c'était une situation très embarrassante mais, lorsque finalement je les vis arriver, je poussai un soupir de soulagement oubliant même, que j'aurais du prendre un air offensé.
Eux riaient mais en me voyant, ils se donnèrent une contenance. Zverkov s'avança lentement et me tendit la main avec prudence.
"J'ai été surpris d'apprendre votre envie d'être des nôtres. Comment est-ce possible que nous ne nous soyons jamais rencontrés ? Vous nous évitez. C'est pas bien."
Je n'eus même pas le temps de répondre, qu'ils étaient déjà assis. Je m'assis donc, moi aussi.
Zverkov continuait de s'occuper de moi. "Dites… vous travaillez dans un département ?"
C'était insupportable. Je répondis en regardant mon assiette: "Non, maintenant, je travaille à la Chancellerie".
"Et ça vous satisfait ? Mais... qu'est-ce qui vous a poussé à laisser tomber la place précédente?"
"Ce qui m'a poussé, c'est l'envie qui m'est venue, de laisser tomber la place précédente".
Il me demanda aussi, combien je touchais, comme salaire. Je protestai:
"Mais c'est quoi, un examen ?"
Cependant, je déclarai tout de suite combien je percevais.
"Mince! C'est vraiment peu pour dîner au restaurant", observa Zverkov avec une sorte de fausse pitié, en nous fixant, moi et mon habit.
"Cessez de l'embarrasser!", s'exclama l'un d'eux avec un petit rire idiot.
"Cher monsieur, sachez que je ne suis pas du tout embarrassé. Il vaudrait plutôt mieux, avoir une conversation intelligente."
"Parce que vous êtes venu ici, pour faire étalage de votre intelligence? "
"Ne vous inquiétez pas. Ici ce serait tout à fait superflu".
"Dites: vous ne seriez pas, devenu fou des fois, dans votre ridicule département ? "
A ce moment-là, Simonov se tourna vers moi avec grossièreté: "Nous nous sommes réunis amicalement, pour souhaiter bon voyage à un cher ami. Hier, vous vous êtes invité tout seul. Ne troublez donc pas l'harmonie générale…".
"Tous doux, tout doux messieurs", intervint Zverkov, "Laissez-moi plutôt vous raconter comment j'ai failli me marier il y a deux jours…"
Et commença alors, une pitrerie. Il ne disait pas un mot du mariage mais dans son récit, apparaissaient sans arrêt des généraux, des colonels. Les rires approbateurs fusaient. Tous me laissèrent tomber et moi, je restai là, anéanti. Les lâches.
"Seigneur, est-ce là, une compagnie qui me convienne? Mais qu'est-ce que je fais là, moi ? La seule chose à faire maintenant, serait de me lever de table, prendre mon chapeau et partir simplement, sans dire un mot… Avec mépris.
Je restai.
Pris de douleur, je buvais un verre après l'autre. Tout d'un coup, l'envie me vint de les offenser tous de la façon la plus téméraire qui soit et puis, m'en aller.
Simonov leva son verre:
"Santé et bon voyage. Aux années passées et à notre futur!"
Tous burent. Moi je ne bougeai pas; mon verre plein restait posé devant moi.
"Et vous, vous ne voulez pas boire?"
"Je veux d'abord dire un mot… je boirai ensuite. En proie à la fièvre, je pris le verre, je voulais dire quelque chose d'extraordinaire mais je ne savais pas encore ce que je voulais dire exactement.
"Silence… Vous allez entendre maintenant, un vrai talent".
"Lieutenant Zverkov, sachez que je hais les phrases et les faiseurs de phrases. Je hais les intrigues et les donjuans. Surtout les donjuans. J'aime la vérité, la sincérité, l'honnêteté. J'aime l'esprit, j'aime la camaraderie, sur un pied d'égalité. Et bien, moi aussi, je bois à votre santé!"
Zverkov se leva, s'inclina et me dit: "Je vous suis très reconnaissant."
Il était terriblement offensé. Il en avait même pâli.
Simonov murmura: "Il faut le fiche dehors!"
"Je vous remercie tous", dit Zverkov, "mais je saurai lui démontrer moi-même, à combien j'évalue ses paroles. Il faut le laisser tomber ! Il est complètement saoul !"
"Messieurs..., vous... vous seriez contents si je m'en allais. Vous n'êtes que des bouffons. Savez-vous ce que je vais faire, au contraire ? Je vais rester et je boirai. Je resterai et je boirai…, et je chanterai, et je boirai et je danserai, et je chanterai… et je boirai et je chanterai… parce que j'en ai le droit."
Mas je ne chantais pas. Je cherchai seulement à ne regarder aucun d'entre eux; j'attendais avec impatience qu'eux, les premiers, m'adressent la parole. Mais hélas, ils passèrent directement de la table au salon. Zverkov s'étendit sur le sofa. Tous s'assirent autour de lui. Ils l'écoutaient avec vénération. Il était évident qu'ils l'aimaient. "Pourquoi ? Pourquoi ?".
Il était impossible de s'humilier de façon plus honteuse et plus délibérée et moi, je le comprenais de la façon la plus parfaite qui soit. "S'ils savaient de quels sentiments et de quelles pensées je suis capable !"
Une fois, une seule fois, ils se tournèrent vers moi: ce fut quand Zverkov commença à parler de Shakespeare et moi, tout de suite, je me mis à rire de façon méprisante. Tous immédiatement, interrompirent leur conversation: mais ils ne m'adressèrent pas la parole et ils me laissèrent tomber à nouveau.
Onze heures sonnèrent.
Zverkov, se levant du divan, s'écria: " Et maintenant, messieurs… tous chez Madame !"
J'étais détruit. Je voulais en finir. J'avais la fièvre.
"Zverkov, pardonnez-moi."
"Laissez-nous passer ! Pourquoi vous êtes-vous mis là, au milieu du chemin. Que voulez-vous?"
"Je demande votre amitié. Tout à l'heure je vous ai offensé mais…"
"Vous, m'offenser ? Sachez, cher monsieur: que vous ne pouvez jamais… jamais!, et en aucune circonstance..., m'offenser ! Et maintenant, fermez-là et dégagez !"
Ils… sortirent de la pièce en faisant grand bruit… et moi, je restai là…, outragé.
Partout du désordre, du vin renversé, des restes, des mégots. Ma tête était en délire et mon cœur, plein d'angoisse. Je restai là encore un moment… Seulement un moment. Je savais où ils étaient allés.


VI
Ou bien ils imploreront mon amitié… ou bien, je les giflerai tous.
Non…, ils n'imploreront jamais mon amitié. C'est une vulgaire illusion, écœurante et romantique. Je dois…, je dois au moins donner une gifle à Zverkov! Je dois la lui donner. J'entrerai et je la lui donnerai… Comme çà, paf…, simplement. Eux, ils seront tous assis dans la salle et puis… puis qu'ils commencent aussi à me battre, qu'ils me jettent dehors. D'accord… D'accord! Mais c'est moi qui aurais donné une gifle le premier.
On m'arrêtera, on me fera un procès, on me chassera de mon emploi, on m'enverra en Sibérie. Je m'en moque! Dans quinze ans, lorsqu'on me libèrera, je le retrouverai. Il sera marié... Il sera heureux... Il aura une grande fille... et moi, moi, je me traînerai derrière lui, vêtu de bure, en silence..., en mendiant… la charité, faites la charité…
J'étais presque sur le point de me mettre à pleurer… et tout d'un coup, j'eus terriblement honte, je m'arrêtais là, au milieu de la rue. Qu'est-ce que je devais faire ?
Une neige pourrie tombait à seaux, on ne pouvait laisser faire… J'oubliais tout. J'étais absolument décidé à le gifler. Désormais, c'était dit.
Je montais l'escalier quatre à quatre et je me mis à frapper à la porte à coups de poings et coups de pieds. Bizarrement, on m'ouvrit vite, comme si l'on savait que j'allais venir. Je traversai la boutique sombre et je rentrai dans la salle: c'était un de ces "en droits à la mode", où le soir, quiconque était recommandé, pouvait être reçu…
Il y avait une bougie allumée. Une seule… mais personne. Ils avaient déjà eu le temps de se séparer…
Tout de suite après, une porte s'ouvrit: elle apparut… elle était grande, forte, bien faite. Elle était habillée avec simplicité… Pendant deux heures durant, je n'échangeai pas un seul mot avec cet être là. La chose me plaisait ainsi, brutale, sans amour, sans pudeur…
Je me réveillai lorsque deux heures sonnaient.


VII
La chambre était étroite, presque complètement sombre. Nous nous regardâmes longtemps.
Elle s'appelait Lisa…, elle avait vingt ans. Je lui demandai pourquoi elle était partie de chez elle… Elle me répondit de la laisser en paix. J'en fus tout de suite irrité. J'avais été si tendre avec elle et elle…
A ce moment là, je me rappelai d'une scène que j'avais vue le matin même dans la rue. – "Aujourd'hui, on a sorti un cercueil dans la rue et il ne s'en fallut d'un rien qu'ils ne le fissent tomber. Oui, place Sennaja, on l'a sorti d'un sous-sol… d'une maison close… Il y avait une telle saleté autour… une puanteur, dégoûtante. Les croque-morts maudissaient la neige".
Je lui demandai: "Ca t'est égal de mourir ?"
"Et pourquoi devrai-je mourir ?"
"Un jour ou l'autre tu mourras aussi. Comme cette pauvrette aujourd'hui. C'était une jeune fille… elle est morte de phtisie."
"Celle qui se prostituait, mourait à l'hôpital".
"Elle devait de l'argent à sa patronne et elle a du la servir jusqu'au bout. C'est ce que disaient des soldats qui étaient là. Qui riaient. Toi, aujourd'hui tu es jeune, gracieuse, fraîche. Mais dans un an... dans un an tu vaudras moins. Tu changeras de maison. Une année de plus et une troisième maison, toujours plus bas, jusqu'à ce que tu arrives au sous-sol…Et, le malheur serait qu'une maladie se déclare. Avec une telle vie, la maladie peut difficilement passer. Au contraire, elle se déclare et ne te quitte plus."
"Et bien d'accord, je mourrai".
"Mais tu penses vraiment être dans le vrai ?"
"Je ne pense rien, moi."
"C'est bien là le malheur, tu ne penses rien. Réveilles-toi pendant qu'il est encore temps. Et tu en as encore le temps. Tu es encore jeune, gracieuse, tu pourrais aimer, te marier, être heureuse…
Ne me regarde pas, je ne suis pas un bon exemple. Et sans doute, suis-je encore pire que toi. Je suis entré ici, saoul... et même si ici je m'englue, je ne suis l'esclave de personne. Je suis venu et je m'en irai. Toi au contraire… tu es esclave. Oui, esclave! Je suis sur que tu dois déjà de l'argent à ta patronne et que tu ne te rachèteras jamais plus… Mais dis-moi, ce qu'il y a-t-il de bon ici; toi et moi… nous nous sommes rencontrés tout à l'heure … et pendant tout ce temps nous n'avons même pas échangé une parole et toi, seulement après, tu as commencé à me regarder et moi, j'ai fait la même chose avec toi. Est-ce que deux êtres humains doivent se rencontrer ainsi ? Est-ce ainsi que l'on aime ?.. C'est horrible!"
Elle répondit "oui!" avec un empressement qui m'étonna même.
Elle s'approcha. Je ne pouvais même pas distinguer ses yeux. J'entendais seulement son souffle profond.
"Pourquoi es-tu venue ici ?.. Bien sur, je ne sais  rien de ton histoire mais une fille comme toi, n'échoue pas ici volontairement… Tu vois Lisa, si moi, j'avais eu une maison dès l'enfance, je ne serais pas celui que je suis aujourd'hui, mais j'ai grandi sans parents, c'est peut-être pour ça que j'ai grandi comme ça… Les parents… Si j'étais un père, et que j'avais une fille, je crois que je l'aimerais plus que mes garçons… J'ai connu un père qui était un homme sévère, rigide mais, devant sa fille… Le père aime toujours plus, la fille. Que c'est beau pour certaines filles, de vivre chez elles! Et moi, si j'avais une fille, moi… je ne voudrais même pas la marier. Je serais jaloux, aussi vrai que Dieu existe".
"D'autres, au contraire, sont heureux de la vendre, leur fille, plutôt que de la marier honorablement."
"Cela arrive dans ces maisons où il n'y a ni Dieu ni amour et, là où il n'y a pas d'amour, il n'y a même pas de sens…
Possible, possible que toi-même tu n'éprouves aucun dégoût à être là-dedans? Tu ne penseras pas sérieusement que tu ne vieilliras jamais, que tu seras éternellement belle et qu'ils te garderont ici jusqu'à la fin des temps ? Mis à part, qu'ici aussi c'est une porcherie… On ne peut venir ici que complètement saoul… Alors que si tu étais ailleurs, si tu vivais comme vivent les honnêtes gens, peut-être… peut-être que, non seulement je te ferais la cour mais en plus je tomberais amoureux de toi, je serai ravi par un seul de tes regards, je resterais là devant ta porte. Je n'oserais penser à rien de sale à propos de toi… Alors qu'ici, je sais qu'il me suffit de siffler pour que tu me suives. Et alors, pourquoi conquérir ton amour, quand même sans amour tout est possible ? Non Lisa, tu auras de la chance si tu meurs vite de tuberculose dans un sous-sol, comme cette fille, ce matin… Ils t'enterreront à la va-vite et ils iront boire un coup à la taverne… Et, comme ça, ta mémoire disparaitra de cette terre; exactement comme si tu n'étais jamais née!"
Elle était maintenant étendue à plat-ventre, le visage enfoncé dans l'oreiller. Son corps tressaillait, en proie à des convulsions. Les sanglots lui serraient la poitrine et la suffoquaient… Je me tus… Je me relevai.
Il faisait nuit… Je trouvai une boite d'allumettes et un chandelier. Lisa se dressa d'un coup… Elle s'assit… et le visage défait, elle me regarda intensément. Je m'assis près d'elle et je lui pris les mains… J'étais quelque peu effrayé.
"Lisa, mon amie, peut-être… peut-être…que j'ai mal fait, pardonnes-moi." Je me levai, je me sentais mal. J'avais hâte de m'en aller. Je lui laissai mon adressse...


VIII
Le lendemain, je me réveillai après un profond sommeil, je me souvins de tout, de Lisa… Pourquoi diable, lui avais-je laissé mon adresse ? Et si elle venait ?
Et si elle vient... Bien sur, ce serait triste qu'elle voie comment je vis... la misère de cette maison..., ces haillons... Je pourrais aller chez elle, tout lui raconter et la con vaincre de ne pas venir.
Un jour passa, puis un autre, puis un troisième et je commençai à m'apaiser; parfois, je me mettais même à rêver: je sauvais Lisa, justement parce qu'elle venait chez moi, et je lui parlais... J'élevais son esprit, je l'instruisais. Et puis, je me rendais compte qu'elle... elle m'aimait... Elle m'aimait passionnément... Je feignais de ne pas comprendre mais elle, très belle et tremblante, se jetait à mes pieds et me disait que j'étais son sauveur, et qu'elle m'aimait plus que tout au monde. Moi, je m'en étonnais mais... "Lisa", lui disais-je, " Crois-tu vraiment que je ne me sois pas rendu compte de ton amour ? Je voyais tout, je devinais mais je n'osais atteindre ton cœur tout de suite, parce que je craignais... que tu ne répondes à mon amour par gratitude et que je ne fasse ainsi maître un sentiment qui sans doute n'existait pas, et ça, je ne le voulais pas". Puis, nous commencions à vivre heureux, nous voyagions à l'étranger...
La chose devenait répugnante, même pour moi.
Jusqu'à ce qu'un jour... mon domestique entre dans ma chambre: "Il y a là une...", puis il s'écarte et laisse entrer.


IX
Je restai là, devant elle, embarrassé, confus… je souriais, cherchant à me couvrir avec ma veste d'intérieur, fourrée d'ouate.
Elle me regardait, les yeux écarquillés.
"Assieds-toi… Tu m'as trouvé dans cet état. Mais ne va pas te faire des idées! Je n'ai pas honte de ma pauvreté… je suis pauvre mais, noble… On peut être pauvre et noble..."
Mais j'éclatais en sanglots. J'avais honte.
Elle s'approcha. "Que vous arrive-t-il ?"
Je murmurai: "Donnes-moi un peu d'eau". Je jouai la commédie! Pour sauver les apparences.
Elle me regardait avec perplexité.
Je dis: " Lisa, tu me méprises ?"
Elle resta toute confuse et ne répondit rien.
Puis, tout d'un coup, elle murmura: "Je veux m'en aller de cet endroit… M'en aller définitivement."
J'éprouvai de la compassion pour sa maladresse… pour sa franchise, inutile.
"Mais pourquoi ?.. Pourquoi es-tu venue chez moi ? Pourquoi es-tu venue ? Tu es venue parce que l'autre jour, je t'ai dit des mots pleins de compassion, et à nouveau l'envie t'est venue de paroles compatissantes… Saches, saches qu'à ce moment-là, je me moquais de toi… et maintenant je me moque encore… Au diner, ils m'avaient à peine offensé… J'étais venu là pour frapper l'un d'entre eux… mais je ne l'ai pas trouvé: il fallait bien se venger sur quelqu'un. Ils m'avaient humilié,… et moi aussi, je voulais humilier… Voici ce qui s'est passé!... Tu pensais que j'étais venu là-bas, exprès pour te sauver!"
Elle pâlit. Elle voulait me dire quelque chose. Elle m'écoutait, la bouche ouverte, les yeux…, tremblante…
"J'avais besoin de pouvoir, j'avais besoin de tes larmes, de ton humiliation: voilà de quoi j'avais besoin!... je ne sais pas pourquoi je t'ai donné mon adresse… bêtement. Désormais, je te haïssais parce que je t'avais menti… Je sais que je suis une canaille, un lâche, un égoïste. J'ai tremblé tous ces jours, de peur que tu ne viennes… Tout à l'heure, je t'ai dit que je n'avais pas honte de ma pauvreté; au contraire, j'en ai honte. J'en ai honte plus que toute autre chose au monde, plus que si je volais… Mais, est-ce que tu comprends combien je te hais maintenant ? Un homme, un homme... se confesse ainsi une fois, une fois seulement dans toute sa vie. Qu'est-ce que tu veux de plus ? Pourquoi me tourmentes-tu ? Pourquoi ne t'en vas-tu pas ?"
Lisa avait compris. Elle avait compris ce qu'une femme comprend avant toute autre chose, (si elle aime vraiment); elle avait compris que j'étais malheureux. Elle avait compris combien j'étais malheureux.
Elle m'enlaça et elle éclata en sanglots. Moi aussi je me mis à sangloter comme je ne l'avais jamais fait auparavant… J'avais honte, les rôles étaient inversés maintenant … La créature humiliée et écrasée, c'était moi.
Je levai la tête. J'avais honte de la regarder, je serrai très fort ses mains. Je la haïssais, tout autant que je me sentais attiré par elle !


X
Un quart d'heure plus tard, assise par terre... elle pleurait… Elle pleurait mais elle ne partait pas… Je l'avais définitivement offensée: elle avait parfaitement compris que j'étais un homme abject et elle avait surtout compris que j'étais un homme… incapable de l'aimer.
J'aurais voulu qu'elle disparaisse. J'aspirais à la tranquillité… Je désirais rester seul… seul… dans le sous-sol… J'avais même du mal à respirer… Deux minutes plus tard, elle se leva.
En allant vers la porte…, elle me dit… - "Adieu".
J'allai vers elle.. Je lui pris la main…, je l'ouvris…, j'y mis…
Je restai là à entendre ses pas sur les dernières marches.
La porte vitrée massive, qui donnait sur la rue, s'ouvrit, dans un grincement, puis elle se referma lourdement.
Je rentrai chez moi… Je m'arrêtai devant la table, près de la chaise sur laquelle elle s'était assise…, le regard perdu dans le vide.
Et à ce moment-là, je vis sur la table… je vis un billet bleu de cinq roubles, froissé… le même que quelques minutes auparavant j'avais glissé dans sa main… Ce ne pouvait pas être un autre, il n'y en avait pas d'autres chez moi… Elle avait eu le temps de le jeter sur la table.
Je ne pouvais m'attendre à ce qu'elle le fasse… J'étais tellement égoïste que je ne pouvais imaginer qu'elle aurait pu le faire.
Comme un fou, je courus me vêtir… J'enfilai quelque chose… et je me lançai à sa poursuite… Elle ne devait pas être bien loin.
Dans la rue… Dans la rue… Tout n'était que silence. La neige tombait sur la chaussée déserte.
On n'entendait pas un bruit… Je courus jusqu'au croisement et je m'arrêtai.
" Où était-elle allée ? Et pourquoi je la poursuivais ? Pourquoi ? Pour tomber à genoux devant elle…, sangloter de repentir… implorer son pardon ? Pourquoi? Demain j'aurai commencé à la haïr… Je ne pouvais pas, je ne pouvais pas la rendre heureuse!"
Je restai là, debout, dans la neige.
Je ne rencontrai jamais plus Lisa… et je n'en entendis jamais plus parler… jamais plus… jamais… jamais.

le nouveau canevas





Le nouveau canevas

ou,

"Cette fois-là, où Il vint pour de bon"





Luigi Alcide FUSANI






















Traduction de Claude VALENZA
24 septembre 2011


Avertissement:



Même si le texte est entièrement écrit en italien, il serait souhaitable que pendant que Primo conserve l'usage de la langue académique, comme pour souligner sa soumission au directeur du théâtre,
à l'inverse Secondo, le Bouffon, parle de préférence en dialecte et n'utilise la langue académique, seulement lorsqu'il veut se moquer de PRIMO[1],.


Prologue



PRIMO entre en scène, l'air plutôt embarrassé, tenant à la main un scénario tout chiffonné.
Il porte des chaussures noires, plutôt grosses, avec des petites chaussettes blanches, un pantalon noir qui laisse les chevilles découvertes, une chemise blanche, col boutonné sans cravate, une petite veste noire étroite, un chapeau-melon noir.

C'est le personnage-type de Beckett, son vêtement est rapiécé et poussiéreux.





PRIMO:
Bonsoir…bonsoir cher public…
Je suis un peu embarrassé parce que…
en fait… on avait annoncé un spectacle de Commedia dell'arte…
et mon ami, et moi, nous aimons beaucoup la Commedia dell'arte,
nous avons donné beaucoup de spectacles de ce genre…
et donc, pour ce soir aussi, nous avions préparé un de nos spectacles, librement inspiré des canevas du XVIIème siècle…
Mais, lorsque nous sommes arrivés cet après-midi,
le directeur du théâtre… nous a dit qu'il en avait assez de voir sans arrêt de la Commedia dell'arte…
Qu'il était temps de faire quelque chose de nouveau…
qu'au XXème siècle, il y a eu des formes de théâtre bien plus importantes…
que la Commedia dell'arte.
Bref, il a dit qu'il voulait du théâtre de l'absurde…
que personne ne joue jamais du Samuel Beckett...
que Samuel Beckett a été le plus grand auteur du XXème siècle

(A droite, de la coulisse, apparaît une chaussure blanche, la jambe d'un pantalon blanc, et une main qui fait coucou).


…Je lui ai dit que nous n'étions pas préparés pour ce genre de théâtre,
que nous n'avons jamais fait celà…, que ce n'est pas dans notre répertoire…

Il a répondu que nous sommes habitués à improviser…
qu'il nous suffisait de lire une fois le texte et puis, qu'on pouvait y aller librement…
En somme, ou bien nous jouons ce texte de Beckett ou bien, il rompt le contrat…
et, s'il rompt le contrat, mon ami et moi, nous ne mangeons pas…
Alors… nous voici.
Regardez, comme j'ai du me déguiser.

(De la coulisse, apparaît un derrière blanc et une main qui fait coucou)

Il y a un problème, cependant …C'est à propos de mon associé…
Comme c'est toujours moi qui discute avec les organisateurs…
et qui m'occupe des contrats… de la technique…
voilà…, dès que nous sommes arrivés, mon associé est allé manger.
Je ne sais pas dans quelle auberge il se sera enfilé et peut-être même qu'il aura trouvé une galante compagnie…
Ici au théâtre, on ne l'a pas encore vu, il arrive toujours au dernier moment,
Parce que lui, c'est un grand artiste, génial et fantasque.

(A nouveau, de la coulisse à droite, apparaît la tête de SECONDO, vêtu de bouffon, masqué (un demi-masque d'Arlequin); il fait des grimaces et agite ses mains autour de sa tête),

Et donc… en somme… il ne sait rien encore.
Il n'est pas au courant et je ne sais même pas comment il va réagir, lorsqu'il découvrira cette situation…

(SECONDO s'aperçoit qu'il s'est passé quelque chose de bizarre… Il cesse de faire des grimaces et avec circonspection, se place à côté de PRIMO, tête basse, l'air contrit, ôte son masque, commence à réciter un rosaire en grommelot, et il continuera à le réciter pendant toute la scène).


Comprendre la situation...

PRIMO: D'où viens-tu ?
SECONDO: Je suis allé casser la croûte…
PRIMO: Chaque fois qu'on a besoin de toi, tu n'es jamais là…
SECONDO: je suis allé casser la croûte !!!
PRIMO: Ici, c'est la panique, maintenant.
SECONDO: Quelqu'un est mort ?
PRIMO: Mais personne n'est mort !
SECONDO: Non, allez, dis-moi qui est mort…
PRIMO: Personne !!!
SECONDO: Et alors, pourquoi tu me fais réciter le rosaire…, pourquoi
PRIMO: Mais je ne te fait réciter aucun rosaire…
SECONDO: Regardes comme t'es habillé…
PRIMO: Je suis habillé comme ça, parce que je dois…
SECONDO: T'as trouvé du boulot aux pompes funèbres ?
PRIMO: Quelles pompes funèbres ?…
SECONDO: Et alors, c'est quoi cette tenue de croque-mort ?
PRIMO: (frappant le scénario du plat de la main), C'est çà.

Difficultés avec les langues étrangères

SECONDO: (il prend le scénario) Cà...
(Il essaye de lire, rapproche et éloigne la feuille, la retourne…),
PRIMO: Allez, donne !
SECONDO: J'ai pas mes lunettes
PRIMO: Donne-moi çà
SECONDO: Non, non... je vais y arriver...
"En attendant"..., tu vois que j'y arrive..."attendant go-do…tt"
PRIMO: "En attendant Godot".
SECONDO: Non, non…tu m'auras pas… Là c'est écrit: "Go – do...tt"
PRIMO: D'accord… allez, pas de polémiques inutiles…
si tu n'as pas étudié les langues étrangères…, ce n'est pas ma faute.
SECONDO: Pourquoi, quelle langue c'est, "Godo…tt" ?
PRIMO: C'est du français, mon cher et en français, le "t" final ne se prononce pas…
SECONDO: Si on le prononce pas, pourquoi qu'on l'écrit ?
PRIMO: Je ne sais pas. Lorsque tu rencontreras un français tu lui demanderas… et lui, il te l'expliquera.
SECONDO: (s'adressant au public): Excusez, il y a un français dans la salle qui puisse me l'expliquer ?
PRIMO: Pas maintenant !
SECONDO: (Au public): Bon… il y a un français dans la salle qui puisse me l'expliquer, après ?
PRIMO: Ecoute, SECONDO; nous devons nous dépêcher…
SECONDO: Nous dépêcher de faire quoi ?
PRIMO: Cà…, c'est le nouveau canevas et nous devons improviser dessus.
SECONDO: Ah, super ! Un nouveau canevas… et qui l'a écrit ?
Goldoni ?..., Gozzi ?... J'y suis !.., Andreini !
PRIMO: Lis.
SECONDO: Tu crois me mettre en difficulté et me faire passer pour un nul devant le public ?
PRIMO: Non, je t'en prie, lis.
SECONDO: Je le lis… je le lis… t'inquiètes pas. (gros effort de concentration).
De toute façon, il y a déjà une faute ici.
PRIMO: (il regarde lui aussi). Mais non, il n'y a aucune faute.
SECONDO: Et oui, au contraire…, il manque un "e"…
PRIMO: … Il ne manque aucun "e"
SECONDO: écoutes bien: "esse...a...emme...u...e…el"
Pour écrire Samuele, il manque un "e"…
Rappelles-toi, lorsque nous sommes passés à Venise, au théâtre San Samuel"e"…
Là-bas, oui que c'était juste…, là-bas, il y avait un "e"; ici, y en a pas.
PRIMO: Mais cet homme ne s'appelle pas Samuele, il s'appelle Samuel…
Il est anglais, et même irlandais.
SECONDO: Un anglais-et-même-irlandais…, qui écrit des canevas de la Commedia dell'arte…,
Jamais entendu parler…
PRIMO: Ca arrive…
SECONDO: Un anglais-et-même-irlandais… qui s'appelle Samuel…
Et qui écrit des canevas de la Commedia dell'arte… Laisse-tomber!
Fais voir un peu comment c'est, son nom de famille ?
Bé – e – çé – ka –e- deux t… BECKE !
PRIMO: On dit Beckett et non BECKE…
Beckett. Il faut prononcer le "t" final. C'est de l'anglais et même de l'irlandais.
SECONDO: Non, n'essayes pas de m'avoir. Avant, lorsque c'était écrit Godot, le "t", y se prononçait pas parce que c'était du français.
Maintenant que c'est écrit Beckett, le "t" se prononce parce que c'est de l'anglais et même de l'irlandais.
PRIMO: Moi je ne trompe personne… c'est toi qui n'as pas étudié les langues étrangères.
SECONDO: (Au public) Excusez… il y a un anglais-et-même-irlandais dans la salle, qui peut m'expliquer ce que c'est que cette bizarrerie des "t" ?
PRIMO: Après !
SECONDO: (Au public) Bon. Faites excuse…, il y a dans la salle un anglais-et-même-irlandais, qui "après" puisse m'expliquer ce que c'est que cette bizarrerie des "t" finaux, qui se lisent ou ne se lisent pas, lorsqu'il le dit, lui ?
Et puis, excuse-moi, mais qu'est-ce que c'est que toute cette salade…
Qu'est-ce qu'on a à faire nous, d'un anglais-et-même-irlandais, qui s'appelle Samuele sans le "e", Becke"tt" avec le double t en anglais-et-même-irlandais, qui se prononce
et qui écrit un canevas de la Commedia dell'arte,
qui s'intitule "En attendant Godo"t" avec le t en français, qui ne prononce pas ?
qu'est-ce qu'on a à voir là-dedans?
Je peux demander au public s'il y a dans la salle un français-anglais-et-même-irlandais, qui puisse m'expliquer "après", tout ce mystère ?..,
que même si Agatha Christie elle l'avait connu, elle en aurait fait un polar qu'elle n'aurait même pas réussi à résoudre, elle-même.


Un raisonnement convainquant

PRIMO: Bon... Demain, tu y penseras demain.
Maintenant, nous devons nous mettre au travail, parce que si nous ne jouons pas ce canevas,
le directeur du théâtre se fâche et si, le directeur du théâtre se fâche,
il ne nous fait plus travailler dans ce théâtre
et nous ne pourrons plus voir ce merveilleux public
et nous ne pourrons plus recevoir tout plein de merveilleux applaudissements,
et ce qui est pire, c'est que le directeur du théâtre ne nous donnera pas un sou
et si le directeur du théâtre ne donne pas un sou,
nous, ce soir, nous ne pourrons pas payer le restaurant
et si nous ne pouvons pas payer le restaurant,
le patron du restaurant ne nous donnera même pas un, bout de pain
SECONDO: Quel radin !
PRIMO: Et il ne nous donnera même pas un verre de vin à boire,
SECONDO: Malheur !
PRIMO: Et si nous ne mangeons même pas un morceau de pain et si nous ne buvons même pas un verre de vin, ce soir nous irons nous coucher sans dîner mais avec une grande faim…
" grande, grande" faim… "grande, grande, grande " faim… tu comprends ce que je veux dire?
SECONDO: grande-grande, deux fois ou grande-grande-grande, trois fois ?
PRIMO: grande-grande, que tu ne réussiras même pas à fermer l'œil, de la nuit,
et si des fois, tu pouvais y parvenir,
…tu rêverais du jambon, du saucisson, de la mortadelle - que les autres auront mangé.
SECONDO: Bande d'affamés!
PRIMO: …des spaghetti - que les autres auront mangé
SECONDO: La honte !
PRIMO: …du poulet rôti – que les autres auront mangé
SECONDO: Egoïstes !
PRIMO: …des petites pommes de terre en accompagnement – que les autres auront mangé
SECONDO: les chiens!
PRIMO: …Des verres de vin – que les autres auront bu
SECONDO: Poivrots !
PRIMO: le raisin, les oranges, les ananas…
SECONDO: Non, pas les ananas, non…
PRIMO: Oui, les ananas aussi, oui ! Les ananas - – que les autres auront mangés
SECONDO: (se tenant le ventre): Tu m'as touché au cœur
PRIMO: et aussi à l'estomac, si je ne me trompe
SECONDO: Cœur, foie, estomac, boyaux… tout, tu m'as tout touché.
Lâche, tu tues un homme affamé.
PRIMO: Alors, tu es prêt à commencer ?
SECONDO: Allez, bon… écoutons ce canevas.


Nouveau canevas, nouveaux personnages

PRIMO: Voilà... (Il ouvre le canevas), donc…avant tout, les noms...
Toi, tu es Estragon... et moi, moi je serai Vladimir… d'accord ?
SECONDO: Très bien ! Assez de ces vieux noms, les Arlequin, les Briguelle, les Zanni, Les Lindor…
PRIMO: Oui, assez.
SECONDO: Oui, oui, je suis d'accord moi aussi, assez d'Arlequin, de vieilleries, qui allaient bien aux temps de Goldoni… assez, assez… je serai Estragon… très beau… Estragon!.. Bonsoir Mademoiselle…comment allez-vous ?.. Je suis Estragon…Monsieur…, mieux… le Docteur Estragon… trois fois diplômé… médecine…philosophie et ingénierie… Rigoles pas!…Que c'est beau… que c'est beau!
J'aime Estragon.
Tu vas au restaurant…, tu dis: "bonjour, je suis, Zanni…", et on t'envoie à la cuisine, faire la vaisselle… Si au contraire, tu dis: "Bonjour, je suis l'ingénieur Estragon,"… (Polémique)
On te donne tout de suite la meilleure table.
PRIMO: Exactement.
SECONDO: Si au contraire, tu vas toi au restaurant, et tu dis: "bonjour, je suis Vladimir"…, ils croisent les doigts et te jettent dehors, parce que là-bas, personne n'est encore mort et ils ne veulent personne qui porte malheur.
PRIMO: Je ne porte pas malheur.
SECONDO: … Il ne te manque que les lunettes noires…
Tiens…, tu ressembles à Totò, dans "Le Permis "de Pirandello…
PRIMO: Parce que toi, tu es beau…, vêtu en infirmier de l'hôpital Gemmelli...
SECONDO: (ironique) Bien sur que je suis beau. Regarde quel beau petit cul.
(S'adressant à un spectateur) Eh Monsieur… je m'adressais à la demoiselle… pas à vous…
N'allez pas vous imaginer des choses…Vous faites pas d'illusions… hein!
PRIMO: Mais qu'est-ce que tu racontes; tu te mets aussi à insulter les spectateurs maintenant?
SECONDO: Fais pas le malin, toi… De toute façon, l'autre me regardait, moi…
PRIMO: Que tu es bête… (Au monsieur, dans la salle), Ne lui en veuillez pas… excusez-le…
C'est un acteur de la Commedia dell'arte... Un individu sans aucune dignité…
Il serait prêt à dire n'importe quoi pour faire rire le public… ne lui en veuillez pas…
Allez, maintenant ca suffit. Nous devons travailler.
SECONDO: Dommage. Mais on fait comment à travailler, s'il y a même pas de mise en scène…

Questions de mise en scène, vieux canevas, mangeailles et coups de bâton.

PRIMO: Pas besoin de mise en scène…
SECONDO: Comment çà, pas besoin ?
PRIMO: Je te dis qu'il n'y en a pas besoin…
SECONDO: Comment ? Pas même une petite place à Venise,
Avec la maison de la demoiselle Rosaura là-bas à droite,
accoudée au balcon du premier étage, qui te fait plein de manières, à toi,
qui es Don Vladimir, qui fait l'amoureux transi, amoureux fou,
et qui habites dans la maison, là à gauche, et qui n'a pas le moindre sou vaillant,
et qu'à cause de cela, son père, qui habite toujours là au rez-de-chaussée,
ne veut même pas que tu lui adresses la parole à la demoiselle Rosaura…
Et ce vieux décrépit est toujours là-dessous,
à surveiller que tu t'approches pas trop de la fenêtre de sa fille
et un jour que tu es là sous la fenêtre de la demoiselle Rosaura,
et que tu ne te rends compte de rien, parce que tu es un peu idiot,
alors lui, ce vieux maudit, avec un autre vieux maudit,
qui veut "lui", épouser la belle et jeune demoiselle Rosaura,
et qui a dit à son père de la demoiselle, que lui, la Rosaura, il l''épouse même sans dot,
et même qu'il est aussi disposé à donner une belle somme au père de la demoiselle Rosaura,
parce que de toute façon, il est veuf et n'a pas d'enfants,
et alors, ils appellent dix gibiers de potence, armés de fouets, de bâtons, de couteaux, de gourdins, t'attrapent et te flaquent une belle raclée…
PRIMO: C'est pour moi ce qui est écrit dans toutes les pièces que nous jouons;
Je dois prendre une volée de coups.
SECONDO: Mais certainement. Quand tu les reçois, le public s'amuse toujours beaucoup…
PRIMO: Ben voyons!
SECONDO: Rappelles-toi, lorsque nous jouions Molière… tu étais enfermé dans un sac,
et moi, je te donnais une volée de coups de gourdin… et toi tu encaissais… et moi j'y allais… et toi tu encaissais…
PRIMO: C'était rigolo, hein !
SECONDO: Eux, eux… le public… Eux, ils sont un peu salauds…
PRIMO: Eux ils sont salauds… Toi, non!
SECONDO: Oui, oui… Eux… pas moi… moi je le fais seulement par devoir… et même…
Je suis vraiment désolé, regardes…. Je le jure… et puis j'arrive, moi… da da dan…,
J'arrive juste de l'auberge qui est là, en face,
où je viens à peine de manger douze tranches de saucisson de Vérone,
dans un joli morceau de pain de Mantoue,
avec un bon verre de vin de Brescia,… pour ne faire de tort à personne,
c'était seulement un petit en-cas, juste pour stimuler l'appétit…
puis j'ai mangé un paquet de polenta de Bergame, avec vingt-quatre cailles dessus,
juste pour rester léger parce qu'après je devais manger le deuxième plat
et en effet, ensuite comme deuxième plat, j'ai mangé deux paupiettes de porc avec du choux rouge,
une côtelette de bœuf, avec du choux blanc,
un gigot d'agneau avec des pommes de terre,
du blanc de poulet avec de la salade de Trévise,
et un ragoût de cerf de Hongrie avec de la choucroute,
parce que tu sais que je suis un grand démocrate, et qu'à table je ne fais aucune différence de race et de religion,
puis, comme toute cette viande, c'est pas bon pour mon cholestérol,
j'ai mangé une demi-tarte en pain d'Espagne,
une douzaine de profiteroles,
un quart de strudel et une belle tranche de panettone
parce que nous, les italiens, même pour les gâteaux, nous n'avons rien à envier aux autres peuples…
puis, je ne pouvais pas refuser une belle tranche de pastèque rouge de Sicile,
une grappe de raisin d'Alep, et une pomme de la vallée de Non,
Café, café arrosé et grappa…
PRIMO: Tu as fini ?
SECONDO: Quel ingrat… et moi, qui pour venir te sauver, j'ai même pas pris un limoncello
PRIMO: Le pauvre…
SECONDO: Oui, parce que nous, les gens élégants…
PRIMO: Ho…, descends de ton arbre… gens élégants…
SECONDO: Oui parce que… NOUS… les gens élégants
Si nous ne buvons pas de li-mon-cell-llo à la fin du repas,
il nous semble n'avoir rien mangé, et nous avons de grosses difficultés à digérer…
et moi, j'ai sauté le limoncello pour venir te sauver, toi
juste au moment où ils étaient en train de te massacrer de coups,
et tout seul, j'ai chassé cette vingtaine de sales types, de gibiers de potence…
PRIMO: Mais ils n'étaient même pas dix.
SECONDO: Y en avait d'autres qui étaient arrivés.
PRIMO: (polémique) Ah… alors, merci.
SECONDO: Et puis… moi… je ramassais par terre une petite chaine avec la moitié d'une médaille, que tu avais perdue et que l'autre moitié, c'était lui qui l'avait,
ce vieux porc, qui voulait se marier la demoiselle Rosaura,
et alors lui a compris que tu étais le fils…
qu'il croyait que tu étais mort vingt ans auparavant, dans un naufrage,
et alors, dans la joie des retrouvailles,
il te reconnaissait tout de suite devant notaire, comme fils et légataire universel,
il renonçait au mariage, il mourait… d'un infarctus, à cause de l'émotion,
et toi… unique héritier, grâce à moi, tu pouvais épouser la belle demoiselle Rosaura.
Une belle histoire, hein ?



Tout ce qui n'y est pas.

PRIMO: Oui, l'histoire sera sans doute jolie
mais nous, nous devons mettre en scène ce canevas-là
et ce canevas-là ne se déroule pas à Venise.
SECONDO: A Padoue ?
PRIMO: Non
SECONDO: à Vérone ?
PRIMO: Non
SECONDO: à Vicenza ?
PRIMO: Non
SECONDO:à Ferrare?
PRIMO: Non
SECONDO: à Milan ? à Gênes ? à Florence ? à Rome ?
Quelle ballade! Arrête-moi avant que j'arrive à Siracuse, ou bien je vais finir en Afrique…
PRIMO: Il n'y a pas de Venise ni de Vérone ni de Milan ni de Florence…
Il n'y a aucune ville… il n'y a pas de Rosaura… Il n'y a pas de vieil avare…
Il n'y a ni maison à droite ni maison à gauche…
SECONDO: Mais une auberge, oui!
PRIMO: Non! Il n'y a même pas une auberge.
SECONDO: Et alors, moi je laisse les gibiers de potence, te rouer de coups.
PRIMO: Il n'y a même pas de gibiers de potence.
SECONDO: (polémique) Quelle belle histoire !
PRIMO: Il n'y a rien. On n'a besoin de rien !
Le canevas se déroule sur une route de campagne où il y a seulement un arbre…
SECONDO: Une route de campagne, d'où l'on voit Bergame au loin…?
PRIMO: Ni Bergame, ni Brescia...
SECONDO: Trévise ?
PRIMO: On ne voit aucune ville nulle part, on n'entend aucun bruit.
Il y a seulement une route de campagne et un arbre. Un point c'est tout.
SECONDO: Super!… Une route de campagne et un arbre…
On va appeler Margherita Palli…
En espérant qu'elle ne soit pas retenue à la Scala avec Ronconi pour la mise en scène d'Aida…
Autrement, je ne sais pas comment nous allons arriver à faire "une route de campagne… un arbre…"
PRIMO: Nous allons l'imaginer. Nous l'imaginons ici même, tu vois ?
Ca part d'ici et ça va jusque là… D'accord ?
SECONDO: Daccord ! D'accord... route de campagne... arbre !
Et on ne voit aucune ville, nulle part… On n'entend aucun bruit…
Aucun petit oiseau…
PRIMO: Aucun !
SECONDO: aucune vache…
PRIMO: Aucune !
SECONDO: Aucun facteur...
PRIMO: Aucun !
SECONDO: Aucune petite lavandière…qui lave des mouchoirs… pour les pauvres…
PRIMO: Aucune !
SECONDO: Aucune. Seulement une route de campagne, un arbre,  un point, c'est tout…
Mais... mais cette route…elle conduit où?
PRIMO: On ne le sait pas.
SECONDO: Elle conduira au moins à Rome !
PRIMO: Pourquoi ?
SECONDO: Parce que toutes les routes mènent à Rome !
Et puis, parce que moi, j'ai besoin de savoir.
PRIMO: Il n'y a pas besoin de savoir…
SECONDO: Et oui, au contraire… c'est nécessaire…… méthode Strasberg… “Actor's Studio”…
Ca me sert pour la reviviscence.
PRIMO: Ne fais pas le bouffon. Il y a ici des gens qui ont payé leur place !
SECONDO: Bien. Eux ils ont payé leur place et moi, qui suis un professionnel,
qui vient de l'Actor's Studio… je joue avec la reviviscence.
PRIMO: Et tu fais comment, à jouer avec la reviviscence ?
SECONDO: Je me concentre à fond. Je me concentre-me concentre- me concentre,
et je me rappelle de cette fois-là, que nous sommes allés à Rome
et que nous avons mangé chez Pasterellaro…humm… ces bucatini "all'amaticiana".

Une route de campagne et un arbre

PRIMO: Alors, écoutes maintenant toi…, toi…, avec ta reviviscence,
imagines que tu es sur une route de campagne, qui part d'ici et monte là-haut,
qu'il n'y a personne alentours, qu'il n'y a rien à manger…
Il y a seulement une route, et un arbre, un point c'est tout… d'accord ?
Bien! bien… tu m'as compris ?
SECONDO: Très bien… je l'imagine parfaitement…
Ouh… Bon Dieu… que de cailloux…
Il faut faire attention à ne pas glisser avec toute cette boue…
Parce que si tu tombes et que tu te heurtes la tête… tu peux aussi y rester…
Ce que je ne vois pas bien, c'est l'arbre… Il est où ?..
PRIMO: Il est là.
SECONDO: Quel bel arbre. Qu'est-ce que c'est, un pommier plein de pommes rouges ?
PRIMO: Non, on est en hiver, les feuilles ont séché et elles sont tombées
et il n'y a pas de fruits.
SECONDO: alors c'est facile… pour faire un arbre,
on prend le balai qui est là près des toilettes et on le plante au milieu … là…
PRIMO: Bravo, excellente idée, prends-le, on le met là et ça fait un arbre.
(SECONDO va prendre le balai, et le tient à l'envers, au milieu de la scène…)
SECONDO: C'est bon comme çà ?
PRIMO: Parfait !
SECONDO: (il le déplace d'un mètre) C'est pas mieux, ici ?
PRIMO: C'est pareil !
SECONDO: Et non !là-bas, il était trop près du bord de la route.
Si jamais un paysan arrive avec son tracteur,… il ne pourra pas passer…
Et nous nous devrons faire tout le spectacle avec le tracteur au milieu…
Et le paysan qui rouspète en patois,
Holà regarde un peu çà!  R'gardes c'bordel… vise un peu c'te bande de guignols
Putain de cochons, vindiou!  Attendez que j'aille chercher le gars Bossi, tas d'peigne-cul!
Et même qu'il n'arrête pas son moteur et qu'il fait un bruit et une telle puanteur
que ces gens ne reviennent plus au théâtre pendant les dix prochaines années
PRIMO: C'est bon, alors mets-le là-bas.
SECONDO: (au balai) C'est bon, alors toi, tu reste ici.
(Il laisse le balai, qui tombe, PRIMO se retourne, en colère) Il ne tient pas tout seul !
PRIMO: Mais tiens-le toi… Comment veux-tu qu'un balai tienne debout tout seul.
SECONDO: je ne sais pas… mais je ne peux tout de même pas rester là pendant tout le spectacle, à tenir le balai !
PRIMO: Alors tu sais ce que tu vas faire ?.. prends la chaise qui est là-bas, près de la loge
là où il y avait le balai… amènes-la ici  et prends aussi un morceau de corde,
on va attacher le balai à la chaise et ainsi, il restera debout tout seul…
(SECONDO s'exécute, apporte la chaise et un rouleau de ficelle, manifestement trop long)
Mais qu'est-ce que c'est que cette corde… on ne doit tout de même pas aller en bateau à voile…
SECONDO: il n'y avait que çà. Allez, aide-moi…
(ils tentent de lier le balai à la chaise…
en réalité, SECONDO essaye d'attacher aussi PRIMO qui s'énerve de plus en plus)
PRIMO: Voilà, et maintenant nous allons aborder la mise en scène…
SECONDO: Message de service pour Madame Margherita Palli…
L'amie de Ronconi... " Regardes et apprends" ! J'ai tout dit (SECONDO s'assoit sur la chaise)
PRIMO: Allez, viens ici… nous devons encore tout préparer !
SECONDO: Je ne peux même pas me reposer un moment ?
PRIMO: mais nous n'avons pas encore commencé…
(SECONDO se lève et va près de PRIMO)

Scène I

PRIMO: Alors "scène Un" tu es assis ici et tu essayes d'ôter une chaussure…
SECONDO: Excuse-moi mais j'étais assis là-bas … je ne pouvais pas enlever ma chaussure en étant là-bas ?...
PRIMO: Non, le canevas dit que tu es ici, assis sur cette pierre…
SECONDO: Non, désolé, moi, sur cette pierre je ne m'assois pas…
PRIMO: Expliques-moi pourquoi, tu ne dois pas être assis sur cette pierre ?
SECONDO: Elle a une forme qui ne me plait pas…
PRIMO: mais elle n'a aucune forme… Nous ne faisons que l'imaginer…
Nous lui donnons la forme que nous voulons…
SECONDO: Moi j'ai imaginé une forme qui ne me plait pas…
PRIMO: Quelle forme as-tu imaginé ?
SECONDO: Une forme pointue… une forme très pénétrante… (vilain geste)
PRIMO: Quelle finesse… tu espère amuser le public avec ces sorties?…
SECONDO: Ben… Y en a un qui a ri.
PRIMO: Bravo… Mais tu ne sais donc pas que ces vannes à deux sous
ont été la ruine de la commedia dell'arte…
SECONDO: et la fortune de ceux de Zelig…
PRIMO: Allez ça suffit… Arrête avec ces plaisanteries…
Nous avons un canevas à mettre en scène et nous n'avons encore rien fait...
SECONDO: Bon, ça va… racontes-moi ce canevas et essayons de sauver la soirée.
D'abord: pourquoi, moi je dois rester là, assis et ôter ma chaussure…
PRIMO: parce que tu as mal au pied… et ensuite:
Tu n'as rien d'autre à faire… tu as le temps… tu dois seulement attendre… tu enlèves une chaussure.
SECONDO (s'adressant le public) Comme j'aime quand il raisonne comme çà… lucide… synthétique… rationnel…
On dirait du Pythagore… Même mieux que Pythagore: Schopenhauer…
PRIMO: Quelles âneries… Pythagore… Schopenhauer…
Tais-toi, e tu ne sais même pas ce que tu dis…
SECONDO: D'accord… continues de me faire passer pour un idiot devant le public…
Moi, je ne sais pas les langues étrangères… Moi je n'ai pas étudié de philosophie…
(au public) … avant qu'il ne vous le dise… moi je ne sais même rien de la physique…
et encore moins de la "sémiologie"… je ne connais pas… la sémiologie…
Je ne sais même pas de quoi ça parle… voilà !
C'est bon… tu es content maintenant… tu es content… (il pleure presque)
Sachez, cher public… qui avez payé le billet… le petit monsieur, là… l'intellectuel… voilà…
Il travaille avec un ignorant… un, qui ne connaît pas les langues étrangères…
un qui ne comprend pas le théâtre de Becke"tt"…
PRIMO: Arrêtes avec cette scène pathétique…
SECONDO: Oui, assez, assez… de toute façon c'est toujours moi qui ai droit aux humiliations…
PRIMO: c'est pour faire rire le public… Ca lui plait beaucoup… ils rient…
(a parte) c'est vrai qu'ils sont un peu salauds… mais que veux-tu
"Ris donc paillasse… les gens PAIENT et veulent rire"…
SECONDO: C'est bon… laisse tomber… (il essuie une larme)… Parles-moi un peu du sujet…
PRIMO: Allez, ne le prends pas mal…
SECONDO: Allez, allez, raconte…


L'intrigue

PRIMO: … Donc… Donc…
Alors… nous… Vladimir et Estragon… nous sommes là… "une route de campagne et un arbre…"…
SECONDO: Jusque-là, ça va…
PRIMO: Et pendant que nous attendons… nous parlons… Nous nous occupons…
SECONDO: Nous attendons qui ?
PRIMO: Godot… le type du titre…
SECONDO: Ah oui… très juste… et il arrive quand ?
PRIMO: Il doit arriver ce soir… à la fin du spectacle…
SECONDO: …Ensuite on va manger tous ensemble à l'auberge, derrière le théâtre…
PRIMO: Non ! Non… non, parce qu'au lieu que ce soit lui qui arrive…
C'est un gamin qui arrive… qui apporte un message… de la part de Godot…
qui dit qu'il ne peut pas venir ce soir… mais qu'il viendra certainement, demain…
SECONDO: (à mi-voix, sur un ton complice)… si nous savons déjà qu'il ne viendra pas ce soir… pourquoi ne pas l'embobiner… nous viendrons l'attendre demain… et nous allons manger tout de suite…
PRIMO: Mais non ! Parce que lui, il n'arrivera même pas demain…
SECONDO: Comment non ? Il a dit qu'il arriverait demain…
PRIMO: Tu ne comprends pas ? C'est le drame existentiel de l'homme…
Qui attend toujours quelque chose… quelque chose de beau de la vie…
Il attend toujours demain… c'est cet espoir qui aide l'homme à vivre…
SECONDO: … … J'ai bien fait de ne pas étudier la philosophie…
PRIMO: Que tu es stupide et superficiel… C'est le drame existentiel de l'homme…
SECONDO: …Je suis sans doute idiot et superficiel..
Mai moi, j'ai plus à cœur le drame alimentaire de l'homme… Quand est-ce qu'on mange ?
PRIMO: On ne mange pas…
SECONDO: Ce spectacle, ne me plaît vraiment pas, à moi !
PRIMO: Ce n'est pas possible…
SECONDO: Comment, c'est pas possible !..
Toi et moi nous sommes là… dans un endroit qu'on ne sait même pas où il se trouve,
en plein milieu d'une campagne, avec un arbre, appuyé à une chaise…
Je dois ôter une chaussure parce j'ai mal au pied…
Et de toute façon je n'ai rien d'autre à faire…
Nous sommes là, à attendre quelqu'un qui n'arrivera ni aujourd'hui ni demain ni jamais…
On ne mange pas… Quel beau spectacle…
PRIMO: Mais le beau est dans l'espérance… lorsque Godot arrivera… il nous emmènera chez lui… nous dormirons chez lui… au chaud… au sec… sur la paille…
SECONDO: Sur la paille ?... Quel luxe…
PRIMO: C'est mieux que de dormir ici… dans la boue… dans le froid…
Au risque de se faire attaquer par une bande de nazillons
Qui rôdent la nuit dans ces parages…
SECONDO: je répète ! Ce spectacle ne me plaît vraiment pas du tout !
PRIMO: Ce n'est pas possible … ce texte contient un tas de phrases très intenses… ce texte est pour nous l'occasion de démontrer ce que nous valons en tant qu'acteurs…
de vrais acteurs dramatiques (regard perplexe de SECONDO…) écoute…
"ils accouchent à cheval sur une tombe…
Le jour resplendit un moment…
Et puis, à nouveau, c'est la nuit…"
C'est beau, hein ?
SECONDO: Très beau… C'est quoi?… Le slogan de la foire à l'optimisme ?
"Ils accouchent à cheval sur une tombe…"
C'est-à-dire… Une femme doit accoucher… elle a un doute… qu'est-ce que je fais… Je vais à la clinique ?... Je vais à l'hôpital (Fatebenefratelli) ?.. Mais non.., quelle banalité…
Innovons… soyons originale…
Je vais au cimetière… il y a là la tombe de la grand-mère…et  zac ! Je te le ponds là…
Sans tra-la-la… et même que le nourrisson, au moins, il comprend tout de suite à quel endroit finira sa vie… au cimetière…
Et peut-être s'il est intelligent, il se suicidera immédiatement…
Regarde… il se pend tout seul avec son cordon ombilical
Comme çà… en quatre-et-quatre-huit… c'est fait et bien fait…
De toute façon, "le jour resplendit un moment…"
… tu n'as même pas le temps de mettre tes lunettes de soleil…
Que déjà " c'est à nouveau la nuit"?
Et à ce que j'ai compris… tu vois pas que ce grand sympathique, là… "le Samuel",
Il nous emmène ensuite la nuit dans une discothèque…
PRIMO: Mais certainement pas…
SECONDO: Eh… Tu croyais…
PRIMO: Non… pas de discothèque… quand vient l'obscurité…
La lune se lève… et dans le ciel se diffuse une lueur argentée
SECONDO: Joli… Joli, la lueur argentée… Ca me plaît…
Moi qui suis si romantique…
PRIMO: Heureusement que tu commences à apprécier quelque chose…
SECONDO: Plutôt que de commencer à apprécier quelque chose…
Je commence à apprécier quelqu'un…


Coup de foudre et amour

PRIMO: Je ne comprends pas…
SECONDO: Regarde cette demoiselle… tu vois celle-là, là-bas… charmante… élégante…
celle qui sourit… regarde comme elle rougit… je la regarde depuis le début de la soirée…
Je crois… (timide) qu'en moins de cinq minutes…
Je serai complètement amoureux d'elle…
PRIMO: Comme tu es bête… tu ne vois pas qu'elle est venue avec son fiancé…
(à la demoiselle) soyez indulgente, excusez-le…
SECONDO: Excusez… qui ? Et puis, c'est qui le fiancé ?..
PRIMO: Celui qui est assis à côté d'elle
SECONDO: Ce vilain… cet affreux…ce vieux… ce pelé… cet antipathique…
avec cette figure que chez lui, son miroir a honte chaque fois qu'il s'y regarde…
PRIMO: Mais non, ce n'est pas vrai…
SECONDO: Et oui, au contraire… Il y a un miroir chez lui, qui chaque fois qu'il s'y regarde, lui dit " t'as pas honte … comment tu fais à sortir avec cette tête-là… la chirurgie plastique, c'est pas pour les chiens…"
PRIMO: Ce n'est pas vrai…
SECONDO: Parfaitement, que c'est vrai… et puis, je ne peux pas croire que ce type est le fiancé de la demoiselle
PRIMO: Mademoiselle, dites- le lui, vous…
SECONDO: Peut-être avant… mais maintenant qu'elle m'a vu…
(Lyrique) maintenant, un nouvel amour est né…
Maintenant, la demoiselle et moi, nous affronterons une nouvelle vie ensemble…
Tu l'as dit toi-même "la lune se lève… et dans le ciel se diffuse une clarté argentée…"
deux êtres, ignorants de tout ce qui se passe dans le reste du monde, marchent…
Une route de campagne… un arbre…
Et déjà dans le cœur de la nuit, une nouvelle aube commence à poindre…
Hein? C'est qui le poète, moi ou ton ami "Becke'tt"?..
PRIMO: Ecoute… sois gentil… Godot n'est pas arrivé
"La lune se lève… dans le ciel, une lueur argentée se diffuse…"
… toi et moi… sur la route de campagne, nous attendons…"
Et nous espérons d'être toujours vivants lorsque le nouveau jour poindra.
SECONDO: Et la demoiselle ?
PRIMO: Elle rentre chez elle en compagnie de son fiancé.
SECONDO: C'aurait pu être une très belle histoire d'amour.
PRIMO: Peut-être


Plans d'actions

SECONDO: Et au contraire… Toi et moi, seuls dans ce foutu endroit…
Toujours là, à attendre quelqu'un qui n'arrivera jamais… jour et nuit…
pas de fiancée… la salle d'accouchement au cimetière…
Cette pièce ne me plait absolument pas !
PRIMO: Ce n'est pas ma faute…
SECONDO: Mais attends... ces deux types… Wladimir et Estragon…
Ca ne leur viendrait pas l'idée de faire quelque chose… j'sais pas…
Quelque chose pour améliorer la situation… trouver un boulot… aller à la plage… se chercher une femme… faire quelque chose…
C'est pas possible que ces deux là, restent là tout le temps, à attendre quelqu'un qui ne vient pas, à râler, à ôter une chaussure qui leur fait mal…
Ils auront bien une idée… un plan…
PRIMO: Oui… à vrai dire, ils ont bien un projet…
SECONDO: ah ! Enfin…
PRIMO: (perplexe) en fait…
SECONDO: En fait quoi… voyons, quel plan ils ont…
PRIMO: ils veulent se suicider…
SECONDO: Nooon…
PRIMO: Oui… oui… (il ouvre grand les bras) oh… c'est écrit comme çà dans le texte…
SECONDO: En attendant Godot" chef d'œuvre de Samuel Becke'tt
auteur français-anglais- et même irlandais, auteur majeur de théâtre du XXème siècle…
et après on se plaint que les gens ne vont plus au théâtre… rendez nous Goldoni !
PRIMO: Ne sois pas si superficiel… allez viens là…
Commençons à imaginer la scène de la tentative de suicide…
SECONDO: la tentative…
PRIMO: Oui… tentative… allez, viens-là…
SECONDO: Me voici
PRIMO: (il prend SECONDO par la main et le mène au bord de la scène)
Voilà, nous sommes sur un viaduc de l'autoroute qui passe tout près…
maintenant… nous méditons un instant…
nous pensons à toutes les belles choses que… mais  la vie nous a procurées et puis…
Un saut dans le vide … et hop… tout est fini…
SECONDO (il se libère) Toi commence par me lâcher la main,
que ces contacts entre hommes plairaient beaucoup à Brighella, qui est un peu…
(il se touche l'oreille: "de la jaquette")… mais moi… c'est vraiment pas mon genre…
PRIMO: Mais nous devons faire le grand saut ensemble…
SECONDO: Désolé d'insister… mais ces choses-là sont des affaires plutôt intimes…
C'est comme aller au cabinet… moi je préfère y aller seul…
PRIMO: Non, non… nous devons sauter ensemble…
SECONDO: Mis à part le fait que j'aimerais savoir d'où sort cette autoroute
"avec un viaduc"…, d'abord "route de campagne, arbre – stop",
pas de Vicenza, pas de Bergame, pas d'auberge, pas de belle lavandière,
Rien de rien, de rien… et maintenant… maintenant qu'il veut se suicider, tout d'un coup… trac… le périphérique (il regarde au loin)… allez, allez, là-bas, tous les gens qui sont chez IKEA…
PRIMO: Viens, donne-moi la main et sautons
SECONDO: Bas les pattes… pédophile…
PRIMO: mais nous devons sauter…
SECONDO: Ecoute… moi je n'ai jamais sauté… je ne sais même pas comment on fait… On va faire autrement… d'abord tu te jettes toi… moi je regarde et j'apprends… puis je saute à mon tour…
PRIMO: Quel bel esprit… "Un nouveau comique est né"…
SECONDO:.. Peut-être qu'on peut arriver en bas, en passant pas un autre endroit… Ca prendra plus de temps… mais ce sera sans doute plus commode…
PRIMO: Ca suffit ! Conduis-toi en homme… Donnes-moi la main et sautons… Hop!
SECONDO: Hop, en haut ou en bas ?
PRIMO: En bas !
SECONDO: Tu cherchais à m'entuber… je t'ai dit que la main, je ne te la donnerai pas! Sacré Nom ! De plus, si nous tombons sur ces rochers en bas… regarde ces pointes…
Nous nous écrasons sur tout çà… et lorsque les secours arrivent
Ils nous trouvent tous broyés, du sang, des boyaux de tous côtés,
que même jack l'éventreur n'en ferait pas son quatre heures…
Et puis, ils ne savent même plus si c'est mon pied ou le tien…,
si ce coude est à moi ou à toi..., tout mélangé…
foies, cerveau, rognons… poumons… quel horrible spectacle …
Et alors ils creusent une seule fosse, suffisamment large pour y tenir tous les deux…
Et ils nous jettent ensemble dedans… quelle horreur… Non! Désolé….
Mais moi la main, j'te l'y donne pas… si tu veux t'y jeter… t'y vas…
PRIMO: Non, tout seul, je ne peux pas… nous devons nous suicider ensemble
SECONDO (au public) Ouaah… Qu'il est antipathique, quand ça lui prend…
au moins, faisons autrement… On pourrait se suicider au gaz…
On ouvre tous les robinets… On s'étend…, et puis on attend
PRIMO: On ne peut pas !
SECONDO: Pourquoi ?
PRIMO: il n'y a pas de cuisinière à gaz…
SECONDO: Alors… Quand tu veux toi, tu sors le périphérique, avec IKEA, Hypercoop, et même Décathlon, sans aucun problème…
moi, je demande une cuisinière à gaz…, y en a pas… on peut pas… tout de suite, plein de problèmes …
PRIMO: Mais ça n'a pas de sens une cuisinière à gaz…
Pour se suicider au gaz, il faut une cuisinière à gaz…, c'est vrai…
mais il faut aussi un espace clos… sinon, le gaz se disperse…
et alors nous, nous mourrons quand????
SECONDO (écartant les bras) Si nous ne mourrons pas, ça voudra dire que ce n'était pas notre destin…
PRIMO: Le scenario dit que nous devons nous suicider, "mourir ensemble"
SECONDO: Cette pièce ne me plaît pas du tout, à moi !
PRIMO: "mourir ensemble"…
SECONDO : Et si on se pendait ?
PRIMO: Avec un balai !
SECONDO: On a la corde… Tu veux essayer ? On n'a rien à perdre de tenter…
PRIMO: Tu es un bouffon…
SECONDO: Merci… C'est très gentil…
mais ça n'a pas été facile d'arriver à ce niveau…
il m'a fallu travailler-travailler-travailler… travailler-travailler..!
PRIMO: Assez !
SECONDO: (il sort un pistolet, de sa veste) Et si on se tirait dessus ?
PRIMO: Bravo, tu vois que quand tu veux, tu as aussi des idées intelligentes…
SECONDO: Je savais bien qu'au fond-au fond, tu m'apprécies
PRIMO: Certes… tu es un peu fou…
Mais si je ne t'appréciais pas, je ne travaillerais pas avec toi…
SECONDO: Merci… Tu veux que je t'embrasse ?
PRIMO: Non: sors l'autre pistolet…
SECONDO (tâtant son vêtement) Il n'y en a pas d'autre... Il n'y a que celui-ci…
PRIMO: Et alors, comment va-t-on faire …
SECONDO: Mais c'est très simple… D'abord je te tire dessus… ensuite, quand tu es mort, tu tires à ton tour  et je meurs moi aussi… hein ?
PRIMO: Non, d'abord je te tire dessus, tu meurs et ensuite je me suicide
SECONDO: Et non… désolé… si tu tires sur moi, je meurs et quand tu dois te tirer dessus le pistolet s'enraye ? Qu'est-ce que tu fais alors ? Tu ne peux plus tirer et tu seras déçu…
Tu l'as dit toi-même… "Mourir ensemble"…
PRIMO: C'est sur c'est là tout le problème…
SECONDO: Oui et puis, si tu permets… si toi et moi nous mourrons… qui est-ce qui termine le spectacle ? Les femmes de ménage, lorsqu'on viendra nous enlever ?
PRIMO: Non, çà ce n'est pas un problème…


Deux nouveaux personnages

… Il y a deux autres personnages…
SECONDO: Et c'est maintenant que tu me le dis ?
PRIMO: Euh… Nous n'étions pas encore parvenus à cet endroit…
SECONDO: Mais quel endroit… Il y a quatre personnages et nous, nous sommes deux…
Et toi, tu le dis maintenant… On va faire comment…
PRIMO: Nous allons devoir demander l'aide de deux personnes… sympathiques…
dans le public…
SECONDO: Ben voyons ! Voilà qu'on va se mettre aussi à jouer les animateurs…
Mais où on est ... au Club Med' ?…
PRIMO: Nous devons le faire ! Rappelles-toi… Pas Godot… pas manger…
Au contraire… pendant que je choisis deux sympathiques collaborateurs…
Toi, tu vas prendre ce panier qui est là-bas dans la coulisse…
(SECONDO y va et PRIMO choisit deux spectateurs, hommes,
l'un maigre, sera Lucky et un autre plus costaud, sera Pozzo)
Alors, toi qui t'appelles XX, tu seras Lucky…
Et toi qui t'appelles YY, tu seras Pozzo…
(SECONDO revient)
Voilà, je te présente nos invités… Pozzo et Lucky…
SECONDO: Ils s'appellent comment ?
PRIMO: Pozzo et Lucky…
SECONDO: Mais qu'est-ce que c'est que ces noms-là !?..
PRIMO: Non, eux ils s'appellent XX et YY… Les personnages s'appellent Pozzo et Lucky…
SECONDO: Ah… Ces merveilleux noms de ton copain Samuel… comme Estragon…
Vladimir…La belle excuse… C'est pas parce que c'est toi qui le joues …
mais ça fait vraiment nom du vampire de la pub…
PRIMO: mais qu'est-ce que tu es encore en train d'inventer…
SECONDO: Oui… ça pourrait faire…
"Je suis Vladimir… je suis le vampire qui trucide d'un seul soupir… a-annn"
PRIMO: Allez arrête… aide-moi plutôt…
ouvre la malle…; nous devons trouver un costume pour Pozzo
SECONDO: Un costume pour Pozzo…? Tu cherches, quoi…
un seau avec une chaîne à lui attacher au cou ?
PRIMO: Si tu avais lu le canevas, tu saurais que Pozzo est un monsieur… un dominateur…
Un homme de pouvoir… il commande… il a le fouet… lui
SECONDO: (il ouvre le panier et en sort un uniforme nazi, il complète avec des lunettes de soleil, type Ray Ban et un fouet). Ca va comme çà ?
PRIMO: Oui, c'est parfait…
SECONDO: Mais où est-ce que tu as trouvé tout ça ! (en même temps, qu'ils aident Pozzo à s'habiller)
PRIMO: Ce sont des costumes qui sont restés de l'époque où Strelher avait mis en scène "le brave soldat Schweyk", de Brecht; au Piccolo Teatro
SECONDO: …Strelher… Brecht…Schweyk… C'est beau… (au public) Il les dit bien, hein?…
C'est surement des copains à… Beckett (a PRIMO)  … Comment tu écris Schweyk ?
PRIMO: Esse, Cé, ache, double-vé, i grecque, ka…
SECONDO: (admiratif) C'est du français ?
PRIMO: Non!
SECONDO: de l'anglais ?
PRIMO: Non!
SECONDO: de l'Anglais-et même-irlandais !?
PRIMO: Nooon !
SECONDO: de l'ALLEMAND !
PRIMO: Non… Schweyk était pragois… Donc Schweyk est tchèque
SECONDO: Oh, le pauvre…
PRIMO: Pas de blague idiote…
Tchèque de Tchéquie… la moitié de ce qui était autrefois la Tchécoslovaquie…
SECONDO: Quelle culture… Tu en sais des choses…
Tu pourrais être professeur… à l'université Bocconi… (Pendant ce temps, Pozzo s'est vêtu)
ET l'autre… L'autre, comment tu as dit qu'il s'appelle ?..
PRIMO: Lucky… c'est de l'anglais… Ca veut dire "chanceux"…
SECONDO: (Perplexe… il sort du panier une tenue de déporté) Je parie que çà, c'est pour lui…
PRIMO: Exactement ! (ils commencent à l'aider à se vêtir)
SECONDO: Evidemment… un qui a de la chance… c'est logique… il est déporté dans un camp d'extermination… (au public)… imaginez un peu s'il avait eu la poisse…
Dans le genre du fils de celle qui accouche au cimetière…
On l'asperge avec une bouteille d'essence…
Et on lui met le feu, tout de suite, à peine né…
PRIMO: Tu ne comprendras jamais rien…
Lucky a de la chance parce qu'il n'attend plus rien de la vie…
Il a accepté son sort d'esclave… il n'a plus aucun espoir…
SECONDO: Punaise…  y a des gens qui ont un de ces bols..
PRIMO: Oui… Lucky a compris et désormais il ne recherche plus aucune liberté…
Il sait maintenant que toute libération n'est qu'une impossible utopie…
La seule libération qu'il peut vraiment attendre… est celle de la mort…
SECONDO: Rebelote !
PRIMO: Voilà, maintenant ils sont prêts…
Il manque une perruque blanche (ils lui en mettent une)
La laisse…, (il met une longue laisse au cou de Lucky et donne l'autre bout à Pozzo)
(à SECONDO) donne-lui son chapeau… il ne peut pas penser sans chapeau…
SECONDO (à Lucky) regarde-les ces bâtards… ils ont tout de suite fait copain - copain ces deux – là
(Les scènes suivantes prévoient le face à face des deux couples: Lucky et SECONDO, contre Pozzo et PRIMO)
PRIMO: Donc… la scène est la suivante…
Tu es là et tu tentes d'ôter ton soulier mais tu n'y réussis pas…
SECONDO: Oui, bien sur… je peux pas…
ça fait une heure que nous sommes là… et j'ai pas pu encore, enlever c'te chaussure de mon panard
PRIMO: Va-y !
SECONDO (Polémique) Ca va… (à mi voix) Tu me le paieras !
PRIMO: Moi, de mon côté, je scrute l'horizon…
SECONDO: Ouais… Christophe Colomb… "Terre…Terre…"
PRIMO: Je scrute l'horizon et tout d'un coup, je les vois qui arrivent…
Venez ici vous deux… (à Lucky), toi prends la valise et le panier… (Il les emmène vers les coulisses)
Musique !!! (on entend la marche de Radetsky)… entrez en marchant (le public applaudit en mesure)


Improvisation "à quatre"

En avant ! Marquez le pas sur place  Halte… (Fin de la musique)
Très bien, toi maintenant (s'adressant à Pozzo) tu t'assois… non… avec plus de naturel…

(Tout ce qui sera fait maintenant par Pozzo et Lucky, sera fait recommencer plusieurs fois…
Comme si c'était une véritable répétition…
D'abord ce sera la position qui aura été fausse, une autre fois l'intention, une autre fois encore, l'intonation…
SECONDO et PRIMO montreront à chaque fois quelle est la façon correcte de faire
et ils joueront avec les hésitations et les erreurs des malheureux)

Vois-tu… Pozzo est un monsieur… il se lève et s'assied avec naturel
(on répète le "se lever et s'assoir avec naturel")
Maintenant tu as faim et ton serviteur doit te servir à dîner…( R[2] )
Appelle-le… "Hé, chien… dépêche-toi… prépare la table et sers-moi à manger…" ( R )
SECONDO (à Lucky) toi au contraire, tu es très fatigué parce que tu as porté les valises toute la journée, et tu ne lui sers rien du tout, et même tu dors… là, debout…
Fais voir comment tu t'endors ? ( R )
PRIMO: Mais que fait l'esclave… Il dort…
SECONDO: Oui, il dort parce qu'il est très fatigué… Si monsieur veut dîner…
qu'il se débrouille tout seul.
PRIMO (à Pozzo) Donnes-lui un coup de fouet… tu vas voir comment il va se réveiller…
SECONDO: tu n'oseras pas…
(PRIMO prend le fouet des mains de Pozzo et le fait claquer au sol)
… mais tu sais que tu es un vrai bâtard…
PRIMO: Allez bande de CHIENS ! Servez le dîner
(SECONDO et Lucky mettent la table; ils prennent le nécessaire dans un panier à pique-nique)
SECONDO: Ce spectacle ne me plaît vraiment pas, à moi !
PRIMO: Appelles-le maintenant "allez Espèce de porc, viens prendre mon manteau…"
Lèves-toi avec naturel… ( R )
SECONDO: Moi, ceux –là, je vais te les tuer tous les deux (Lucky va prendre le manteau de Pozzo)
PRIMO: Maintenant assieds-toi avec naturel… maintenant, tu veux fumer un peu ta pipe…
Appelles-le "Espèce de porc, viens ici et allumes-moi la pipe…"
SECONDO: N'y vas pas… révolte-toi…
(Coup de fouet – Lucky va tenter d'allumer la pipe de Pozzo)
PRIMO: voyons un peu ce que ces deux bons à rien nous ont préparé (dans l'assiette, il y a une petite cuisse de poulet et une carotte)
Goûtes… ce n'est pas bon… jette-le là…
(SECONDO se précipite pour ramasser, PRIMO fait claquer le fouet)
Laisse tomber… les restes sont pour les chiens…
(SECONDO réussit à prendre la carotte et à la mettre dans sa poche)
SECONDO: Je vais te tuer… Je jure que ce soir, je vais te tuer…
et demain nous serons à la une des faits divers…
Tu sais, j'ai compris pourquoi tu t'es acoquiné avec le directeur du théâtre
pour faire du théâtre de l'absurde…
Parce que comme çà tu peux donner libre cours au bâtard que tu es…
mais dans le prochain spectacle, on fera du Molière
Et je te donnerai assez de coups de bâton pour te faire passer l'envie de faire du Becke"tt"
PRIMO: ce repas était vraiment dégoûtant… vraiment…
(Pozzo répète avec dégoût) ( R )
Lucky est vraiment, plein de bonne volonté… il cherche à se rendre utile pour ne pas se faire licencier…
mais il en est totalement incapable… ( R )
Le pire, c'est le dégoût qu'il provoque en nous lorsqu'il pleure ( R )
Lucky, tu dois pleurer…
SECONDO: Ne lui fais pas ce plaisir
PRIMO: il faut vous fouetter tous les deux ? Bande de chiens ! (le fouet claque en l'air)
SECONDO: Pleures… pleures…, sinon il va nous arracher la peau … (Lucky essaye de pleurer ( R ))
PRIMO: regardes u  peu comme il pleure… les vieux chiens ont plus de dignité… quelle tristesse…
SECONDO: Oh… c'est toi qui nous as dit de pleurer
PRIMO: Ils pourraient tenter de nous divertir… Si au moins ils pouvaient improviser un ballet…
SECONDO: Ben voyons… qu'est ce qu'on est devenus maintenant… les "Claudettes" ?
PRIMO: Non, nous voulons la danse du filet…
SECONDO: Qu'il est beau ce canevas… mais c'est quoi cette danse du filet…
PRIMO: C'est clair… C'est une danse, dans laquelle vous êtes pris dans un filet…
Et vous suffoquez comme des poissons… vous cherchez à vous libérer… vous n'y réussissez pas…
et la danse finit lorsque vous mourrez…
SECONDO: je sais que je me répète…
mais, ce spectacle, à moi, il ne plaît pas du tout !
PRIMO : (Il fait claquer le fouet) DANSER !
(SECONDO et Lucky improvisent une danse du filet-
Accompagnement musical: un morceau de hard rock – à la fin, ils tombent à terre suffocants)
(à Pozzo) Pas mal… quand ils veulent… vraiment…
Allez levez-vous maintenant… c'est à vous que je parle, tas de chiens… levez-vous; il y a maintenant le monologue de Lucky
SECONDO: Maintenant il y a aussi un monologue ?
PRIMO: Certainement !
SECONDO: Fais voir… (il prend le scenario et lit avec Lucky)
"Considère l'existence
Comme elle se déduit des récents travaux publiés par Poinçon et Wattman
D'un Dieu personnel quaquaqua
à la barbe blanche quaquaqua
hors du temps et de l'espace
Lequel, du haut de sa divine apathie, sa divine athambie, sa divine aphasie,
nous aime bien quaquaqua".
Mais qu'est-ce que c'est que ce Bazard…
(au public) Je vous jure… c'est écrit comme çà…
Tu parles d'un théâtre de l'absurde… çà c'est la danse du quaquaqua…
Même Stone et Charden qui sont divorcés, ils ne font plus çà… et on devrait le faire, nous ?
Stop! Nous on refuse! La grève! " Même si des femmes sommes, peur nous n'avons…"
PRIMO: Une fois de plus… comme on voulait le démontrer…
vous ne perdez aucune occasion pour mettre en évidence toute votre superficialité…
et vous laisser emporter par toute votre banalité…
SECONDO: Drapeau rouge triomphera… Drapeau rouge…
PRIMO: Bravo, juste au moment le plus vibrant du texte…
Juste au moment du monologue de Lucky
Le naturel revient au galop…
Vous ne parvenez pas à comprendre et vous faites état de toute votre canaillerie…
SECONDO: Canailles, nous !... et ton pote Beckett alors… avec sa danse du quaqua…
PRIMO: Mais pourquoi ne parvenez-vous pas à comprendre que dans ce monologue…
dans le monologue de Lucky,
Beckett montre les limites de l'homme devant Dieu, devant la nature,
vraiment… devant lui-même… oui…
Beckett nous montre le rapetissement de l'homme
Sous un ciel indifférent et sur une terre impossible
 et il nous fait comprendre que la terre est un lieu fait pour les pierres et non pour les êtres humains…
SECONDO: … Et donc… (air satisfait)
PRIMO: Et alors, quoi ?
SECONDO: … Tu veux que je le dise ?
PRIMO: Dis-le !
SECONDO: et donc nous… nous devons nous suicider…
Comme çà, nous cessons de cassez les burnes
et le public, après s'être diverti avec ses sympathiques réflexions,
Peut s'en retourner chez lui, content et tranquille… Ohhh!
PRIMO: Ca va, ça va, laisse tomber…
(à Pozzo et Lucky) vous vous pouvez enlever ces costumes… de toutes façons… vous avez vu…
Vous avez fait preuve de beaucoup de bonne volonté mais, cependant…
essayer de faire de l'art avec lui…
c'est comme parler de physique nucléaire avec Pamela Anderson… pareil…
SECONDO: Parce que… toi, quand tu rencontres Pamela Anderson, tu te mets à parler de physique nucléaire ?
PRIMO: C'était un exemple…
SECONDO: Nous devons parler sérieusement de l'avenir de notre compagnie…
Sérieusement… trèèèès sérieusement…
PRIMO: en attendant, remercions XX et YY pour leur aimable collaboration
(Marche de Radetsky et applaudissements)
Merci… vous pouvez retourner à vos places… et excusez-le… si c'est possible…
SECONDO: Bon… et maintenant ?
PRIMO: Et maintenant… grande scène finale !


Première scène finale

SECONDO: Enfin… Donc, qu'est-ce qu'on fait…
PRIMO: Rien… la scène finale… c'est comme tout le reste… on attend… c'est un jour, comme tous les autres jours…
Il ne se passe rien… peut-être qu'un jour, l'un de nous deviendra muet…
Peut-être qu'un autre jour, l'un de nous deviendra aveugle… un autre jour encore…
SECONDO: Nous deviendrons sourds…
PRIMO: Normal… un jour nous sommes nés…
SECONDO: … Un jour nous mourrons…
PRIMO: Ce serait bien que ce soit le même jour… au même instant…
SECONDO: Ce serait bien de ne pas porter malheur…
PRIMO: Ce serait bien de réussir à dormir, au moins…
SECONDO: Dans quel sens…
PRIMO: Dans le sens que ce serait bien de réussir à dormir ici… maintenant…
SECONDO: Donc nous, nous dormons… et le public nous regarde dormir…
PRIMO: peut-être que nous rêverons que nous sommes heureux…
SECONDO: Oui, c'est surtout le public qui serait heureux,…
Ca me rappelle ce film d'Andy Warhol…
Il a filmé pendant dix heures un type qui dormait… très beau… avec des effets spéciaux…
On aurait dit Matrix 1, 2 et 3 en même temps,
imagines qu'à un certain moment, même…
Oh, tu ne le croiras pas… il se mettait même à ronfler…
Puis… tout d'un coup… un coup de théâtre… il se retournait et ne ronflait plus…
PRIMO: Mais ne serait-il pas beau de dormir et de rêver d'être heureux…
Pendant que le temps passe…pendant que nous attendons…
"J'ai peut-être dormi pendant que les autres souffraient ?
Je dors peut-être en ce moment…
Demain, demain, lorsqu'il me semblera m'éveiller, que dirai-je de cette journée…
Sans doute dirai-je que mon ami Estragon,
A attendu Godot dans ce lieu désert, jusqu'à ce que la nuit tombe…
Que Pozzo soit passé avec son esclave et qu'il nous ait parlé…
Mais dans tout cela, quelle sera la part du vrai ?
Nous attendons…
Et entre temps au fond de la fosse, le croque-mort manipule ses fers, pensif…
Il nous laisse encore un peu de temps pour vieillir…
Il écoute l'air qui résonne de nos cris…
Mais je parle avec toi, qui dors…
Tu dors et tu ne sais rien… tu dors et tu n'es rien…
Désormais, je ne peux plus avancer…
(au public) laissons-le dormir…"
SECONDO: Grand… grand… quel immense acteur… vraiment un immense acteur de pure race (il demande les applaudissements du public)
PRIMO: Merci… merci
SECONDO: Bien… maintenant, (il regarde sa montre) attendre, nous avons attendu…
L'acte final, on l'a fait… donc maintenant, je crois que nous pouvons nous en aller…
De toutes façons, si j'ai bien compris… ton ami ne viendra ni ce soir, ni demain ni jamais…
PRIMO: d'abord, nous devons attendre le messager…
SECONDO: Ah, c'est vrai… Godot ne vient pas… mais il envoie un messager
PRIMO: Oui, le messager viendra par là
D'abord, il frappera timidement, puis il s'approchera,
Nous le reconnaitrons… c'est le même qui vient tous les soirs…
Il nous dira que c'est Godot qui l'envoie… il nous dira que Godot, ne peut pas venir ce soir…
Que Godot est malade, mais qu'il ira mieux demain et que demain il viendra sûrement.
Nous chercherons à savoir à quoi ressemble Godot,
si Godot est riche, si Godot est vieux, s'il est barbu, si sa barbe est blanche…
nous lui demanderons si Godot est généreux…
Le garçon commencera à répondre…
Puis, tout d'un coup, en toute hâte, comme s'il était apeuré, il s'enfuira…
A ce moment-là, nous pourrons partir nous aussi…
SECONDO: Pourquoi on n'irait pas le trouver, nous ?
PRIMO: Mais parce que ça n'a rien à voir, parce que ce n'est pas écrit dans le canevas !
SECONDO: Excuse-moi mais, s'il est malade, il me semble que la moindre des politesses, c'est d'aller le voir…
PRIMO: Ne dis pas de bêtises
SECONDO: Peut-être qu'il nous offrira à manger…
PRIMO: Il ne peut pas !
SECONDO: Comment çà, il ne peut pas…
Si c'est lui qui vient, il nous donne à manger, il nous fait dormir, sur la paille au chaud…
Si c'est nous qui y allons… rien…
PRIMO: Rien !
SECONDO: Pourquoi ?
PRIMO: Parce que non !
SECONDO: "Parce que non"…, c'est pas une réponse…
PRIMO: Ouf… Parce qu'il est mort…
SECONDO: Mais alors, le garçon…
Toutes ces choses, que Godot est vieux, riche, barbu…
PRIMO: Des bobards… rien que des bobards! Godot est mort… raide mort… point à la ligne!
SECONDO: Ah… Voilà enfin la vérité…
Voilà qui est mort… voilà pourquoi tu t'es habillé comme ça dès le début…
voilà le pourquoi de tous ces discours… " Elles accouchent à cheval sur une tombe…"
et "nous devons mourir ensemble"… et la passerelle d'Ikéa…
PRIMO: Oui, c'est çà la vérité…
SECONDO: Bon, partons… que j'ai une de ces faims…
PRIMO: Non, sur le canevas il y a écrit que nous devons attendre le garçon…
Tu vois (Il ouvre le canevas) " on entend frapper timidement…"
SECONDO: D'accord, on attend…


Deuxième scène finale ou, "une scène déjà vue"

(On entend trois coups tonitruants, comme d'une masse sur une porte)
PRIMO: Le voici !
SECONDO: (Terrorisé) "Timidement", va-te-faire-fiche…, qu'est ce serait si c'était écrit "avec force"… il foutait par terre le théâtre…
(On joue l'ouverture du Don Giovanni de Mozart)
Mais… Mais qu'est-ce que c'est cette musique…
PRIMO: Je ne sais pas… "il me semble l'avoir déjà entendue"… mais je ne me rappelle pas…
SECONDO: Mais comment "il me semble l'avoir déjà entendue"… nous l'avons déjà entendue, et comment…
PRIMO: Quand ?
SECONDO: Lorsque nous avons joué Don Giovanni… tu ne te rappelles pas ? Le thème du commandeur…
PRIMO: Et quel est le rapport ?
SECONDO: J'ai un pressentiment…
PRIMO: Quel pressentiment ?
SECONDO: Godot est bien mort ?
PRIMO: Certainement !
SECONDO: Nous devons bien dîner avec Godot ?
PRIMO: Certainement !
SECONDO: Le commandeur, lui aussi était mort !
PRIMO: Et alors ?
SECONDO: Le commandeur lui aussi, devait dîner avec Don Giovanni !
PRIMO: Je ne comprends pas !
SECONDO : (Bouleversé) ils ont échangé leurs rôles… Godot n'est pas allé chez Don Giovanni… Et le commandeur, vient nous chercher, nous…
PRIMO: quelles sottises!
SECONDO: Sottises ? (SECONDO, se précipite pour regarder dans la coulisse, il en retourne terrorisé)
C'est lui… je te dis que c'est lui!!! C'est terrible!
(SECONDO mime la statue du commandeur qui avance gauchement, qui menace de prendre PRIMO et de le manger tout cru, comme une carotte, qu'il sort de sa veste, la recrache,
Puis il prend le balai et frappe trois fois, lourdement, sur le parquet
SECONDO gardera e balai dans ses mains et en jouera et l'utilisera comme arme de défense jusqu'à la fin).
PRIMO: Mais ne t'inquiètes pas… Il n'y a aucune raison d'avoir peur…
SECONDO: … ET comment!.., tu me dis que nous devons mourir ensemble depuis le début du spectacle…
Maintenant tu es content… Tu as  réussi à trouver le moyen…
PRIMO: Absolument pas… ne t'inquiètes pas… allons par là… nous allons lui expliquer la situation…
SECONDO: Non-non-non-non- nnon ! Moi je ne vais nulle part...je reste ici jusqu'à ce que le danger disparaisse... ( A nouveau trois coups… pendant que la musique se fait menaçante)
Au secours !!!
PRIMO: Allons !
SECONDO: Tu es fou…
(Se tournant vers le fond de la scène) On n'est pas là !!!
(A nouveau trois coups) Il n'y a personne !!!
(A nouveau trois coups) On est parti chez Godo"tt"!!!
(A nouveau trois coups)
PRIMO: J'y vais (il s'éloigne)
SECONDO: N'y vas pas !!! (PRIMO disparait dans la coulisse)
Voilà… Je le savais… Je l'avais dit…A moi, ce spectacle, il ne me plait pas du tout !
(Il va vers la coulisse pour voir ce qui s'y passe,
Il fait signe au public que quelque chose de terrible est en train de se passer)
Je l'avais dit moi qu' il n'y croyait pas
(Il imite le commandeur) "Repens-toi, indigne… repens-toi indigne"
Dis-lui que tu n'es pas Don Giovanni…
Il n'y croit pas… Je l'avais dit qu'il n'y croyait pas…
En plus lui, le pôvre, c'est qu'avec les filles, il n'a pas tant de succès que çà…
et maintenant, il va mourir à la place de Don Giovanni…
(Mettant ses mains en porte-voix) Dis-lui, qu'il aille prendre le directeur du théâtre…
(Il regarde) Nooon, nooon! Ne lui donne pas la main…
Ce type a une main à trois-cents mille volts… (bruits de catastrophe)
Voilà ! Il la lui a donnée! Saloperie…
On se croirait dans Highlander… lorsque toutes les vitres volent en éclats… Misère de misère…
Maintenant, il est en train de l'enfoncer dans le sol…
PRIMO: … Une Black & Decker humaine…
Mais c'est quoi… un canal direct pour l'enfer…
(SECONDO se protège) C'est pas croyable… des flammes… des explosions… un désastre…
(Il va dans la coulisse et revient avec des lambeaux d'étoffe du costume de PRIMO, roussis et fumants, pendants au manche du balai)
Adieu PRIMO…
Voilà ce qui arrive à vouloir faire le théâtre de l'absurde…
Voilà… voilà… et maintenant, qui va me payer, moi…
Monsieur le directeur… Monsieur le directeur…!
(Il hurle) Ma paye, ma paye… Ma paaayyyeee!


Troisième et dernière scène finale

(Il jette le balai et sort en courant, à travers le plateau. – PRIMO rentre tout roussi)

PRIMO: SECONDO! Où vas-tu… n'aies pas peur… Il ne m'a rien fait… calme-toi…
Il n'y a pas de théâtre de l'absurde… Il n'y a pas de commandeur à trois cents mille volts, qui tienne…
Reviens ici… tant qu'il y aura le théâtre…
Il n'y aura rien… RIEN qui ne puisse détruire les comiques et la Commedia dell'Arte…

(SECONDO revient – embrassade finale)





[1] Bien évidemment, la traduction française, adoptera le même procédé: le français académique sera réservé à Primo. Pour les raisons avancées par l'auteur, SECONDO n'utilisera la même langue que pour singer ou se moquer de PRIMO. Autrement, il utilisera le parler populaire.
Afin de rendre en français un effet équivalent au dialecte bergamasque utilisé par l'auteur, nous avons pris le parti de recourir au langage parlé de la rue ou au langage des campagnes parodié (Ndt)
[2] R = Répétition de  l'action. (ndt)