Histoire de Flèche, la chaise.
I
Il
était une fois une chaise.
C'était
une belle chaise, on aurait même dit une chaise ancienne, en bois travaillé,
avec un siège en tapisserie. Pas une de ces chaises équarries et dures qu'on
vend aujourd'hui.
Elle
travaillait dans une belle maison. Une maison individuelle avec un jardin et un
garage, près du centre-ville.
Elle
n'habitait pas dans un quelconque appartement, dans une quelconque copropriété,
dans n'importe quelle rue. Le maître de maison était un avocat important, une
personne sérieuse. Avant de déjeuner, il lisait toujours les nouvelles
poltiques sur le journal et à table, il écoutait toujours le journal télévisé
en mangeant.
La
chaise devait rester tout le temps bien comme il faut, près de la table, à
moins que quelqu'un ne veuille s'assoir dessus. Parfois, on la déplaçait pour bien
nettoyer sous la table, mais la plupart du temps elle devait rester là bien
tranquille.
A
la maison, en plus de l'avocat, il y avait sa femme, ses enfants (deux garçons
de huit et dix ans) et la bonne.
Parfois,
l'après-midi, les garçons jouaient dans la salle à manger et, cela ne
déplaisait pas à la chaise. Les garçons jouaient avec elle... Ils faisaient
comme si elle était le wagon d'un train, ou bien une montagne à escalader, ou
encore, un cheval dans des batailles entre cow-boys et indiens. La chaise
n'aimait pas trop faire la montagne à escalader, aussi parce que souvent, ils
la mettaient sur la table, dans des positions étranges et lui montaient dessus avec leurs pieds...
puis, arrivaient la maman et la bonne qui haussaient la voix, renvoyaient les
enfants et la remettaient en place. Faire le cheval dans une bataille entre
indiens et cow-boys lui plaisait beaucoup, au contraire. Elle avait vraiment
l'impression d'être un vrai cheval et de courrir à travers d'immenses prairies.
Une fois elle avait vu à la télévision un joli film où l'on voyait de vrais
chevaux avec des peaux-rouges qui galopaient dans la grande prairie... Ca oui,
ce devait être une belle vie. Le héros était un cheval blanc très rapide, (à
vrai dire, il était gris mais, à elle, il paraissait blanc), tellement rapide
que son cavalier, Ombre Silencieuse, un guerrier apache très valeureux, l'avait
appelé Flèche.
Ce
qui au contraire ne lui plaisait vraiment pas, mais alors pas du tout, c'était
l'après-midi, lorsque la femme de l'avocat, s'asseyait juste sur elle, pour
regarder son feuilleton favori à la télévision.
Pour
mieux comprendre combien cette situation était désagréable, il faut préciser un
détail: la femme de l'avocat avait un postérieur terrifiant... un postérieur
tellement gros qu'il ne rentrait pas tout entier sur le siège... un postérieur
tellement lourd que chaque fois que madame s'asseyait, elle se sentait
suffoquer. Et puis ce feuilleton: une histoire d'une infinie stupidité... et en
plus, elle devait supporter les commentaires de madame et de la bonne, Martine,
qui elle aussi était assise devant la télévision avec un kilo de petits pois à
écosser ou quelque autre légume à préparer pour le dîner.
"C'est clair que lui, c'est vraiment un
bâtard",
"Mais elle aussi, qui lui a fait croire,
qu'il est le père de l'enfant... Elle n'est pas vraiment honnête...",
"Qui sait comment elle va s'en tirer, avec
cet enfant, maintenant aussi qu'elle n'a plus de travail...".
C'était
le pire moment de la journée.
Une
fois qu'elle n'en pouvait vraiment plus, elle se mit à penser qu'elle aurait
vraiment voulu s'en aller.
Oui,
s'en aller et devenir un cheval. Un de ces chevaux qui courrent dans les
grandes prairies. Certes ce n'était pas facile. Elle n'avait jamais bougé de
l'endroit où on l'avait placée.
Elle
commença à rêver. Si elle avait été un
cheval elle aurait tellement aimé s'appeler Flèche, elle aussi, comme celui
d'Ombre silencieuse.
Vous
savez comment c'est, lorsque l'on commence à rêver... on commence à y penser...
on continue d'y penser... on y pense toujours plus et à la fin, on ne pense
plus à rien d'autre ... tous les jours. La nuit, on ne dort plus. On ne pense
seulement qu'à réaliser son rêve.
La
chaise pensait dans son for intérieur: "... Je devrais esssayer de me déplacer au moins un peu... de quelques centimètres...
une fois les premiers centimètres passés, le plus dur est fait... puis je
retournerai à ma place mais entretemps, je me serais déplacée... et si je n'y
arrivais pas ? Voilà presque cinquante
ans que je suis dans cette maison et je ne me suis jamais déplacée... si je
découvrais que je ne peux me déplacer et que je devrai rester ici pour
l'éternité, je deviendrais certainement folle... je dois réussir, je dois
absolument réussir... je dois réussir. Même d'un centimètre... rien qu'un
centimètre mais il faut que je réussisse."
Et
ainsi, une nuit de mai, une nuit que sa tête explosait, le coeur affolé,
tremblante de peur, elle se dit: c'est maintenant ou jamais! Elle sentit chaque
fibre de son bois se contracter dans une tension qu'elle n'avait jamais
éprouvée auparavant... et elle se déplaça.
Lorsqu'elle
se fut déplacée, tout d'un coup, son âme fut envahie par une sensation de bien
être.
Elle
s'arrêta un instant pour se reposer et tenter de bien comprendre ce qui venait
de se passer. Comme cela avait été facile! Elle aurait même pu le refaire. Elle
regarda la table... elle s'était déplacée d'un bon peu... bien plus qu'un
centimètre... au moins sept ou huit... (elle aurait voulu dire dix mais cela
lui aurait semblé tricher avezc elle-même).
C'est
à cet instant qu'elle eut une pensée qui la fit trembler... "Serai-je capable de le refaire ?".
Elle
retenta. Elle réussit à nouveau. Moins que la première fois... quatre ou cinq
centimètres mais cette fois-ci, au prix d'un effort nettement moins important.
Elle avait été capable de recommencer! La chaise se sentit profondément
heureuse, au plus profond d'elle même mais aussi épuisée... Et elle se laissa glisser
dans le sommeil.
Elle
se réveilla tout d'un coupe matin suivant. La maitresse de maison la remit à sa
place, d'un mouvement brusque, appuyée à la table, en murmurant: "Je voudrais bien savoir qui a laissé un tel
désordre... " La chaise pensa: "tu peux bien faire ta despote... tu verras ce que je ferai, dès que
j'aurai appris à bien me déplacer comme il faut...".
II
Cette
journée passa rapidement. La chaise ne prêta attention à rien de ce qui se
passait autour d'elle. Elle pensait seulement à ce qu'elle aurait fait le soir.
Elle faisait des projets.
"Je pourrais aller jusqu'à la fenêtre,
regarder un peu dehors et puis retrourner à ma place... de façon que personne
ne s'apperçoive de rien... c'est dangereux... si quelqu'un se levait la nuit pour
aller prendre quelque chose à la cuisine... un verre d'eau...ou un
digestif...ou même se faire une camomille... non, non, non... c'est trop
dangereux", et puis, elle ne savait pas comment elle aurait supporté la
fatigue, de la table à la fenêtre, il y avait au moins trois mètres... six entre
l'aller et le retour... "Non, non, ... ce soir c'est trop tôt pour ce
genre d'entreprise."
De
plus, elle avait pensé que ses deux déplacements de la veille avaient été tous
droits... mais qu'elle aurait-elle pu tourner à droite ou à gauche? Elle aurait
du essayer de tourner... Elle se serait limitée à faire un demi-tour sur elle
même... dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, puis retourner à sa
place en tournant en sens iverse... "Excellente
idée, oui!".
Elle
commença à penser à la façon dont elle aurait du coordonner ses mouvements pour
effectuer les rotations prévues. Elle échafauda quelques hypothèses, et elle
décida q'elle les aurait expérimentées le soir même. Elle aimait cette façon de
penser, cette capacité de programmer ses actions de façon rationnelle... scientifique,
en un certain sens.
Le
soir arriva vite. Lorsque les lumièresfurent éteintes, la chaise était déjà
très troublée mais forttement maitresse d'elle-même. Elle attendit que tout fut
silencieux alentour.
Finalement,
lentement, bien attentive à ne pas faire de bruit, au prix d'un petit effort
parfaitement contrôlé, elle se détacha de la table. Elle se détacha encore un
peu... puis elle fit une première tentative de rotation... Parfait! Elle était
entrain de tourner sur elle-même! Encore...encore...encore! Peu à peu, dans le
noir presqu'absolu, elle perçut un changement de prospective. Elle continua
jusqu'à ce qu'elle eut effectué un demi-tour. Elle n'avait aucune idée du temps
qui s'était écoulé; cela lui semblait un temps très long et très court à la
fois. Elle était un peu désorientée.
"Bien, -se dit-elle-, maintenant il faut que
je retourne à ma place". Un travail de précision mais la chaise le fit
sans hésitations, et même avec une certaine satisfaction.
Voilà...
maintenant, elle était parfaitement retournée à sa place. Sa dernière pensée,
avant de s'arrêter, fut pour la femme de l'avocat. " ... Et demain matin, je voudrais bien voir si tu t'apperçois de quelque
chose!".
La
chaise avait raison, le lendemain matin, Madame ne s'aperçut absolument de
rien... mais cette nuiit-là, il s'était passé quelque chose de très, très
important.
III
Les
jours suivants, elle conçut toutes les étapes qui l'auraient emmenée jusqu'à sa
nouvelle vie; on ne devient pas un cheval..., comme çà, d'un jour à l'autre,
sans une sérieuse préparation. Chaque chose devait être planifiée avec soin.
Avant tout elle devait acquérrir plus d'habileté à se déplacer et à bouger sur
elle-même; puis elle devait s'entrainer dans le salon... Un jour, elle avait vu
à la télévision, un concours hyppique où les chevaux concourraient avec force et
habileté mais sans rien perdre de leur élégance; au contraire, en la faisant
passer au premier plan. Voilà, elle voulait devenir ainsi. Forte, agile,
élégante. Pourquoi ne pas mettre la barre tout en haut? De plus, on ne vit
qu'une seule fois et elle avait déjà perdu trop de temps dans cette maison.
Evidemment,
les exercice d'agilité et en particulier de saut, demandaient de l'espace et
une certaine liberté de mouvement. Il fallait attendre que la famille parte
passer un week-end dans leur maison en Ligurie, au bord de la mer et alors
seulement, elle aurait pu s'entrainer à son aise.
Il
fallait rester calme, ne pas se précipiter et risquer d'être découverte juste
maintenant.
Elle
imaginait la scène, si Madame l'avait surprise en train de sauter par dessus le
divan... nul doute qu'elle se serait mise à crier qu'il y avait des esprits
dans la maison et qu'il fallait appeler un exorciste pour bénir le foyer...non,
non, du calme, c'est maintenant qu'il fallait faire attention à ne pas faire de
faux pas.
La
chaise attendit patiamment que la famille s'en aillle en Ligurie... à Sainte,
disaient-ils... e pendant ce temps là, chaque nuit, un exercice: un jour autour
de la table, une promenade jusqu'à la porte-fenêtre, un coup d'oeil à la vitrine où Madame rangeait
ses joujous... bombonnières, statuettes, petites boites en céramique, petites
cloches en cristal... une collection d'une banalmité absolue. La chaise se sentait
orgeilleusement supérieure. Des horizons sans frontières... elle rêvait d'autres
choses que de bombonnières!
Un
soir, elle resta là à regarder pendant une petite demi-heure, dehors par la
fenêtre; il lui semblait que le ciel lui
était familier... Tout d'un coup elle reconnut cinq petites étoiles très
lumineuses, presque alignées... Mais oui! C'étaient les étoiles qui indiquaient
la direction de leur village. Lorsqu'ils s'étaient déplacés pendant un bon
moment, pour une battue au bison ou pour un combat contre les visages pâles,
puis qu'ils retrouvaient le chemin du village en suivant les étoiles de l'arc..Eux,
ils les appelaient ainsi ces cinq étoiles! Merveilleuse intuition! Si elle, une
fois libre, avait suivi les étoiles de l'arc, elle serait certainement arrivée
aux immenses prairies.
Une
grande joie envahit son âme. Elle avait trouvé la lumière qui devait la guider
dans son voyage vers la liberté. Elle retourna à s aplace.
Elle
retournait toujours à sa place à la fin de ses exercices et elle restait là,
tranquille, comme si de rien n'était, à attendre que la vie, dans la maison,
reprenne le matin, comme d'habitude.
Ce
qui l'amusait le plus dans ces moments-là..., était de regarder les autres
chaises... cinq..., toutes pareilles à elle, fabriquées en même temps qu'elle.
Elles retaient là, impassibles, immobiles, comme s'il ne s'était rien passé...
elles faisaient semblant de dormir... ces hypocrites. Les pauvres.On les avait
mises là et là elles y seraient restées jusqu'à ce qu'un jour, quelqu'un les ait
envoyées à la décharge ou même, à l'incinérateur. C'était çà la vie ? Bien sur
que non! Et pourtant, elles ne bougaient
pas!
IV
Finalement,
le week-end en Ligurie arriva. Préparatifs. Achats et provisions, comme si en
Ligurie on ne troubait pas d'eau minérale! Mais la chaise avait autres choses à
penser... De l'eau minérale... tu parles!
Lorsque
la porte de la maison fut fernée, elle attendit d'entendre que le portail du
garage s'ouvre, que la voiture démarre, qu'elle maneuvre..., la fermeture, le
silence.
Silence.
Silence! Libre. Désormais, elle pouvait faire tous les exercices qu'elle
voulait, même en plein jour! Elle pouvait même faire du bruit... que les autres
chaises l'arrêtent, si elles en avaient le courage!
Elle
commença à sauter, à courrir, puis à nouveau à sauter toujours plus haut, puis
à courrir de nouveau, toujours plus vite mais sans jamais perdre le contrôle:
attention! Attention à ne pas faire tomber des vases, à ne pas déplacer les
coupes en argent, à ne pas heurter les cadres, à ne pas s'égratigner, à ne pas
se faire mal... tout un tas d'erreurs impardonnables
Ce
fut une semaine innoubliable, pouvoir se déplacer sans sans craindre de faire
du bruit... S'immaginer d'être aux côtés d'autres chevaux, courrir libre jusu'à
l'épuisement, jusqu'à ce que le soleil ait disparu derrière les montagnes et
puis, rester là, dans le vent frais du soir, en sueur, à écouter son coeur
battre, impétueux. La vie! Cà oui, c'était la vie!
A
chaque évolution, elle se racontait ce qu'elle imaginait qui était en train
d'arriver. " Voici Flèche, le
magnifique destrier blanc, qui traverse sans hésitation et sans fléchir le
désert de la mort, où des dizaines de chevaux vaincus par la chaleur et la
soif, sont écroulés à terre, inanimés. Voici maintenant, que d'un seul bond,
elle passe d'une rive à l'autre du grand fleuve qui a creusé le cañon de
l'antilope...."
Lorsque
le dimanche soir, elle reprit sa place pour attendre le retour de la famille,
elle se sentait prêtte... Oui! Elle se sentait être bel et bien un véritable
cheval. Il lui fallait seulement attendre l'occasion...
C'aurait
pu être un après-midi d'été... un de ces chauds après-midi où, pour faire
circuler un peu d'air, on descend les bâches sur les balcons et on laisse les
portes entr'ouvertes. Et alors, sans hésitations, un bond et hop, libre...,
libre par les routes du monde, libre de galopper, libre de courir, libre de
connaître d'autres chevaux, libres comme elle.
Et
cela se passa ainsi.Tout simplement.C'était un des premiers jours de juillet,
un mercredi, aux premières heures de l'après-midi. D'un bond d'une grande
élégance, la chaise se retrouva dans la rue... Il n'y avait presque personne,
il faisait trop chaud et beaucoup de gens étaient en vacances. La chaise se
retrouva dans la rue et sa vie antérieure était déjà complètement oubliée. L'avocat,
les enfants, Madame, Martine la bonne, ses cinq compagnes...brûle vie
antérieure, brûle! Flèche est libre désormais. Que se passera-t-il, lorsqu'ils
s'appercevront de son absence ? Qui s'en soucie ! Le futur. Ce qui compte c'est
seulement le futur. Et maintenant en avant, allez, droit devant, au galop vers
les étoiles de l'arc.
La
chaise courrait, parfois dans la rue, quelqu'un s'atrrêtait en la voyant
arriver, se déplaçait, restait là bouche bée, sans comprendre et puis,
regardait autour de lui... c'était une plaisanterie? Il y avait quelque caméra
cachée qui filmait les réactions des passants? Où était-elle cachée cette
camera?... Bien sur..., quelle idée, une chaise qui court toute seule dans la
rue... mais où est le truc? Des fils? Mais qui la fait bouger? Elle est
peut-être télécommandée... un robot... ce doit être un truc japonais... ou bien
non, chinois... aujourdhui les chinois...
Mais
la chaise était passée désormais, elle avait tourné à l'angle et on ne la
voyait déjà plus.
Où
allait-elle? Droit devant. Tout droit vers les étoiles de l'arc. Tout droit et
loin, loin de cette maison, loin de ces rues du centre ville, loin de cette
prison.
V
Les
belles maisons du centre ville avaient disparu, les rues maintenant étaient
bordées d'immeubles gris. Les rideaux métalliques des magazins étaient encore
baissés et pleines de grafittis, ceux que les jeunes dessinent la nuit avec des
bombes de peinture. Parfois, une esplanade ou même un terrain inculte en
instance de cosntruction, s'ouvrait entre deux immeubles.
A
un certain point, après les dernières maisons, dans un espace nettement plus
grand que ceux qu'elle avait vus jusqu'ici... un enclos fait de barrières, de caravanes et, au
milieu, un énorme chapiteau de cirque à rayures blanches, bleues et rouges et
plein d'étoiles... et des lumières... des lumières intermittentes.
Jusque
là, elle n'avait vu de cirque, que seulement à la télévision. Elle se rendit
compte à cet instant, qu'elle n'avait vu un tas de choses, seulement à la
télévision. Evidemment, en restant toujours au salon, on ne pouvait rien voir
d'autre que la télévision. Elle se souvenait qu'au cirque, on pouvait voir des
jongleurs, des trapezistes, des acrobates, des clowns,...mais surtout des
animaux dressés. Quelle émotion! Elle aurait pu enfin rencontrer des chevaux
pareils à elle!... Oui, les tigres aussi sont intéressants, et aussi les
éléphants sont capables de faire des exercices... les éléphants, grands dieux,
l'énorme postérieur de la maitresse de maison lui vint à l'esprit... non,
non... pas de tigres, éléphants, phoques, ou serpents... des chevaux! Elle
voulait rencontrer des chevaux.
Elle
sauta les barrières avec aisance et assurance, comme si elle n'avait jamais
rien fait d'autre de toute sa vie et elle se dirigea sans hésitation vers les
cages où étaient parqués les animaux, entre deux spectacles.
Il
y avait une puanteur dans l'air, qui rendait l'ambiance peu agréable. A dire
vrai... l'éléphant venait de juste de faire trente kilos de crotte... bien sur,
c'est dans sa nature... mais, la puanteur, ça pue.
Le
premier animal qu'elle rencontra fut un paon. On le gardait au cirque parce,
lorsqu'il fallait changer de décor entre deux numéros, il sortait sur la piste,
faisait un tour... et quand il faisait la roue, il y avait toujours le choeur
habituel des "oh"... mais à part ça; il ne savait pas faire grand
chose.
La
chaise s'approcha de lui. Le paon, se sentant observé (même s'il ne comprenait
pas très bien ce qui se passait) se souleva, bomba le torse et il commença à
marcher lentement, droit devant lui. On aurait dit presque qu'il attendait que
quelqu'un lui demande de faire la roue... pour pouvoir refuser. Il adorait se
faire prier. Il ne vint pas le moins du monde à l'esprit de la chaise, de se
mettre à prier le paon... elle avait bien d'autres choses en tête, et donc avec
une certaine dose d'ingénuité insolente, elle demanda: " Pardon, sais-tu où je pourrais trouver mes
semblables?"
Le
paon resta interloqué. Il ne comprenait pas. La chaise ne lui demandait donc
pas de faire la roue? Et surtout... de quels semblables parlait-elle? D'autres
chaises? A part que dans le cirque il y avait des bancs et non des chaises...
Il resta là, immobile, le regard fixe, dans le vide... un regard pas très
intelligent, pensa la chaise; et alors, elle répéta sa demande mais un peu plus
clairement: "Pardon, où sont les
chevaux?"
La
paon fut encore plus interloqué, il commença à émettre un bruit étrange... un
gargouillis qu'on ne comprenait pas. On aurait dit qu'il avait avalé quelque
chose de travers. Peut-être avait-il peur... mais il ne réussissait pas à
crier, peut-être tentait-il de rire... mais il ne réussissait pas à respirer.
Il restait ainsi, planté là.
La
chaise comprit qu'elle avait rencontré un parfait imbécille. Si elle voulait
rencontrer les chevaux elle devait aller les chercher toute seule, et c 'est ce
qu'elle fit. Elle prit congé du paon et en avant. Elle passa près de plusieurs
cages, l'une avec un couple d'éléphants endormis qui ne s'apperçurent même pas
de sa présence, une autre avec des singes qui, lorsqu'elle la virent,
commencèrent à hurler comme des fous de terreur, une autre encore avec un lion,
très occupé avec sa lionne... lorsqu'il la vit, il s'arrêta un instant, puis
comme si de rien n'était, il reprit son affaire.
Finalement,
dans un enclos, dans un endroit en plein air, les voilà! Douze liptzans,
manteau gris, en sueur mais très élégants... exactement comme elle. Ils se
reposaient après le travail d'après-midi... Leur dompteuse était entrain de les
dresser pour un nouveau numéro, quelque chose qui ne se fait qu'à la Haute Ecole
de Vienne. Maintenant ils étaient seuls et ils attendaient que les lads, armés
de seaux et de brosses, viennent les étriller , les nettoyer et les raffraichir.
La
chaise s'approcha de l'enclos; elle était heureuse et émue... elle ne savait
pas bien quoi dire... comment s'adresser à ces splendides animaux. Elle resta
là, qelques instants en silence, espérant que l'un d'entre eux la reconnaisse
et s'adresse à elle, mais personne ne lui fit un signe.
Elle
prit alors alors son courage à deux mains et elle prit l'initiative: "Salut les gars... c'est moi, Flèche...".
Ses
paroles ne suscitèrent aucun enthousiasme , seuls trois d'entre eux se
retournèrent pour la regarder en levant un peu la tête. On aurait dit qu'ils
disaient: "... C'est à nous que tu
parles?".
Flèche
poursuivit: "... je me suis enfuie
de la maison cet après-midi et j'ai traversé toute la ville en courant,... au
galop...".
Un
des chevaux fit un signe aux autres et il se tourna de l'autre côté; la chaise
crut entendre une phrase à mi-voix: "Pas
de familiarité... faites comme si de rien n'était...".
La
chaise n'avait certes pas un caractère à abandonner facilement et puis, elle
avait sans doute mal entendu.
"
Les gars, je suis entrain d'aller à la
recherche des grandes prairies... Là-bas, nous pourrons enfin courrir en toute
liberté... Là-bas il n'y a ni enclos ni dompteur avec des fouets... Là-bas,
personne ne vous contraindra à faire des exercices stupides et fatigants...Allez,
venez vous aussi; pour vous, il suffira d'un instant pour sauter!".
Les
chevaux étaient seulement légèrement agacés; ils échangèrent quelques coups
d'oeil perplexes et ils s'éloignèrent de la proximité de la chaise presque avec
indifférence. Quelques instants plus tard arriva un lad avec des seaux et des
brosses et les chevaux allèrent immédiatement à sa rencontre.
La
chaise le prit très mal. Ils ne lui avaient même pas adressé la parole... c'est
vrai qu'ils étaient les liptzans; eux, ils travaillaient dans un cirque,
lorsqu'ils faisaient leurs évolutions ils recevaient des applaudissements et
des morceaux de sucre mais, la liberté... la liberté c'est la liberté... et les
grandes prairies..!
Elle
resta là, à les regarder encore quelques instants, puis elle commença à
s'éloigner... en marchant.
Lorsqu'elle
eut parcouru une vingtaine de mètres, elle s'arrêta et se retourna pour
regarder encore uen fois ces splendides animaux.
Il
lui sembla que le gris de leur manteau était plus gris que blanc... et il lui
sembla aussi que l'un des chevaux, le plus petit, sans doute le plus jeune, se
soit retourné pour regarder dans sa direction.
VI
La
chaise était un peu déçue, nul ne peut le nier. Elle avait imaginé que les
chevaux auraient cueilli l'occasion et qu'ils seraient partis tous ensemble.
Qu'est-ce
qui n'avait pas fonctionné? Pourquoi un tel comportement ? Quelques fois à la
télévision, elle avait entendu parler des étranges comportements et des
étranges psychologies des êtres humains, mais elle aurait juré que les chevaux,
tout comme elle, raisonnaient de façon différente.
Elle
n'avait plus envie de courrir pour aujourd'hui. Elle marchait d'un pas rapide,
ça oui, mais l'enthousiasme et l'envie de courrir, lui étaient passés ce jour-là.
Malgré
tout, elle était contente. Les rues goudronnées avaient pris fin: les blocs
d'immeubles étaient loin et on ne sentait seulement que l'odeur de l'herbe et
la fraîcheur de la brise du soir. Elle marchait maintenant dans les champs
depuis plus d'une heure, lorsqu'elle se rendit compte que sa route croisait un
canal dans lequel l'eau qui servait aux paysans pour irriguer les champs coulait,
très impétueuse.
Elle
aurait voulu d'un simple bond, passer sur l'autre rive, mais en vérité elle eut
un peu peur... elle commençait à être fatiguée; et si elle tombait à l'eau? Où
le courant aurait pu l'entraîner ? Elle n'avait pas peur de se faire mal mais
plutôt d'aller s'encastrer dans les écluses et d'y rester bloquée. C'était
un risque que, même si hautement
improbable, elle ne pouvait absolument pas se permettre de prendre. Il valait
mieux longer le cours d'eau jusqu'à ce qu'elle trouve un pont ou un point où
pouvoir traverser en toute sécurité.
Elle
chemina et elle commença à observer autour d'elle ce nouveau paysage méconnu.
Bien vite elle se retrouva près d'une rangée d'arbres qui flaquaient le canal.
Le soleil se couchait , le vent passait dans les branches, les seuls bruits qu
l'on entendait était le froissement des feuilles et le gargoullis de l'eau. C'était
très beau et elle avait désormais cessé de penser aux chevaux du cirque. Elle
s'arrêta un instant, elle voulait jouir pleinement de ce premier soir de
liberté.
Tout
d'un coup, elle sursauta; une voix en colère lui avait intimé de façon
péremptoire: " Alors, tu dégages ou
non !?" la voix venait d'en haut... qui pouvait bien lui parler? la
chaise se retourna d'un coup et elle se mit à regarder à travers les branches.
"Ne me regarde pas, crétine!.. regardes de
l'autre côté du canal!"
"Mais, si tu es sur l'arbre, pourquoi
devrai-je regarder de l'autre côté du canal ?",
"Parce que si tu regardes vers moi, ils me découvrent,
crétine!"
Deux
phrases et deux "crétine!" qui que ce soit qui était sur l'arbre, ce n'était
certainement pas quelqu'un de très sympatique.
"
Pardon mais, qui es-tu ? Que fais-tu sur
cet arbre ?"
"Mais qui est-ce qui me l'a fichue, cette-là
? Mais il faut que ce soit juste à moi
que tu dois gâcher la journée ? C'est tout un jour que je guette un gros rat
qui s'est caché dans ce tronc, et voilà qu'elle arrive celle-là, à prendre
l'air frais du soir, juste devant mon repas".
"Excuse-moi..., je ne voulais pas..."
; mais la chaise ne fut même pas à temps de finir sa phrase, qu'elle entendit
un battement d'ailes nerveux, dans les feuillages, elle reconnut un petit
faucon qui s'éloignait rapidement et elle entendit encore quelques mots: "
Fous le camp!"
La
poésie du soir et du coucher de soleil, avait disparu tout d'un coup.
"
Le monde dehors, est vraiment différent
de ce que l'on peut immaginer...".
En
effet! Ce qui arriva à ce moment-là, elle n'aurait vraiment pas pu l'imaginer,
même si on le lui avait raconté.
Tout
se passa en moins d'une seconde. Un rat, long d'au moins trente centimètres
bondit de dessous un tronc, attrappa quelque chose dans la boue et tira avec
force. C'était la tête d'un petit serpent qui commença à se débattre pour
tenter de se libérer mais le rat l'vait saisi à la tête et il ne lachait pas.
Tout de suite deux autres rats apparurent et eux aussi, se jettèrent sur la proie.
Deux fortes secousses et le corps du petit animal était en lambeaux. Les rats,
très voraces, avalèrent le tout en quelques instants.
C'est
à ce moment-là que le premier s'adressa à la chaise: "Merci l'amie!... ce bâtard, me guêttait depuis deux heures... il
m'avait choppé juste au moment où j'étais sur le point de bouffer ce
bonbon...J'ai eu juste le temps de me planquer sous la branche... et l'autre
là, s'est tapi dans la boue... je l'ai surveillé tout le temps!... Ah!
Misère... Au faucon, lui, tout lui convient, s'il l'avait vu, il se le serait
bouffé... et au contraire, c'est nous qui l'avons bouffé! (et là, les trois
rats rirent de bon coeur)...merci quand
même, si tu n'étais pas venue, ce soir, je ne sais pas..."
"Je vous en prie, il n'y a pas de quoi... et
puis, je ne l'ai même pas fait exprès..."
"Mais toi, que diable fais-tu par ici?"
dit l'un des rats.
"
Je suis entrain d'aller vers les grandes
prairies..., je suis un cheval, un destrier... Je m'appelle Flèche... Je veux
combattre avec les apaches...".
Les
trois restèrent un moment silencieux.
La
chaise disait qu'elle était un cheval.
"
Karim, est complètement ouf, celle-là
", dit le plus petit des rats, qui fréquentait les égouts de la ville et
qui avait entendu que là-bas, lorsque quelqu'un était un peu fou, on disait des
phrases de ce genre.
La
chaise comprit que son discours pouvait susciter quelque perplexité mais elle
était aussi sure que bientôt, passée un premièr moment de confusion, même les
rats auraient trouvé tout, très naturel.
"Voyez-vous, je me suis enfuie de la maison,
après-midi et j'ai traversé toute la ville en courant... au galop... je vais en
quête des grandes prairies... là-bas, je pourrai courrir librement... pourquoi
ne viendriez-vous pas, vous aussi? Là-bas, il n'y a pas de faucons
affamés...là-bas, personne ne vous contraindra à vous cacher sous les troncs...
là-bas, nous serons tous libres... allez... nous pouvons faire le voyage
ensemble...".
Les
rats étaient très embarassés. La chaise les avait tirés d'un mauvais pas et eux,
ils ne voulaient pas paraître impolis... mais celle-là délirait maintenant, de
chevaux, de prairies et d'apaches...
"Vois-tu chère chaise, nous te sommes très
reconnaissants pour ce que tu as fait pour nous aujourd'hui et si jamais tu
avais besoin... nous, à coup sur, nous ferions tout notre possible pour
t'aider.... nous aimerions aussi venir avec toi... qui n'aimerait pas vivre
dans les grandes prairies... avec les pur-sang... comme toi (il dit
"comme toi", un peu à voix basse)
et qui ne voudrait pas combattre avec les apaches... qui ne le voudrait pas...
mais sais-tu, nous, nous sommes une grande famille; là tu ne vois seulement que
moi, mon cousin Elis et son fils Kevin... mais moi, j'ai des dizaines de fils,
certains très petits, j'ai plusieurs femmes... des jeunes, des autres moins
jeunes, j'ai des dizaines de frères, des centaines de neuveux, des centaines de
cousins, des miliers de fils des cousins... si nous venions avec toi, toute la
grande famille devrait suivre... nous devrions recevoir l'approbation des
anciens et de toute la tribu... Nous avons beaucoup voyagé avant de trouver
cette terre où, grâce à Dieu, nous arrivons à vivre en paix avec presque tout
le monde... il y a des petits faucons dans le coin, c'est vrai, et en ville il
y a encore quelque chat qui nous pourchasse... mais plus par jeu que par
faim... ils font cela pour contenter leurs patrons mais tout bien considéré ce
sont de bonnes bêtes aux aussi... en somme pour faire court... nous sommes bien
ici, ici nous avons planté nos racines, cette terre est la notre, c'est ici que
sont nos égouts... si nous quitons cet endroit, qui peut nous garantir que nous
trouverons une autre terre aussi accueillante et hospitalière que celle-ci ?
Nous te remercions encore pour ce que tu as fait pour nous mais nous ne te
suivrons pas, nous pouvons seulement te souhaiter bon voyage et bonne chance.
Adieu".
Ceci
dit, les trois firent un signe d'adieu avec leur patte et ils disparurent en
vitesse le long des rives du canal. Dès qu'ils se furent éloignés un peu, la
chaise entendit de gros rires... quelqu'un répétait quelques phrases du
discours de Karim: "... qui
n'aimerait pas vivre dans les grandes prairies...", et puis tout d'un
coup des rires à gorges déployée, "...grâce
à Dieu, nous réussissons à vivre en paix avec tout le monde..." et
encore des rires.
"Sans doute se sont-ils moqués de moi...",
pensa la chaise... " Bon, chacun est
libre de vivre comme bon lui semble... bien sur préférer rester dans les
cloaques, plutôt que d'aller à la recherche des grandes prairies.... moi, je ne
comprends vraiment pas...".
VII
Déjà
il faisait nuit. Pas de lune et, à la seule lumière des étoiles, on n'y voyait
guère. Continuer pouvait se révéler dangereux. Elle aurait pu heurter un
obstacle et se faire mal; ou bien, elle aurait pu tomber et rester coincée qui
sait où... et si elle tombait dans les sables mouvants, qui l'aurait secourue ?
Mieux valait rester là, se reposer et attendre la lumière du jour.
Elle
scruta attentivement le ciel pour trouver les étoiles de l'arc et lorsqu'elle
les trouva elle se sentit apaisée, elle savait dans quelle direction aller.
Elle était heureuse, même si les expériences de la journée avaient été quelque
peu décevantes... mais demain !
Demain...Le
jour suivant, la chaise se réveilla aux premières lueurs de l'aube. La première
chose qu'elle vit, fut un gros chat roux qui la fixait. Elle se pencha
légèrement vers lui et le salua d'un gentil: "Bonjour". L'autre ne répondit pas, il écarquilla les yeux et
courba l'échine. Craignant qu'il n'ait pas compris, elle répéta toujours
gentiment, d'une voix un peu plus soutenue: "Bonjour".
Le
chat, méfia nt, ne lui rendit pas son
bonjour mais il demanda: "Pourquoi
parles-tu?"
"
Oui, je sais... je ressemble encore à une
chaise mais en réalité, je suis un cheval... je suis un destrier blanc, libre
et sauvage. Je me suis échappé de chez moi pour rejoindre les imenses prairies
et combattre aux côtés des Apaches..."
"
Tu es... folle?" demanda
sérieusement le chat, qui s'était légèrement détendu et en proie à une évidente
perplexité.
"Je ne crois pas... non... je ne le crois
vraiment pas".
"
Qui t'a transportée jusqu'ici ? Pourquoi
t'a-t-on abandonnée?,"
"
Personne ne m'a transportée... Je suis
venue avec mes pattes".
Silence
incrédule du chat.
"Regarde!" La chaise tourna sur
elle-même et puis avança d'un pas vers lui, qui écarquilla les yeux à nouveau,
comme au début. La pauvre bête était étourdie, elle ne savait vraiment plus que
penser, elle restait là et la fixait en cherchant à comprendre. La chaise se
dit qu'elle ne pouvait demeurer là toute la journée, à attendre que l'autre
comprenne; alors, elle prit l'initiatiive. "Pardon, peut-être pourrais-tu m'aider... je devrais passer de l'autre
côté de ce canal... mais j'ai peur que si je saute par dessus ce bras qui est
si large... si je tombe, qui sait où le courant m'emportera... tu saurais me
dire où trouver un passage pour aller sur l'autre rive?"
Le
chat se reprtit un peu: "Mais
certainement... un peu plus loin il y a un pont... il y font passer dessus les
engins agricoles de la ferme... si tu veux je t'accompagne, de toutes façons je
dois rentrer moi aussi..."
"Volontiers, merci!".
La
journée était lumineuse et le temps, agréable. A cette heure de la matinée, il
ne faisait pas encore trop chaud. Tous les deux marchaient en silence. Elle
était contente d'avoir trouvé quelqu'un avec qui faire un bout de chemin; de
temps en temps, elle jetait un oeil sur la campagne alentour, des terres
cultivées, du riz, du blé, du maïs, et elle prenait bien garde à ne pas trébucher.
Lui,
tentait de comprendre... S'il disait à tout le monde qu'il avait parlé à une
chaise... Pire encore!.. qu'il l'avait
aussi accompagnée sur le pont du canal... il n'aurait jamais plus pu sortir
pour le restant de ses jours...
Il
voyait déjà les oies: " Hé,
l'rouquin, qu'est-ce que t'as fait cette nuit... t'es allé au bal de Cendrillon
avec la crédence . ou bien t'es resté à la maison, à causer de politique avec
les persiennes? ".
Non,
non, non...silence... silence absolu... il n'y avait aucun témoin... personne
n'avait rien vu...personne ne savait rien... et si jamais quelqu'un s'était
rendu compte de quelque chose et avait fait courir quelque bruit: nier, nier,
nier absolument.
Ils
arrivèrent au pont, le passèrent, et là, le chat montra la ferme: "Bon, je suis arrivé... voilà la ferme...
j'habite là... maintenant il faut que
j'y aille".
Il
ne voyait pas l'heure de se sortir de cette situation embarasante.
"Merci... merci pour les indications et pour
la compagnie... mais excuse-moi..., là-bas à la ferme, il y a des animaux?
Y a-t-il des chevaux? " Le chat aurait préféré ne jamais entendre ce
que la chaise dit tout de suite après: ""... peut-être pourrai-je trouver quelqu'un qui veuille venir avec moi
jusqu'aux grandes prairies...".
Pauvre
chat, il était trop confus pour avoir la présence d'esprit et le courage de
mentir; " Il y a deux chevaux mais
ce sont des chevaux de trait... ils ont travaillé toute leur vie , je ne crois
vraiment pas qu'ils aient envie de se mettre à voyager... en plus avec une chaise...".
"Je ressemble à une chaise mais, je suis un
splendide destrier!" répondit-elle, irritée, " ... et quels autres animaux y a-t-il à la
ferme...?".
"Il y a des oies... je ne te souhaite
vraiment pas de voyager avec elles... elles ne savent rien faire d'autre que
jaser et se moquer du monde... insupportables... moi j'attends seulement
octobre et novembre, que le maître les prenne une par une et leur torde le cou..."
"Mon Dieu, quel horreur!...",
"...
ça
dépend... les gens qui les achètent lui font toujours des compliments, ils les
emportent en France, ils les cuisinent dans les meilleurs restaurants.... avec
leur foie ils font du foie gras... il paraît que c'est très bon... même si moi,
je n'en ai jamais goûté...".
"Elles pouraient s'enfuir... partir avec moi...",
"Penses-tu! Ici, elles ont à manger jusqu'à
en exploser... le maître leur dit toujours: "mangez, mangez, après vous
irez en France" et elles, qui sont un peu bêtes, ne veulent pas comprendre
ce qui arrivera en France..."
"Les pauvres... et les autres animaux?",
"Il y a des cochons, et des vaches... ils se
croient très importants... ils ne parlent pas avec moi... ils me méprisent,
disent que je suis un parasite, que je mange à l'oeil et que je ne fais jamais
rien..."
"... Parce que... tu travailles,
toi ?",
"D'après toi, qui éloigne les rats de cette
ferme ! Les rats, s'enfuient rien qu'en sentant mon odeur... ils se chient
dessus! Dessus qu'ils se chient!... Si je n'étais pas là, tu sais, ici...ici,
il n'y aurait même plus de portes! Tout qu'ils mangent, ceux-là! Tout! Mais ici
ils n'osent pas... Ils savent qu'ici, il y a le Rouquin! Et le Rouquin ne
pardonne pas! Mais que veux-tu qu'ils comprennent, eux! Manger, faire des
gosses, se faire traire... les truies... Elles sont bien bonnes celles-là...
elles qui me disent que je ne fais rien... qu'est-ce qu'elles font elles ?
Elles s'accouplent... font des enfants... puis je jettent à terre dans la
boue... les tétons à l'air, à se faire sucer par leurs petits... moi, ce qui me
dégoûte le plus c'est la façon dont
elles se jetent dans la boue... elles restent là... des fois, il y a aussi une
crotte et elles, se jettent dessus sans même regarder... elles vivent comme des
bêtes... si tu aimes la puanteur, deviens amie des porcs...".
VIII
Tout
en bavardant, ils étaient arrivés à l'entrée de la ferme. Le chat, rougissant
un peu, s'adressa à la chaise, qui maintenant était devenue son amie: "Pardon... s'il te plaît... pourrais-tu
rester un peu en arrière? Si l'on me voit avec toi... c'est fini pour moi, ici...
ne te vexe pas... je te l'ai dit... les autres ne comprennent pas...",
"Tu as raison. Tu as été si gentil pour
moi... je comprends... je ne veux pas te gêner, passe devant";
le
chat ne s'était éloigné que de trois mètres, quand tout d'un coup on entendit
une voix horrible:
"Tel ki,ke l'è riat! Ol resta 'n gir tutta la
notte... e pò , quan ke 'l gh'ha fa i so comodi tel ki k"ol s"fa
vet... malnat d'un malnat"[1]; et après une
courte pause, après avoir vu la chaise tout près: " Ki el, l'gh'a purta ki quela cadrega qua?".[2]
L'affreuse
chose s'éloigna rapidement: on comprenait qu'il s'agissait d'une femme, du fait
que son vêtement laissait les mollets à l'air, et devant, sur le ventre rond,
elle portait un tablier graisseux.
La
chaise sentit le danger. Elle regarda autour d'elle, il n'y avait personne.
Même le chat avait disparu. Elle se déplaça du côté opposé à celui duquel la
femme était partie et elle se retrouva près de la porcherie.
Le
chat avait raison. Une truie énorme, dégoûtante, somnolait étendue à terre,
pendant que sept porcelets lui suçaient les mamelles. Flèche aurait voulu
l'appeler, l'inviter à partir avec elle, mais elle ne savait même pas comment
commencer son discours. Elle prit son courage à deux mains: "Ecoute!... Ecoute!..."
L'animal
dérangé, ouvrit un oeil, souleva la tête un petit peu, la regarda. Elle
semblait lui dire: "Tu ne vois pas
que j'ai à faire!?", et elle se recoucha.
"Bon, j'aurais au moins essayé", se
dit la chaise. Elle regarda autour d'elle, vit l'affreuse femme qui s'en retournait,
tenant le tablier par les coins... dedans, il y avait quelque chose qu'elle ne
pouvait voir. Lorsqu'elle passa près d'elle, elle s'arrêta un instant; elle
regarda autour d'elle comme si elle cherchait quelqu'un... elle devait surement
se demander, qui avait déplacé la chaise. Heureusement elle avait les mains
occupées et elle s'éloigna donc sans rien faire.
Celle-là...
elle pouvait être dangereuse; il fallait se mettre à l'abri au plus vite.
Flèche se mit à courir, à la recherche d'un endroit plus abrité, un endroit
surtout où la femme ne pourrait pas la revoir. Elle courrait encore lorsque,
depuis un enclos tout proche un terrible vacarme retentit.
Une
oie l'avait vue passer et elle avait commencé à hurler: " Attention! Attention! Un monstre! Un extraterrestre!
Attention! Attention!" Elle s'était dressée, le cou tendu vers le
haut.
Très
vite, toutes les autres oies s'étaient levées et hurlaient... on ne comprenait
absolument rien. La ferme toute entière rasonnait de leurs cris.
La
chaise s'enfila dans l'étable. Elle était effrayée, oui, il fallait bien
l'admettre. "Zut alors... la ferme
est une endroit vraiment très dangereux!".
Elle
regarda autour d'elle, une humidité chaude et dense stagnait dans l'air. Des
centaines de mouches bourdonnaient, passant du foin aux murs, des grandes
tartes de crotte aux animaux... lorsque l'une d'elles se posa elle, un frisson
la parcourut et elle éprouva une sensation d'horreur.
Elle
prit son courage à deux mains et elle s'adressa à une grosse vache qui était
près de la porte: " Salut... comment
t'appelles-tu?",
"Tu vois pas que je mange?",
"Je voulais seulement savoir comment tu
t'appelles... moi cv'est Flèche... je ressemble à une chaise mais je suis un
cheval... et même un destrier... je vais aux grandes prairies... là-bas, je
pourrai courrir librement...",
"Et
alors?",
"...Peut-être y aura-t-il quelqu'un qui voudra
venir avec moi...rien que pour ne pas faire la route toute seule... ça ne te
plairait pas de venir aux grandes prairies?",
"Mais tu ne vois pas que je dois mettre bas
dans quelques jours? Où as-tu la tête?" La grande vache secoua sa
grosse tête. " Sympa, se ballader et
ne rien faire... et après, qu'est-ce qu'ils vont manger, les gens... moi, ici, je travaille, j'ai
toujours travaillé... un veau tous les deux ans et plus de soixante litres de
lait par jour... tous les jours! Ici, il n'y a ni samedi ni dimanche... Manger,
faire du lait, faire des veaux...",
"Et ça te plait?",
"Et comment! ... Tu n'imagines pas la
satisfaction lorsque le fermier vient et que tu l'entends dire: " allez,
quel beau petit veau que nous a fait la Lola cette année encore... brave Lola,
brave... et qu'il te donne une belle tappe sur le cul... ça c'est des
satisfactions...",
"Je comprends, je comprends... et
naturellement, ici toutes tes compagnes pensent comme toi...",
"Tu parles! Nous travaillons ... toutes...
nous avons toujours travaillé... ici, pas de place pour des lubies! Si on ne
travaille pas, on ne mange pas",
"Je comprends... alors, bon travail...",
Un
horrible taon s'était posé sur son tissus et tentait de manger un petit morceau
de fibre. Flèche devait sortir au plus tôt de cet endroit tertrible, elle
espérait seulement de ne pas rencontrer à nouveau la femme au tablier sale.
"Allez, viens... viens par là",
C'était
la voix du chat qui s'était caché dans un coin et qui avait entendu toute la
conversation.
"Salut, Rouquin!",
Flèche
le suivit dehors, enfin de l'air pur et de la lumière! Les mouches rentrèrent
dans l'étable, les oies recommençaient à s'agiter mais, avant que l'une d'elles
se mette à nouveau à criailler, le Rouquin les fait taire d'autorité, d'un
péremptoire: " Assez, imbecilles! La
ferme, crétines!"
Les
oies restèrent plantées là, stupéfaites, à gargouiller.
Le
Rouquin qui connaissait chaque recoin de la ferme, conduisit Flèche hors de ce
lieu, en sécurité. Ils passèrent aussi devant les deux vieux chevaux; ils
étaient là dans un enclos; il y avait un bassin avec un peu d'eau et un petit
tas de foin, dans un angle. Ils somnolaient, fatigués, ils attendaient. La chaise
les regarda et elle eut pitié d'eux. Désormais, la liberté, pour eux...
"...
Ecoutes Rouquin... pourquoi ne viens-tu
pas avec moi... nous partons
ensemble...allons chercher les immenses prairies...",
Le
Rouquin s'arrêta un instant: "Moi,
j'ai déjà ma liberté. Je vais, je viens... quand je veux, où je veux... dans le
coin, c'est plein de chattes... et moi, je fais ce que bon me semble... ici, il
y a toujours quelques chose à manger pour moi... je ne reçois d'ordres de
personne... tous me respectent. Je ne déisre rien de plus que ce que j'ai déjà".
Ils
se remirent à marcher: " Tu as
raison... pourquoi prendre des risques, on en peut jamais savoir ce qui peut
nous arriver en route...",
"Maintenant, continue tout droit, jusqu'à la
fin du mur; là-bas, tournes à droite... et bonne chance", et ayant dit
cela, il fit demi-tour et retourna à la ferme. Il était un peu triste que la
chaise s'en aille, il n'avait jamais parlé avec personne, comme avec elle. Il
se sentait changé et il savait qu'il ne l'oublierait jamais.
Flèche
arriva au bout du mur, regarda à droite et sentit, même si elle ne les voyait
pas que les cinq étoiles de l'arc étaient là. Allez, en route
IX
En
direction de la route, on ne voyait rien que des arbres et des champs cultivés;
il lui fallait faire la route toute seule mais finalement, cela valait mieux
que de courir certains risques...
Flèche
marcha une petite heure, elle était heureuse et, de temps en temps, elle fasait
un petit bout de course, elle imaginait être déjà dans les immenses prairies,
sauter un obstacle, monter sur un rocher et de là-haut, sous la lune, rester là
à écouter le fleuve qui coulait en bas, dans le cañon. Elle éprouvait une
grande joie au plus profond de son âme!
A
un certain point, montée sur un cumulus de terre, elle vit passer un fourgon
sur la route. Sur le côté, il était écrit: Institut de recherches
médico-scientifiques.
Etrange.
Où pouvait bien aller en pleine campagne, un fourgon de l'institut pour les
recherches médicales et scientifiques ? Flèche se lança à sa poursuite, à vrai
dire, elle restait en arrière, bien que le fourgon ne progressât que lentement
sur la route, il n'y avait qu'une seule route et elle ne pouvait donc pas se
tromper.
Après
une centaine de mètres, le fourgon s'arrêta devant un portail. Sur la clôture,
surmontée d'un triple rang de barbelés, un écriteau: Centre d'élevage et de
dressage de chiens de garde. Le fourgon avait klaxonné et quelqu'un était sorti
pour ouvrir le portail.
Le
fourgon était entré. La chaise s'approcha et se mit à observer la scène. Les
hoimmes avaient ouvert le hayon posterieur et étaient entrain de faire
monter... deux, quatre, six, huit... chiens. Ceux-là ne ressemblaient pas
vraiement à des chiens de garde... et que pouvaient bien faire huit chiens de
garde à l'institut pour les recherches médicales et scientifiques? Flèche était
une chaise, ou peut-être un destrier, peut-être était-elle une ingénue, pleine
d'espérances qui croyait pouvoir réaliser ses rêves mais, à coup sur, elle
n'était pas une idiote.
Le
sort des huit chiens avait un nom bien précis... vivisection.
Flèche
était une ingénue mais il ne lui manquait certes pas de courage, et en
certaines occasions, elle n'avait aucun doute sur ce qu'il convenait de faire:
Elle devait avertir les chiens. Elle devait empêcher le massacre.
Le
hayon se referma; le chauffeur et l'homme du chenil signèrent quelques papiers,
se serrèrent la main et se saluèrent: "A
dans quize jours!" "A la
prochaine".
Le
fourgon repartit, franchit le portail; l'homme qui était resté, sortit un
moment sur la route, regarda tout autour, pour voir s'il n'y avait personne qui
gêne... il ne s'apperçut même pas de la présence de Flèche, il ferma bien le
portail et il retourna dans l'édifice.
Flèche
jetta un oeil vers la clôture... elle regarda le fil de fer barbelé avec
détermination... c'était le moment! Elle allait sauter! Il fallait accomplir
une mission... sauver des dizaines de chiens innocents... elle aurait raconté
cela aux chevaux des apaches... cette fois où elle, sans crainte de se faire
mal, sans peur de se blesser, elle avait sauté par-dessus la clôture... et eux,
ils l'auraient admirée.
Elle
s'éloigna à une vingtaine de mètres de la clôture, regarda l'obstacle à
franchir d'un air décidé, rassembla toute son énergie... et hop! Une course, un
saut!..., elle vit le fil de fer barbelé sous elle... il lui semblait qu'elle
se tendait jusqu'à se déchirer la toile... mais un vrai destrier ne commet pas
d'erreurs dans les moments décisifs... elle atterrit de l'autre côté, et même
avec une certaine élégance... dommage qu'il n'y ait eu personne pour la voir!
Mais ce n'était certes pas le moment de se complaire de sa propre habileté.
Elle commença à se déplacer autour de l'habitation, cherchant un passage...
cherchant les cages où étaient enfermés les animaux. Elle les trouva
presqu'instantannément. Elle alla vers la cage où étaient enfermés les animaux
les plus grands... lesquels, ne comprenant pas ce qui se passait, commencèrent
à découvrir et montrer les crocs. Evidemment, ils étaient convaincus d'être
terribles. A la chaise, au contraire, ils ne faisaient pas d'effet
particulier... et puis, elle, elle savait... elle était là pour une mission,
pour un sauvetage... elle devait seulement s'expliquer.
"Les gars... j'ai découvert quelque chose de
terrible... vous croyez que l'on vous élève pour faire de vous des chiens de
garde... mais ce n'est pas vrai...",
"Qui tu es, toi ? .. Qui t'a envoyée?.. ici
c'est un centre de dressage ultra-secret... comment es-tu parvenue jusque là ?",
"Faites gaffe les gars,...ce doit être un
provocateur, envoyé pour nous mettre à l'épreuve",
"...
Et quel serait selon toi, le motif pour
lequel on nous élève ?",
Les
trois chiens qui avaient parlé, après avoir fini leur discours, recommençèrent
à montrer leurs crocs acérés et à menancer.
"Vivisection... je viens de voir un fourgon
de l'institut de recherches médicales et scientifiques, emporter huit d'entre
vous... et j'ai aussi entendu dire qu'ils se reverraient dans quize jours...
dans quinze jours, ils viendront ici prendre d'autres chiens... que voulez-vous
qu'ils fassent tous les quinze jours de huit chiens de garde ?",
"Bobards! Des chiens de notre race, des
chiens forts comme nous, des chiens avec des crocs comme les notres... ne se
gaspillent pas pour faire des expériences...",
"Nous sommes connus pour notre fidélité à nos
maîtres... tous savent combien nous sommes fiables... et méchants!",
"Nous sommes des guerriers... les
meilleurs... et toi t'es qui ? Qui t'a permis de venir nous parler de la sorte
?".
Flèche
n'avait certes pas immaginé un accueil de ce genre. Elle allait se mettre à
raconter toute son histoire... qu'elle ressemblait à uen chaise... mais qu'elle
était un destrier... et qu'elle allait en quête des immenses prairies mais elle
sentit... elle sentit que les autres n'auraient rien voulu comprendre.
Elle
aurait voulu dire que ce qu'elle faisait, elle le faisait par amour de la
liberté, de la vérité, de la justice... Mais elle comprit qu'à leurs yeux elle
ne serait passée que pour une chaise pathétique et ridicule. Alors elle se tut.
Elle s'éloigna en pensant: " Les
pauvres... ils croeint être des policiers, ils croient avoir des
responsabilités, ils croient être aimés et respectés par leurs maîtres et, au
contraire... ils ne sont seulement que de la viande de boucherie... Les
pauvres... oui, les pauvres".
Déjà
le soir tombait... sous peu, dans le ciel, les cinq étoiles de la constellation
de l'arc seraient apparues. Elle devait partir. Cette fois, elle ne prit même
pas d'élan... elle fit deux pas et elle sauta encore plus haut qu'elle ne
l'avait fait pour entrer.
"Je n'ai besoin de personne... je peux très
bien y aller toute seule... je sais très bien ce que je veux et où je veux
aller... et j'y vais!".
Elle
s'éloigna de l'élevage, regarda le cinq étoiles dans le ciel, éprouva un peu de
déception et elle comprit que le moment était venu de se reposer.
X
Les
lumières de l'aube n'étaient pas encore apparues, quand Flèche entendit tout
près, un intense bruit de pas; mais pas seulement des pas, on entendait aussi
les sons de clochettes; légères cependant. Elle regarda au tour d'elle dans
l'obscurité et elle vit, non loin de l'endroit où elle s'était installée, un
troupeau de moutons somnolents, les yeux mi-clos, qui arrachaient de petites
touffes d'herbe et qui avançaient lentement, les uns à côté des autres,
surveillés par des chiens de berger et précédés par deux ânes.
Les
ânes portaient des saccoches et suivaient deux hommes, des bergers, qui étaient
loin devant, assis sur un tronc d'arbre, à attendre, somnolant, eux aussi.
La
chaise resta là à regarder quelques instants. Elle aurait aimé que quelqu'un
s'apperçoive de sa présence et lui adresse la parole. Après tout, ce n'était
pas si naturel que ça de trouver une chaise, seule seulette, en pleine
campagne... mais personne ne le fit.
"Courage",
se dit-elle, "...montrons-nous!".
Quatre
sauts et elle se trouva tout de suite près du groupe. Naturellement, les
moutons dont elle s'approcha prirent peur et sans même chercher à l'entendre,
s'enfuirent, droit devant eux. Les autres, qui ne l'avaient même pas vue,
voyant que les premiers fuyaient, se mirent à fuir eux aussi... L'un d'entre
eux, on ne sait sait même pas pourquoi, commença à bêler comme s'il courrait un
danger quelconque.
Les
ânes s'arrêtèrent et restèrent immobiles, secouant leur grosse tête et on
aurait dit qu'ils se demandaient: " mais
qu'est-ce qu'ils ont à s'agiter ainsi ?". Dans de telles cirsconstances,
ils savaient qu'il fallait attendre que les chiens de berger regroupent le
troupeau et que les moutons recommencent à brouter tranquillement.
La
chaise fit encore quelque pas. Ce fut un des ânes qui à ce moment-là, après
avoir hésité un instant, s'adressa à Flèche: " Tu bouges toute seule? Peux-tu comprendre ce que je te dis ?"
"Oui, bien sur, je bouge toute seule, je
comprends ce que tu me dis et jepeux même parler...",
" Que
fais-tu dans cet endroit perdu ?",
La
chaise lui raconta toute l'histoire que nous connaissons déjà; celle du cheval
Flèche, des grandes prairies, etc, etc..., "...et
vous, où allez-vous ?",
"Nous sommes en transhumance... On fait ça
chaque année, au printemps on descend vers la plaine, maintenant au contraire
nous allons vers les collines et les montagnes pour trouver de nouveaux verts
pâturages pour les moutons... tous les jours nous nous déplaçons de quelques
kilomètres et au début de l'automne, nous serons arrivés à destination";
"Donc, vous faites toujours la même route ?
Tous les ans ? Aller et retour ?..",
"Oui, ce sont les bergers qui décident...",
"Vous n'aimeriez pas venir vous aussi dans
les granddes prairies ? Bien sur, vous n'êtes pas des destriers... mais vous
seriez libres, vous aussi...",
Les
deux ânes retèrent silencieux quelques secondes... le premier secoua légèrement
sa grosse tête, regarda l'autre: "... Sur..., sur que ce serait
beau...", et l'autre aussi secoua sa grosse tête. Entretemps, les chiens,
après avoir calmé et reconstitué le troupeau, s'étaient approchés; ils
scrutaient cet espace mi-obscur pour essayer de comprendre cette situation qui,
à l'évidence, ne s'était jamais produite auparavant et ils écoutaient avec
attention.
Flèche
s'adressa gentillement à eux aussi: " ...Et
vous, comment vous appelez-vous ?";
Les
chiens n'étaient pas du tout convaincus... cependant: "... Moi c'est Rocky, on m'a appelé ainsi parce que, déjà tout
petit j'étais le plus fort... Mais lui s'appelle Cirus... aujourd'hui, il est
encore jeune, il fait ses classes mais lorsque je prendrai ma retraite, ce sera
lui qui surveillera le troupeau... La petite, elle, s'appelle Beba... elle est futée,...
elle est intelligente et elle a du courage à revendre... un jour, elle nous a
vuis passer, elle s'est attachée à nous et ne nous a plus quités...".
A
ce moment-là, un âne intervint: "Elle
s'en va vers les grandes prairies... ce doit être très beau... j'aimerais
bien... allons-y , nous aussi!";
Rocky,
grogna, comme s'il avait vu un loup attaquer les agnelets: "Vous, vous n'allez nulle part! Ne vous
avisez pas de faire le moindre pas, sivous ne voulez pas que j'appelle les
bergers et que je vous fasse bastonner!";
"C'est pas juste!", tenta de
répliquer l'âne mais les trois chienscommencèrent à aboyer avec une telle
hargne que les deux pauvres bouricots se retournèrent et fuirent en direction des bergers où, bien
évidemment, ils se sentaient plus en sécurité. D'ailleurs, lorsqu'un chien
abboie de la sorte, il n'est plus tellement question de discuter.
Il
y eut un moment de silence, chargé de tension: "...Dommage que vous alliez dans la direction opposée à celle où
je vais, moi... Je vais vers les cinq étoiles de l'arc... vous voyez, là-bas ?",
dit la chaise d'un ton conciliant.
Les
chiens se retournèrent pour regarder dans la direction indiquée par la chaise
et, de la tête, firent signe d'avoir compris.
"Je suis sure qu'en allant dans cette
direction, je trouverai les grandes prairies où vivent les destriers libres et
sauvages, comme moi...",
Les
chiens se regardèrent; Rocky fit aux autres un clin d'oeil qui voulait dire:
"laissons lui croire son histoire,
l'essentiel est qu'elle ne mettre plus d'idées saugrenues dans la tête de nos
ânes...", puis il la regarda, acquiesca d'un signe de tête et tous les
trois retourneèrent à leurs places de garde, surveiller le troupeau.
Les
cinq étoiles de la constellation de l'arc commen cèrent à disparaître dans les
premières lueurs de l'aube. La chaise reprit son chemin.
XI
Ce
jour-là, elle ne fit pas de rencontres particulières. Elle dut traverser un
bois et là, elle ne trouva seulement que de petits animaux, affairés à cueillir
des graines et des glands à transporter dans leurs terriers. Il y avait des
écureuils, des loirs, des petits oiseaux, quelque vipère, un renard et ses
renardeaux... de loin, elle vit aussi passer un grand cerf et sa famille. La
route devenait de plus en plus difficile, non seulement parce que le bois devenait
de plus en plus épais mais aussi parce que le parcours ne cessait de grimper;
parfois, elle devait faire de longs détours à cause des branches cassées ou des
troncs tombés à terre, qui obstruaient le passage.
Ce
morceau de route ne lui plaisait pas, elle avait peur de se blesser, de
déchirer la toile de son siège ou de son dossier, c'est à dire d'abimer son
manteau... et puis, somme toute, elle avait toujours vécu dans un salon; cette
ambiance là lui faisait un peu peur.
Elle
marcha tout le jour sans s'arrêter; au soir, finalement, presque subitement la
forêt s'éclaicit et Flèche se retrouva face à une plaine verdoyante... très grande...
au loin, on voyait des montagnes couvertes de neige sur les sommets. Elle resta
là, à contempler, le coeur plein de joie... quel silence, quel air pur!
Elle
savait, bien sur, que cette grande plaine n'était pas la grande prairie... mais
elle lui ressemblait beaucoup.
Elle
voulait se remplir les yeux et l'esprit de tout ce qu'elle voyait, de tout ce
qu'elle sentait, à ce moment-là..., un moment merveilleux à se rappeler toute
la vie.
Au
milieu de la plaine, coulait une rivière et à côté, une route mais il sans
aucune auto qui la parcourrait; à un certain endroit, la route passait sur le
torrent et, après ce croisement, leurs directions s'écartaient.
Elle
resta là à attendre que la lumière du jour disparaisse et que les étoiles
s'allument, une à une dans le ciel serein. Elle vit la constellation de l'arc
resplendir devant elle, il lui sembla qu'elle n'avait jamais été aussi
lumineuse et du fond de son coeur, elle la remercia de l'avoir guidée jusqu'à
ce paradis terrestre. Elle regardait le ciel... elle regardait la plaine qui
maintenant était devenue noire et elle pensait que le jour suivant, elle aurait
enfin rencontré les destriers libres et sauvages et elle se serait jointe à
eux.
Elle
était émue et elle ne réussit pas à s'endormir, avant tard dans la nuit.
Au
matin, lorsqu'elle se réveilla, le soleil était déjà haut. La plaine
resplendissait devant elle et, ce qu'elle voyait à ce moment-là, était la
preuve qu'elle ne s'était pas trompée; son rêve était devenu réalité, les
étoiles de l'arc l'avaient guidée excatement là où elle voulait aller.
Là,
près du fleuve, dans une courbe, une bande de chevaux s'abreuvait tranquillement.
C'étaient
eux, les destriers libres et sauvages, pour qui elle avait fait tout ce
voyage... maintenant, finalement, elle se serait jointe à eux et ensemble, ils
auraient couru sur toute la plaine.
Elle
se lança au galop vers eux, sauta des buissons, vola au-dessus de quelques
roches qui surgissaient du terrain, elle se sentait forte; elle sentait
finalement être parvenue à être elle-même.
Elle
traversa tout l'espace; elle s'approcha des autres destriers (... vus de près,
ils étaient magnifiques) et hennit.
Ils
bougèrent à peine... Certains la regardaient avec un petit sourire...
"C'est quoi, c'truc...",
"Aucune idée... ce doit être une blague...",
"Non, je ne suis pas une blague..."
et elle raconta toute son aventure, lorsqu'elle vivait dans la maison de
l'avocat, quand elle s'était enfuie, toutes ses rencontres, le cirque, la
ferme, le bois...en somme, tout le récit de ce qui était arrivé jusqu'à cet
instant, l'instant où son destin s'était accompli.
Pendant
son discours, de temps en temps, un destrier ricannait; un autre hochait la
tête, un troisième écoutait incrédule, le regard fixé vers la chaise ou dans le
vide.
Lorsqu'elle
eut fini de raconter , l'un des chevaux, le chef, le plus vieux sans doute,
hocha la tête: "je n'ai jamais
entendu rien de semblable... c'est une histoire vraiment incroyable...
Franchement, je ne sais pas ce que nous devons faire...",
"Nous ne devons rien faire... C'est une
chaise et nous, nous ne pouvons pas l'accueillir parmi nous!",
"Si nous acceptions cette chaise dans notre
tribu, nous deviendrions la risée de la prairie... nous devriendrions la tribu
de la chaise!"
Et
s'adressant à elle: "Pathétique!
Mais comment as-tu pu penser devenir un cheval... comment peux-tu penser que
quelqu'un puisse te prendre pour un cheval...",
"Non, pas un cheval... un destrier... et
peut-être même que ça lui plairait aussi de prendre pour femme une de nos
cavales!",
Le
dernier qui parla, dit: "Mais où crois-tu
aller avec tes petites pattes en bois?",
Cette
fois, Flèche se vexa à mort.
Ils
ne pouvaient pas la traiter ainsi! Ils ne pouvaient pas, eux aussi, être si
stupides et ne prendre en considération que les apparences les plus banales!
Ils ne méritaient même pas une réponse; elle , elle était un destrier bien plus
qu'eux; eux étaient nés ainsi et, ils n'avaient rien fait pour mériter d'être
ce qu'ils étaient; eux, ils n'avaient jamais poursuivi un rêve, comme elle
l'avait fait; elle, elle avait voulu devenir un destrier, elle avait travaillé
pour le devenir... et ce ne seraient certainement pas eux qui la feraient
renoncer!
Flèche
se retourna, lança un hennissement, se leva sur ses pattes de derrière et
partit au galop. Une course solitaire et merveilleuse... elle se dirigea vers
les confins de la plaine, sautant tous les obstacles sans aucune hésitation,
avec une élégance de grand prix et puis allez, le long des confins, allez,
allez, allez... elle allait si vite qu'aucun des destriers, là-bas au fleuve,
n'aurait pu la suivre, allez , allez, allez, sans jamais s'arrêter, et aucun de
ceux-là n'aurait eu sa résistance, allez, alllez, allez... toute la journée...
pas un instant de fatigue, pas une goute de sueur!
Une
larme, çà oui.
Une
larme qui se mèlait aux premières gouttes de pluie.
Il
ne s'était même pas rendu compte qu'au cours de l'après-midi, de gros nuages
s'étaient accumulés sur la plaine et qu'il commençait à pleuvoir.
Elle
était déçue mais elle n'avait rien perdu de sa lucidité. Il lui fallait trouver
un abri, autrement sa toile aurait été toute mouillée.
Elle
devait rejoindre une espèce de chalet qu'elle avait vu au cours de
l'après-midi... ce n'était pas très loin...allez, une dernière course et la
voilà à l'abri!
La
porte était simplement poussée, elle ouvrit et entra. C'était bon, maintenant
elle pouvait se reposer... demain, allez, on cherchera de nouveaux horizons,
d'autres prairies, d'autres rencontres. Se rendre: jamais!
Elle
s'endormit... elle rêvait de guerriers peaux-rouges et de batailles... elle
rêva de villages, de troupeaux de buffles, de clôtures, d'aubes et de crépuscules;
de l'air chaud du jour et du vent frais de la nuit... elle rêvait.
XII
Elle
rêvait. A un moment donné, elle perçut une sensation de chaleur qu'elle n'avait
jamais éprouvé auparavant. C'était une chaleur qui envahissait tout son corps
et qui la transformait. Une chaleur qui partait du dossier, descendait vers le
siège et du siège, encore plus bas, jusqu'aux jambes. Son corps se
métamorphosait... le dossier était devenu plus fort, plus solide... un cou très
beau et maintenant, apparaissait une magnifique crinière grise... presque
blanche! Le siège s'était arrondi, il était devenu un dos robuste qui aurait pu
supporter n'importe quel guerrier apache... et les jambes... les jambes...
autre chose que quatre petites pattes en bois! Les jambes se transformaient en
quatre jambes fortes, très longues et élégantes. Elle secoua la tête et hennit.
Un hennissement qui s'entendit dans toute la plaine, un hennissement qui
retentit dans toutes les vallées avoisinantes, et même au-delà, jusqu'à la
ville. Tout le monde fut réveillé, quelqu'un eut même peur. Flèche au contraire,
se sentait... comment dire ? Libérée!
Elle
sortit de la baraque, elle frappa du sabot par terre... et toute la terre
retentit; elle se dressa sur ses pattes postérieures et lança un nouvel hennissement...
c'était un hennissement de joie mais pour certains, il raisonna comme un cri de
guerre. Les nuages avaient disparu; des étoiles très lumineuses brillaient dans
le ciel; Flèche se lança au galop vers la constellation de l'arc; il lui
semblait qu'elle pouvait la rejoindre d'un bond. Et alors, elle sauta! Quelle
force! Quelle légèreté! Elle sentit qu'elle se soulevait... légère, très
légère... oui, mais avec cette légèreté qu'elle avait toujours ressenti au plus
profond de son âme.
Son
bond était entrain de traverser tout le ciel. Et tous la virent... tous!
Les
chevaux de la plaine, qui s'abreuvaient dans la courbe du fleuve, la virent.
Les
petits animaux du bois, qui n'avaient même pas fait attention à elle, la
virent.
Rocky,
Cirrus et Beba la virent.... et les ânes, et les moutons et même les bergers.
Les
chiens de l'élevage la virent et, ils comprirent et ils furent pris de terreur.
Le
Rouquin, les oies, la truie, la vache qui venait d'avoir son petit veau et qui
savait que dans quelques semaines on le lui aurait enlevé, la virent... et les
mouches et les taons la virent aussi.
Le
faucon et les rats d'égout qui étaient sortis lorsqu'ils avaient entendu le
hennissement, la virent.
Les
animaux du cirque la virent aussi: l'éléphant et les tigres et les chevaux
lipizans qui ce soir-là n'avaient pas reçu tant d'aplaudissements que ça, et le
paon, qui resta interdit, le bec ouvert, à gargouiller encore une fois.
Les
passants qu'elle avait rencontré dans les rues de la ville, la virent.
L'avocat,
ses enfants, Madame et Martine la bonne, la virent depuis leur maison de
Ligurie et aussi, les cinq autres chaises du salon, la virent par la fenêtre à
travers laquelle Flèche avait fui.
Tous
comprirent à ce moment-là que près d'eux, ce n'était pas une quelconque chaise qui
était passée, était passée une chaise avec une âme, avec un rêve et avec la
force de croire dans son rêve, et de ne jamais le trahir.... Flèche était une
chaise extraordinaire... et eux, ils ne l'avaient pas compris...
Flèche
regarda en arrière, avant de bondir dans un ultime saut vers les étoiles de
l'arc... elle regarda la terre et la plaine et le chalet où elle avait trouvé
refuge pour sa dernière nuit de chaise. Elle s'aperçut à ce dernier instant,
que là, deux hommes aussi avaient trouvé refuge... deux bergers? Deux pélerins?
Deux vagabonds?
Qui
qu'ils aient été, ils avaient froid et ils se réchauffaient au coin du feu...
et dans le feu, brûlait une vieille chaise.
Luigi Alcide
Fusani
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