mercoledì 11 luglio 2012

MEMOIRES DU SOUS-SOL








Mémoires du sous-sol

Luigi Alcide FUSANI
Librement inspiré du roman éponyme de Fedör Dostoïevski


I
Je… suis un homme malade…Pire, je suis un homme méchant … mais non…, je suis seulement un homme désagréable. Je crois que j'ai mal au foie… même précisément, si je ne sais pas de quoi je souffre. Je ne me soigne pas et je ne me suis jamais soigné… je ne veux pas me soigner, je ne veux pas me soigner, par méchanceté… Il est probable que vous ne compreniez pas cela… moi au contraire, je le comprends… je  sais mieux que quiconque que je fais du mal, uniquement à moi-même. Cependant, je ne me soigne pas... je ne me soigne pas par méchanceté.
Vous croyez que je veuille vous faire rire ? Vous vous trompez !
Je ne suis pas du tout l'homme allègre, que vous imaginez, sans doute !
Ca fait un bon bout de temps que je vis ainsi. Avant je travaillais, j'étais un employé. J'étais un mauvais employé. J'étais un malotru et j'aimais ça... à vrai dire, je ne touchais pas de pots-de-vin… Méchante boutade… je l'ai faite en pensant qu'elle aurait été très subtile… mais maintenant, je me rends compte que je voulais seulement parader d'une façon écœurante…
Pensez, lorsque des postulants s'approchaient de mon bureau, je grinçais des dents… j'étais heureux, chaque fois que je réussissais à faire de la peine à quelqu'un… Mais le drame, c'est qu'à tout moment, même au comble de la colère la plus noire… je me rendais compte que je n'étais pas un homme méchant… non je ne faisais seulement peur qu'aux moineaux…inutilement.
Non, je n'étais pas un mauvais employé! Je faisais seulement des caprices…, en réalité, je n'ai jamais réussi à devenir méchant. Je n'ai jamais réussi à devenir quoi que ce soit, ni méchant ni bon, ni voleur ni honnête, ni héros ni insecte…et maintenant… maintenant que je suis là, dans mon coin…, je me console en pensant… que "l'homme intelligent" ne peut absolument rien devenir… et que seul l'idiot peut devenir quelqu'un.
Et oui! "L'homme intelligent de notre siècle", est moralement obligé… il doit être une créature, privée de caractère. Tandis que l'homme de caractère, l'homme d'action doit être une créature "limitée".
Aujourd'hui j'ai quarante ans… et quarante ans c'est toute une vie. Vivre plus de quarante ans est vulgaire…, c'est immoral! Qui vit plus de quarante ans ? Je vais vous le dire moi, qui ai dépassé la quarantaine: les idiots et les salauds.
J'étais un employé au bas de l'échelle, je travaillais pour gagner de quoi manger… et l'an dernier, lorsqu'un parent m'a laissé six mille roubles dans son testament…, j'ai tout de suite démissionné et je me suis installé dans mon coin… ma chambre est misérable, laide… j'habite en périphérie… le climat de Saint Petersbourg est mauvais pour ma santé et ça me coûte trop cher, vu mes maigres moyens, de vivre à Saint-Pétersbourg. Mais je resterai là, je ne m'en irai pas… non… non… je ne m'en irai pas… je ne m'en irai pas… parce que… parce que… parce que je ne m'en vais pas!
J'ai un énorme amour-propre. Je suis soupçonneux, susceptible, mais il est des moments où, si je devais recevoir une gifle, j'en serais peut-être même content.
De toute façon le premier coupable de tout, c'est toujours moi, coupable sans faute, mieux: coupable selon les lois de la nature… je suis coupable parce que je suis plus intelligent que tous ceux qui m'entourent. Parce que, "l'homme conscient", se sent parfois tellement inférieur à "l'homme normal", qui dans son for intérieur, se considère un rat et non pas un homme. Et donc coupable! Et pendant toute sa vie, il se souviendra de sa honte dans le moindre détail, en y ajoutant chaque fois, des détails encore plus honteux, il inventera des tas d'histoires, au prétexte que celles-là aussi auraient pu arriver: ici se situe un plaisir si subtil, échappant tellement à la conscience, que les hommes aux nerfs solides n'y comprendront absolument rien.
Mes plaisanteries sont de mauvais goût, incohérentes, peu convaincantes. Mais, c'est parce que je ne me respecte pas moi-même. Un homme conscient, peut-il avoir le moindre respect de lui-même? En aucun cas!
Messieurs, je me considère sans doute comme un homme intelligent, seulement parce que, toute ma vie, je n'ai pu rien commencer ni rien conclure… D'accord,… d'accord…, je suis un bavard, je suis un bavard ennuyeux et inoffensif, comme tout le monde. Mais que peut-on y faire, si aujourd'hui l'unique destin d'une personne intelligente est de bavarder ?


II
Ecoutez. J'avais vingt-quatre ans, déjà à l'époque, ma vie était désordonnée. Au travail, je veillais à ne faire attention à personne mais je me rendais bien compte que mes collègues me considéraient comme un original. J'avais toujours l'impression qu'ils me regardaient avec une certaine aversion… Pourquoi personne, à part moi, n'avait l'impression d'être regardé avec dégoût ? L'un des employés de la chancellerie avait un visage répugnant. Avec un visage aussi hideux, je n'aurais même pas eu le courage de lever les yeux. Un autre avait un uniforme tellement usé que déjà à son approche, on sentait de mauvaises odeurs. Et pourtant personne ne paraissait embarrassé. Ni l'un ni l'autre ne considéraient être regardés avec dégoût et même s'ils l'avaient imaginé, ils s'en seraient moqués, dès l'instant que cela ne venait pas de leurs supérieurs.
Je haïssais mon visage, j'allais jusqu'à soupçonner qu'il avait une expression vile et chaque jour, en me présentant à mon travail, je m'efforçais de prendre l'air le plus indépendant possible. "Que la figure soit vilaine, pourvu qu'elle paraisse noble, expressive et surtout extrêmement intelligente".
Je haïssais les employés de notre chancellerie, et je les méprisais tous mais, en même temps, je les craignais. Mais que je les méprise ou que je les juge supérieurs à moi, je baissais les yeux devant tous ceux que je rencontrais. J'allais même jusqu'à faire quelques expériences: aurai-je été capable de soutenir le regard qu'untel aurait porté sur moi ? Je baissais les yeux, toujours le premier.
J'étais un couard et un escalve.je le dis sans aucune gêne. Tout homme de bien à notre époque, doit être un couard et un esclave.
La plupart du temps, j'ai toujours été seul. Chez moi, plus que toute autre occupation, je lisais. La lecture m'aidait beaucoup; je m'émouvais et je me tourmentais. Je n'avais pas d'autres ressources que la lecture; je veux dire, dans mon environnement… il n'y avait rien que je puisse respecter et par quoi j'eus pu me sentir réellement attiré.
L'angoisse me rongeait, une anxiété hystérique me prenait… et alors je m'adonnais au "libertinage"… mais mon libertinage était solitaire, craintif, plein de honte… Je fréquentais des lieux assez mal famés…
Un jour, passant devant une gargote, je vis par la fenêtre éclairée, des hommes qui se battaient autour d'un billard et, à tout d'un coup, ils firent passer l'un d'entre eux par la fenêtre. Une autre fois, j'aurais été dégoûté mais à ce moment-là, comme ça, à l'improviste, j'enviai cet individu, et je l'enviai tellement, que j'entrai dans la gargote en pensant: "peut-être que je me battrai moi aussi et, peut-être qu'ils me défenestreront moi aussi".
Il y avait là un officier: j'étais près du billard et, j'empêchais le passage par mégarde, plus que pour tout autre raison, et ce type devait passer; il me prit par les épaules en silence, sans me prévenir et sans donner d'explication, il me déplaça de l'endroit où je me trouvais vers un autre, et puis, il passa comme s'il ne m'avait même pas remarqué.
Il faisait environ un mètre quatre-vingt-dix. J'aurais pu pardonner des coups mais je ne pouvais pardonner d'avoir été déplacé et ignoré.
J'étais traité comme une mouche! Que n'aurai-je donné pour une vraie bagarre. La bagarre du reste, ne dépendait que de moi: il suffisait de protester un peu et, certainement qu'ils m'auraient passé par la fenêtre.
Je n'eus certes pas peur par lâcheté mais, par vanité. J'avais eu peur, non pas du mètre quatre-vingt-dix ou du fait qu'on m'aurait tabassé allègrement, non… j'aurais eu assez de courage physique mais la force d'âme ne suffisait pas. J'avais eu peur du fait que tous les présents, là autour, du marqueur de points au dernier des lèche-culs, n'auraient pas compris. Ils se seraient seulement tordus de rire et l'officier ne m'aurait pas simplement malmené mais il m'aurait frappé à coups de genoux en me faisant tourner autour du billard et, seulement après, il se serait sans doute apitoyé et il m'aurait passé par la fenêtre.
Cette histoire ne pouvait pas finir ainsi. Après cette soirée, je rencontrai souvent cet officier dans la rue et je l'observai attentivement. Et cela dura ainsi plusieurs années. Bien plus ma colère, grandissait avec les années!
Un matin, j'eus l'idée de parler de cet officier dans une lettre le dénonçant, un pamphlet.
Je le démasquai: je maquillai son nom mais de façon que chacun puisse le reconnaître de suite, puis j'envoyai le manuscrit à une revue de Saint-Pétersbourg. Mais à cette époque on ne consommait pas encore de littérature satirique et mon récit ne fut pas publié. J'étais furieux. La colère m'étouffait. Alors, je décidai de provoquer mon "ami" en duel. Je lui écrivis une lettre très élégante, le suppliant de s'excuser et, en cas de refus, je faisais fortement allusion au duel. La lettre était écrite de telle façon que si l'officier avait eu la moindre idée de ce qu'est une chose élevée, il aurait certainement couru chez moi pour m'offrir son amitié.
Cela aurait été beau! Quelle vie aurions-nous menée! Lui, m'aurait défendu avec sa prestance, moi je l'aurais anobli avec ma culture, avec… mes idées! Mais grâce à Dieu, je n'ai jamais expédié cette lettre.
Les jours de fête, après-midi, je me promenais souvent sur la perspective Nevski, lui aussi, y allait. Il s'écartait devant les généraux et les hauts fonctionnaires mais les gens comme nous, il les écrasait simplement. Il allait directement à leur encontre comme si devant lui, il y avait eu un espace vide.
J'étais furieux, je le regardai et chaque fois, je m'écartais pour le laisser passer. Etait-ce possible, que même dans la rue, je ne pouvais pas être son égal ? "Pourquoi t'écartes-tu toujours le premier ?" Aucune loi ne le prescrit. Ca n'est écrit nulle part!
Tout d'un coup il me vint une idée surprenante. "Et si, pour une fois, je ne me déplaçais pas ? Si je ne me déplaçais pas, exprès ? Même au risque de le bousculer ? C'était une idée extrêmement hardie. Je continuai d'y penser, l'allais exprès sur la perspective Nevski pour imaginer exactement comment j'aurai agi au moment opportun.
Je ne me serais pas déplacé: nous nous serions heurtés... pas de façon à se faire très mal... comme ça, épaule contre épaule. Les préparatifs demandèrent beaucoup de temps.il fallait s'occuper de l'habit. "Au cas où un esclandre public aurait du se produire, il fallait être bien habillé, la chose fait impression et d'une certaine façon cela nous mettra à égalité, aux yeux de la société". Je demandai une avance sur mon salaire et je fis l'acquisition de gants noirs et d'un chapeau convenable. J'avais préparé une chemise avec des boutons de manchette blancs mais ce qui me prit le plus de temps, ce fut le manteau. En réalité, mon manteau était tout autre que méchant, il tenait chaud et était fourré d'ouate mais le col était en raton laveur. Il fallait à tout prix changer le col et en faire poser un en ragondin, du genre de celui des officiers. Je commençai à chercher et je trouvai un ragondin allemand bon marché. Ces ragondins allemands s'usent très vite mais tout de suite après leur achat, ils ont un aspect plus que convenable; et de toute façon, il ne devait me servir qu'une seule fois.
Ca coûtait cher: je me décidai à demander un prêt à Anton Setockin, mon chef de bureau, un homme sérieux qui ne prêtait de l'argent à personne. Ce fut horrible. J'avais honte de demander un prêt d'argent. Anton Setockin s'en étonna, puis il réfléchit et il m'accorda ce prêt (mais il me fit signer un reçu). Finalement, tout était prêt.
Je fis quelques tentatives mais j'avoue que bien vite, je commençai à désespérer: il n'y avait pas moyen se rencontrer. Lorsque je m'approchai de lui, je récitai même des prières, pour que Dieu me donne la force. Au moment où il semblait que nous allions nous heurter, je me rendais compte que je lui avais cédé le pas à nouveau et lui était passé sans me remarquer.
Puis, par chance, cela se résolut mieux que l'on ne pouvait l'espérer.
J'avais désormais décidé de tout laisser tomber, je sortis donc pour la dernière fois sur la prospective Nevski. Tout d'un coup, à trois pas de mon ennemi, je me décidai, je fermai les yeux et…nous nous rencontrâmes en plein, épaule, contre épaule! Je ne cédai pas un pouce et je poursuivis mon chemin…exactement au même niveau que lui.
Il ne  se retourna même pas, il feignit de ne s'en être pas aperçu; mais il fit seulement semblant, j'en suis absolument convaincu. J'avais atteint mon but, j'avais affirmé ma dignité, je n'avais pas cédé le pas et je m'étais publiquement placé au même niveau que lui.
Lorsque je rentrai chez moi, j'étais complètement vengé de tout. L'officier fut ensuite transféré: cela fait maintenant quatorze ans que je ne le vois pas. Qui sait ce qu'il fait aujourd'hui ? Et qui opprime-t-il aujourd'hui, de sa superbe ?


III
Je ressentais parfois une terrible nausée. Mais j'avais une échappatoire: les rêves. J'étais exaspéré: je rêvais parfois, des mois d'affilée. Tout d'un coup je devenais un héros. C'étaient des moments d'une telle griserie, d'un tel bonheur. A ces moments-là, je croyais aveuglément que par quelque miracle, tout s'éclairerait, tout d'un coup, la destinée d'une activité digne, humanitaire, merveilleuse me serait apparue, et voilà: je me présente au monde, couronné de lauriers, chevauchant un blanc destrier.
Je triomphe de tous, tous sont anéantis, et contraints à reconnaitre la moindre de mes perfections et moi, je les pardonne tous. Je suis amoureux, je suis un immense poète, je gagne des millions et des millions, et je les sacrifie de suite pour le genre humain mais, au même moment, je confesse devant tout le peuple mes infamies, qui ne sont pas simplement des infamies mais qui renferment en soi, tant de sublime et d'élévation. Tout le monde pleure et m'embrasse, et moi, pieds-nus et affamé, je vais prêcher les idées neuves et je défais les réactionnaires à Austerlitz, puis je proclame une amnistie, et je pars de Rome, avec le Pape, pour le Brésil, puis un bal, un bal à la Villa Borghèse, sur le lac de Côme, à travers toute l'Italie! Et puis, et puis… et puis… quelle honte! Quelle honte…
Parfois j'éprouvais le besoin d'aller voir mon chef de bureau, Anton Setockin: il a été ma seule connaissance constante dans toute ma vie. Il fallait se présenter le mardi: habituellement il était assis dans son bureau, en compagnie de quelque fonctionnaire. Je n'y ai jamais vu plus de deux ou trois invités, toujours les mêmes. Ils parlaient des taxes, de la paie, de son excellence, et ainsi de suite. Moi, je restais patiemment assis, près de ces gens, comme un imbécile, même pendant quatre heures d'affilée, sans oser engager quelque conversation que ce soit avec eux. Parfois, je me mettais à transpirer, je sentais la paralysie me prendre. Et lorsque je rentrais chez moi, je perdais, pour un long moment, le désir d'embrasser toute l'humanité.
Mais j'avais une autre connaissance: Simonov, un ex-camarade de classe. J'avais beaucoup de camarades de classe à Saint-Pétersbourg, mais je ne les fréquentais pas, j'avais même cessé de les saluer dans la rue. Je voulais couper net avec mon enfance.
Maudites soient cette école et ces années de galère.
Simonov ne se distinguait pas particulièrement, c'était un garçon tranquille. Et je pense qu'il n'était pas non plus très borné. Et ainsi, un jeudi, ne résistant pas à ma solitude, je me souvins de lui et j'allais le trouver: une année s'était écoulée, depuis la dernière fois que je l'avais vu.


IV
Je trouvai chez lui deux autres camarades: ils discutaient. Aucun d'entre eux ne me prêta attention. Ils devaient me mépriser pour le peu de relief de ma carrière; j'étais mal habillé et cela était pour eux, le signe de mon peu de valeur. Simonov  alla même jusqu'à s'étonner de ma venue. Je m'assis avec une certaine angoisse et je me mis à écouter.
C'était une discussion très sérieuse: un repas d'adieu: Zverkov, un de leurs amis, qui était officier, partait pour un gouvernorat lointain. Zverkov avait été aussi l'un de mes camarades de classe. J'avais commencé à le haïr à partir des classes supérieures. Au début il était seulement un petit garçon charmant, vif, bien aimé de tous. En classe il travaillait vraiment mal mais il bénéficiait de protections…
Lors de la dernière année de scolarité, il avait hérité et comme nous autres, ses camarades de classe, étions presque tous pauvres, il avait commencé à fanfaronner avec nous.
Je me rappelle même qu'une fois je m'étais disputé avec lui, parce que plaisantant avec les copains, à propos de ses futurs exploits de séducteur, il avait déclaré à un moment, qu'il n'aurait pas laissé échapper la moindre fille de son village, que c'était son droit de seigneur et que si les paysans avaient osé protester, il les aurait tous fouettés et il aurait remis le couvert pour toutes ces canailles.
Tous applaudirent. Moi j'engageais la querelle.
J'eus le dessus, mais Zverkov était gai et audacieux, il s'en tira donc par une pirouette. La scolarité finie, j'entendis parler de ses succès de lieutenant, de ses frasques, de sa carrière. Je me rappelle l'avoir vu une fois au théâtre, il faisait la cour aux filles d'un général. En peu de temps il paraissait avoir enflé, il avait commencé à grossir. Et c'est donc en l'honneur de ce même Zverkov, qui s'en allait enfin, que nos amis, voulaient organiser un repas.
L'un d'entre eux dit: "Bon, en mettant sept roubles chacun, nous sommes trois, vingt et un billets, on peut faire un bon repas".
"Qu'est-ce que ça veut dire vingt et un ? Si on ajoute ma part, ça ne fait pas vingt et un mais vingt-huit roubles".
Je pensais que ma proposition soudaine, aurait été très appréciée, qu'ils m'auraient regardé avec respect, sympathie; au contraire, Simonov dit sans même me regarder: "pourquoi ? Vous voulez venir vous aussi ?"
"Et pourquoi pas ? Jusqu'à preuve du contraire, je suis un camarade moi aussi, et à ce propos, je regrette que vous ayez tout organisé sans moi".
Ils me répondirent que je n'avais jamais été d'accord avec Zverkov et qu'enfin, si j'y tenais tellement, je n'avais qu'à venir.
"Qu'est-ce qu'il m'avait pris d'aller me fourrer dans cette galère! Et pour un salaud pareil, pour ce porc de Zverkov! Je ne devais pas y aller…"
Mais je savais que j'y serais allé et plus cela aurait paru inconvenant, plus je me serais empressé d'y aller.
Cette nuit-là, je fis des rêves horribles.  Toute la soirée, j'avais été oppressé par mes souvenirs. De lointains parents m'avaient mis dans cette école. J'étais un pauvre orphelin, j'étais toujours silencieux, mes camarades se moquaient de moi.
Et je commençai tout de suite à les détester. Je m'appliquais beaucoup à mes études et je gagnai très vite une place dans les tous premiers. Les railleries cessèrent mais l'antipathie demeura.
Je ne devais pas aller à ce dîner. Mais c'était justement la chose la plus irréalisable. Autrement, je me serais ensuite moi-même moqué de moi, toute ma vie: "Alors, tu as eu peur de la réalité, hein?!"
Je voulais démontrer que je n'étais pas du tout ce lâche que je croyais être. Je rêvais de les conquérir, de les fasciner, de les contraindre à m'aimer pour mes "idées", et pour  mon incontestable finesse. Je rêvais qu'ils auraient abandonné Zverkov, qu'il serait resté assis dans un coin, silencieux et honteux. Puis, peut-être, je me serais réconcilié avec lui et j'aurais bu avec lui à notre santé.
Le lendemain, je louai une voiture de luxe (un demi-rouble!) et j'arrivai à l'Hôtel de Paris comme un vrai monsieur.


V
Il n'y avait personne, j'eus même du mal à trouver notre petite salle. La table n'était pas encore mise. Le dîner avait été prévu à six heures et non pas à cinq… S'ils avaient modifié l'horaire, ils auraient du m'en avertir !
Je dus attendre toute une heure, c'était une situation très embarrassante mais, lorsque finalement je les vis arriver, je poussai un soupir de soulagement oubliant même, que j'aurais du prendre un air offensé.
Eux riaient mais en me voyant, ils se donnèrent une contenance. Zverkov s'avança lentement et me tendit la main avec prudence.
"J'ai été surpris d'apprendre votre envie d'être des nôtres. Comment est-ce possible que nous ne nous soyons jamais rencontrés ? Vous nous évitez. C'est pas bien."
Je n'eus même pas le temps de répondre, qu'ils étaient déjà assis. Je m'assis donc, moi aussi.
Zverkov continuait de s'occuper de moi. "Dites… vous travaillez dans un département ?"
C'était insupportable. Je répondis en regardant mon assiette: "Non, maintenant, je travaille à la Chancellerie".
"Et ça vous satisfait ? Mais... qu'est-ce qui vous a poussé à laisser tomber la place précédente?"
"Ce qui m'a poussé, c'est l'envie qui m'est venue, de laisser tomber la place précédente".
Il me demanda aussi, combien je touchais, comme salaire. Je protestai:
"Mais c'est quoi, un examen ?"
Cependant, je déclarai tout de suite combien je percevais.
"Mince! C'est vraiment peu pour dîner au restaurant", observa Zverkov avec une sorte de fausse pitié, en nous fixant, moi et mon habit.
"Cessez de l'embarrasser!", s'exclama l'un d'eux avec un petit rire idiot.
"Cher monsieur, sachez que je ne suis pas du tout embarrassé. Il vaudrait plutôt mieux, avoir une conversation intelligente."
"Parce que vous êtes venu ici, pour faire étalage de votre intelligence? "
"Ne vous inquiétez pas. Ici ce serait tout à fait superflu".
"Dites: vous ne seriez pas, devenu fou des fois, dans votre ridicule département ? "
A ce moment-là, Simonov se tourna vers moi avec grossièreté: "Nous nous sommes réunis amicalement, pour souhaiter bon voyage à un cher ami. Hier, vous vous êtes invité tout seul. Ne troublez donc pas l'harmonie générale…".
"Tous doux, tout doux messieurs", intervint Zverkov, "Laissez-moi plutôt vous raconter comment j'ai failli me marier il y a deux jours…"
Et commença alors, une pitrerie. Il ne disait pas un mot du mariage mais dans son récit, apparaissaient sans arrêt des généraux, des colonels. Les rires approbateurs fusaient. Tous me laissèrent tomber et moi, je restai là, anéanti. Les lâches.
"Seigneur, est-ce là, une compagnie qui me convienne? Mais qu'est-ce que je fais là, moi ? La seule chose à faire maintenant, serait de me lever de table, prendre mon chapeau et partir simplement, sans dire un mot… Avec mépris.
Je restai.
Pris de douleur, je buvais un verre après l'autre. Tout d'un coup, l'envie me vint de les offenser tous de la façon la plus téméraire qui soit et puis, m'en aller.
Simonov leva son verre:
"Santé et bon voyage. Aux années passées et à notre futur!"
Tous burent. Moi je ne bougeai pas; mon verre plein restait posé devant moi.
"Et vous, vous ne voulez pas boire?"
"Je veux d'abord dire un mot… je boirai ensuite. En proie à la fièvre, je pris le verre, je voulais dire quelque chose d'extraordinaire mais je ne savais pas encore ce que je voulais dire exactement.
"Silence… Vous allez entendre maintenant, un vrai talent".
"Lieutenant Zverkov, sachez que je hais les phrases et les faiseurs de phrases. Je hais les intrigues et les donjuans. Surtout les donjuans. J'aime la vérité, la sincérité, l'honnêteté. J'aime l'esprit, j'aime la camaraderie, sur un pied d'égalité. Et bien, moi aussi, je bois à votre santé!"
Zverkov se leva, s'inclina et me dit: "Je vous suis très reconnaissant."
Il était terriblement offensé. Il en avait même pâli.
Simonov murmura: "Il faut le fiche dehors!"
"Je vous remercie tous", dit Zverkov, "mais je saurai lui démontrer moi-même, à combien j'évalue ses paroles. Il faut le laisser tomber ! Il est complètement saoul !"
"Messieurs..., vous... vous seriez contents si je m'en allais. Vous n'êtes que des bouffons. Savez-vous ce que je vais faire, au contraire ? Je vais rester et je boirai. Je resterai et je boirai…, et je chanterai, et je boirai et je danserai, et je chanterai… et je boirai et je chanterai… parce que j'en ai le droit."
Mas je ne chantais pas. Je cherchai seulement à ne regarder aucun d'entre eux; j'attendais avec impatience qu'eux, les premiers, m'adressent la parole. Mais hélas, ils passèrent directement de la table au salon. Zverkov s'étendit sur le sofa. Tous s'assirent autour de lui. Ils l'écoutaient avec vénération. Il était évident qu'ils l'aimaient. "Pourquoi ? Pourquoi ?".
Il était impossible de s'humilier de façon plus honteuse et plus délibérée et moi, je le comprenais de la façon la plus parfaite qui soit. "S'ils savaient de quels sentiments et de quelles pensées je suis capable !"
Une fois, une seule fois, ils se tournèrent vers moi: ce fut quand Zverkov commença à parler de Shakespeare et moi, tout de suite, je me mis à rire de façon méprisante. Tous immédiatement, interrompirent leur conversation: mais ils ne m'adressèrent pas la parole et ils me laissèrent tomber à nouveau.
Onze heures sonnèrent.
Zverkov, se levant du divan, s'écria: " Et maintenant, messieurs… tous chez Madame !"
J'étais détruit. Je voulais en finir. J'avais la fièvre.
"Zverkov, pardonnez-moi."
"Laissez-nous passer ! Pourquoi vous êtes-vous mis là, au milieu du chemin. Que voulez-vous?"
"Je demande votre amitié. Tout à l'heure je vous ai offensé mais…"
"Vous, m'offenser ? Sachez, cher monsieur: que vous ne pouvez jamais… jamais!, et en aucune circonstance..., m'offenser ! Et maintenant, fermez-là et dégagez !"
Ils… sortirent de la pièce en faisant grand bruit… et moi, je restai là…, outragé.
Partout du désordre, du vin renversé, des restes, des mégots. Ma tête était en délire et mon cœur, plein d'angoisse. Je restai là encore un moment… Seulement un moment. Je savais où ils étaient allés.


VI
Ou bien ils imploreront mon amitié… ou bien, je les giflerai tous.
Non…, ils n'imploreront jamais mon amitié. C'est une vulgaire illusion, écœurante et romantique. Je dois…, je dois au moins donner une gifle à Zverkov! Je dois la lui donner. J'entrerai et je la lui donnerai… Comme çà, paf…, simplement. Eux, ils seront tous assis dans la salle et puis… puis qu'ils commencent aussi à me battre, qu'ils me jettent dehors. D'accord… D'accord! Mais c'est moi qui aurais donné une gifle le premier.
On m'arrêtera, on me fera un procès, on me chassera de mon emploi, on m'enverra en Sibérie. Je m'en moque! Dans quinze ans, lorsqu'on me libèrera, je le retrouverai. Il sera marié... Il sera heureux... Il aura une grande fille... et moi, moi, je me traînerai derrière lui, vêtu de bure, en silence..., en mendiant… la charité, faites la charité…
J'étais presque sur le point de me mettre à pleurer… et tout d'un coup, j'eus terriblement honte, je m'arrêtais là, au milieu de la rue. Qu'est-ce que je devais faire ?
Une neige pourrie tombait à seaux, on ne pouvait laisser faire… J'oubliais tout. J'étais absolument décidé à le gifler. Désormais, c'était dit.
Je montais l'escalier quatre à quatre et je me mis à frapper à la porte à coups de poings et coups de pieds. Bizarrement, on m'ouvrit vite, comme si l'on savait que j'allais venir. Je traversai la boutique sombre et je rentrai dans la salle: c'était un de ces "en droits à la mode", où le soir, quiconque était recommandé, pouvait être reçu…
Il y avait une bougie allumée. Une seule… mais personne. Ils avaient déjà eu le temps de se séparer…
Tout de suite après, une porte s'ouvrit: elle apparut… elle était grande, forte, bien faite. Elle était habillée avec simplicité… Pendant deux heures durant, je n'échangeai pas un seul mot avec cet être là. La chose me plaisait ainsi, brutale, sans amour, sans pudeur…
Je me réveillai lorsque deux heures sonnaient.


VII
La chambre était étroite, presque complètement sombre. Nous nous regardâmes longtemps.
Elle s'appelait Lisa…, elle avait vingt ans. Je lui demandai pourquoi elle était partie de chez elle… Elle me répondit de la laisser en paix. J'en fus tout de suite irrité. J'avais été si tendre avec elle et elle…
A ce moment là, je me rappelai d'une scène que j'avais vue le matin même dans la rue. – "Aujourd'hui, on a sorti un cercueil dans la rue et il ne s'en fallut d'un rien qu'ils ne le fissent tomber. Oui, place Sennaja, on l'a sorti d'un sous-sol… d'une maison close… Il y avait une telle saleté autour… une puanteur, dégoûtante. Les croque-morts maudissaient la neige".
Je lui demandai: "Ca t'est égal de mourir ?"
"Et pourquoi devrai-je mourir ?"
"Un jour ou l'autre tu mourras aussi. Comme cette pauvrette aujourd'hui. C'était une jeune fille… elle est morte de phtisie."
"Celle qui se prostituait, mourait à l'hôpital".
"Elle devait de l'argent à sa patronne et elle a du la servir jusqu'au bout. C'est ce que disaient des soldats qui étaient là. Qui riaient. Toi, aujourd'hui tu es jeune, gracieuse, fraîche. Mais dans un an... dans un an tu vaudras moins. Tu changeras de maison. Une année de plus et une troisième maison, toujours plus bas, jusqu'à ce que tu arrives au sous-sol…Et, le malheur serait qu'une maladie se déclare. Avec une telle vie, la maladie peut difficilement passer. Au contraire, elle se déclare et ne te quitte plus."
"Et bien d'accord, je mourrai".
"Mais tu penses vraiment être dans le vrai ?"
"Je ne pense rien, moi."
"C'est bien là le malheur, tu ne penses rien. Réveilles-toi pendant qu'il est encore temps. Et tu en as encore le temps. Tu es encore jeune, gracieuse, tu pourrais aimer, te marier, être heureuse…
Ne me regarde pas, je ne suis pas un bon exemple. Et sans doute, suis-je encore pire que toi. Je suis entré ici, saoul... et même si ici je m'englue, je ne suis l'esclave de personne. Je suis venu et je m'en irai. Toi au contraire… tu es esclave. Oui, esclave! Je suis sur que tu dois déjà de l'argent à ta patronne et que tu ne te rachèteras jamais plus… Mais dis-moi, ce qu'il y a-t-il de bon ici; toi et moi… nous nous sommes rencontrés tout à l'heure … et pendant tout ce temps nous n'avons même pas échangé une parole et toi, seulement après, tu as commencé à me regarder et moi, j'ai fait la même chose avec toi. Est-ce que deux êtres humains doivent se rencontrer ainsi ? Est-ce ainsi que l'on aime ?.. C'est horrible!"
Elle répondit "oui!" avec un empressement qui m'étonna même.
Elle s'approcha. Je ne pouvais même pas distinguer ses yeux. J'entendais seulement son souffle profond.
"Pourquoi es-tu venue ici ?.. Bien sur, je ne sais  rien de ton histoire mais une fille comme toi, n'échoue pas ici volontairement… Tu vois Lisa, si moi, j'avais eu une maison dès l'enfance, je ne serais pas celui que je suis aujourd'hui, mais j'ai grandi sans parents, c'est peut-être pour ça que j'ai grandi comme ça… Les parents… Si j'étais un père, et que j'avais une fille, je crois que je l'aimerais plus que mes garçons… J'ai connu un père qui était un homme sévère, rigide mais, devant sa fille… Le père aime toujours plus, la fille. Que c'est beau pour certaines filles, de vivre chez elles! Et moi, si j'avais une fille, moi… je ne voudrais même pas la marier. Je serais jaloux, aussi vrai que Dieu existe".
"D'autres, au contraire, sont heureux de la vendre, leur fille, plutôt que de la marier honorablement."
"Cela arrive dans ces maisons où il n'y a ni Dieu ni amour et, là où il n'y a pas d'amour, il n'y a même pas de sens…
Possible, possible que toi-même tu n'éprouves aucun dégoût à être là-dedans? Tu ne penseras pas sérieusement que tu ne vieilliras jamais, que tu seras éternellement belle et qu'ils te garderont ici jusqu'à la fin des temps ? Mis à part, qu'ici aussi c'est une porcherie… On ne peut venir ici que complètement saoul… Alors que si tu étais ailleurs, si tu vivais comme vivent les honnêtes gens, peut-être… peut-être que, non seulement je te ferais la cour mais en plus je tomberais amoureux de toi, je serai ravi par un seul de tes regards, je resterais là devant ta porte. Je n'oserais penser à rien de sale à propos de toi… Alors qu'ici, je sais qu'il me suffit de siffler pour que tu me suives. Et alors, pourquoi conquérir ton amour, quand même sans amour tout est possible ? Non Lisa, tu auras de la chance si tu meurs vite de tuberculose dans un sous-sol, comme cette fille, ce matin… Ils t'enterreront à la va-vite et ils iront boire un coup à la taverne… Et, comme ça, ta mémoire disparaitra de cette terre; exactement comme si tu n'étais jamais née!"
Elle était maintenant étendue à plat-ventre, le visage enfoncé dans l'oreiller. Son corps tressaillait, en proie à des convulsions. Les sanglots lui serraient la poitrine et la suffoquaient… Je me tus… Je me relevai.
Il faisait nuit… Je trouvai une boite d'allumettes et un chandelier. Lisa se dressa d'un coup… Elle s'assit… et le visage défait, elle me regarda intensément. Je m'assis près d'elle et je lui pris les mains… J'étais quelque peu effrayé.
"Lisa, mon amie, peut-être… peut-être…que j'ai mal fait, pardonnes-moi." Je me levai, je me sentais mal. J'avais hâte de m'en aller. Je lui laissai mon adressse...


VIII
Le lendemain, je me réveillai après un profond sommeil, je me souvins de tout, de Lisa… Pourquoi diable, lui avais-je laissé mon adresse ? Et si elle venait ?
Et si elle vient... Bien sur, ce serait triste qu'elle voie comment je vis... la misère de cette maison..., ces haillons... Je pourrais aller chez elle, tout lui raconter et la con vaincre de ne pas venir.
Un jour passa, puis un autre, puis un troisième et je commençai à m'apaiser; parfois, je me mettais même à rêver: je sauvais Lisa, justement parce qu'elle venait chez moi, et je lui parlais... J'élevais son esprit, je l'instruisais. Et puis, je me rendais compte qu'elle... elle m'aimait... Elle m'aimait passionnément... Je feignais de ne pas comprendre mais elle, très belle et tremblante, se jetait à mes pieds et me disait que j'étais son sauveur, et qu'elle m'aimait plus que tout au monde. Moi, je m'en étonnais mais... "Lisa", lui disais-je, " Crois-tu vraiment que je ne me sois pas rendu compte de ton amour ? Je voyais tout, je devinais mais je n'osais atteindre ton cœur tout de suite, parce que je craignais... que tu ne répondes à mon amour par gratitude et que je ne fasse ainsi maître un sentiment qui sans doute n'existait pas, et ça, je ne le voulais pas". Puis, nous commencions à vivre heureux, nous voyagions à l'étranger...
La chose devenait répugnante, même pour moi.
Jusqu'à ce qu'un jour... mon domestique entre dans ma chambre: "Il y a là une...", puis il s'écarte et laisse entrer.


IX
Je restai là, devant elle, embarrassé, confus… je souriais, cherchant à me couvrir avec ma veste d'intérieur, fourrée d'ouate.
Elle me regardait, les yeux écarquillés.
"Assieds-toi… Tu m'as trouvé dans cet état. Mais ne va pas te faire des idées! Je n'ai pas honte de ma pauvreté… je suis pauvre mais, noble… On peut être pauvre et noble..."
Mais j'éclatais en sanglots. J'avais honte.
Elle s'approcha. "Que vous arrive-t-il ?"
Je murmurai: "Donnes-moi un peu d'eau". Je jouai la commédie! Pour sauver les apparences.
Elle me regardait avec perplexité.
Je dis: " Lisa, tu me méprises ?"
Elle resta toute confuse et ne répondit rien.
Puis, tout d'un coup, elle murmura: "Je veux m'en aller de cet endroit… M'en aller définitivement."
J'éprouvai de la compassion pour sa maladresse… pour sa franchise, inutile.
"Mais pourquoi ?.. Pourquoi es-tu venue chez moi ? Pourquoi es-tu venue ? Tu es venue parce que l'autre jour, je t'ai dit des mots pleins de compassion, et à nouveau l'envie t'est venue de paroles compatissantes… Saches, saches qu'à ce moment-là, je me moquais de toi… et maintenant je me moque encore… Au diner, ils m'avaient à peine offensé… J'étais venu là pour frapper l'un d'entre eux… mais je ne l'ai pas trouvé: il fallait bien se venger sur quelqu'un. Ils m'avaient humilié,… et moi aussi, je voulais humilier… Voici ce qui s'est passé!... Tu pensais que j'étais venu là-bas, exprès pour te sauver!"
Elle pâlit. Elle voulait me dire quelque chose. Elle m'écoutait, la bouche ouverte, les yeux…, tremblante…
"J'avais besoin de pouvoir, j'avais besoin de tes larmes, de ton humiliation: voilà de quoi j'avais besoin!... je ne sais pas pourquoi je t'ai donné mon adresse… bêtement. Désormais, je te haïssais parce que je t'avais menti… Je sais que je suis une canaille, un lâche, un égoïste. J'ai tremblé tous ces jours, de peur que tu ne viennes… Tout à l'heure, je t'ai dit que je n'avais pas honte de ma pauvreté; au contraire, j'en ai honte. J'en ai honte plus que toute autre chose au monde, plus que si je volais… Mais, est-ce que tu comprends combien je te hais maintenant ? Un homme, un homme... se confesse ainsi une fois, une fois seulement dans toute sa vie. Qu'est-ce que tu veux de plus ? Pourquoi me tourmentes-tu ? Pourquoi ne t'en vas-tu pas ?"
Lisa avait compris. Elle avait compris ce qu'une femme comprend avant toute autre chose, (si elle aime vraiment); elle avait compris que j'étais malheureux. Elle avait compris combien j'étais malheureux.
Elle m'enlaça et elle éclata en sanglots. Moi aussi je me mis à sangloter comme je ne l'avais jamais fait auparavant… J'avais honte, les rôles étaient inversés maintenant … La créature humiliée et écrasée, c'était moi.
Je levai la tête. J'avais honte de la regarder, je serrai très fort ses mains. Je la haïssais, tout autant que je me sentais attiré par elle !


X
Un quart d'heure plus tard, assise par terre... elle pleurait… Elle pleurait mais elle ne partait pas… Je l'avais définitivement offensée: elle avait parfaitement compris que j'étais un homme abject et elle avait surtout compris que j'étais un homme… incapable de l'aimer.
J'aurais voulu qu'elle disparaisse. J'aspirais à la tranquillité… Je désirais rester seul… seul… dans le sous-sol… J'avais même du mal à respirer… Deux minutes plus tard, elle se leva.
En allant vers la porte…, elle me dit… - "Adieu".
J'allai vers elle.. Je lui pris la main…, je l'ouvris…, j'y mis…
Je restai là à entendre ses pas sur les dernières marches.
La porte vitrée massive, qui donnait sur la rue, s'ouvrit, dans un grincement, puis elle se referma lourdement.
Je rentrai chez moi… Je m'arrêtai devant la table, près de la chaise sur laquelle elle s'était assise…, le regard perdu dans le vide.
Et à ce moment-là, je vis sur la table… je vis un billet bleu de cinq roubles, froissé… le même que quelques minutes auparavant j'avais glissé dans sa main… Ce ne pouvait pas être un autre, il n'y en avait pas d'autres chez moi… Elle avait eu le temps de le jeter sur la table.
Je ne pouvais m'attendre à ce qu'elle le fasse… J'étais tellement égoïste que je ne pouvais imaginer qu'elle aurait pu le faire.
Comme un fou, je courus me vêtir… J'enfilai quelque chose… et je me lançai à sa poursuite… Elle ne devait pas être bien loin.
Dans la rue… Dans la rue… Tout n'était que silence. La neige tombait sur la chaussée déserte.
On n'entendait pas un bruit… Je courus jusqu'au croisement et je m'arrêtai.
" Où était-elle allée ? Et pourquoi je la poursuivais ? Pourquoi ? Pour tomber à genoux devant elle…, sangloter de repentir… implorer son pardon ? Pourquoi? Demain j'aurai commencé à la haïr… Je ne pouvais pas, je ne pouvais pas la rendre heureuse!"
Je restai là, debout, dans la neige.
Je ne rencontrai jamais plus Lisa… et je n'en entendis jamais plus parler… jamais plus… jamais… jamais.

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